Violence sanitaire, violence policière


Un jeu de marionnettes et de palinodies nous en dit plus long que des kilomètres d’analyse, en période de pandémie virale, sur ce qu’il en est du rapport réel de la raison d’État à la question de la santé. Et nous offre une réponse claire à la question suivante : à qui s’adressent les discours de protection de la santé. Et surtout : à qui ne s’adressent-ils pas ?

1. Deux levers de rideau sur un théâtre de marionnettes

Le vendredi 3 avril 2020, jour qui aurait dû être celui du rusch de départ en vacances de printemps de la classe moyenne parisienne, le préfet de police de Paris, successeur entre autres de Maurice Papon – qui le fut de 1958 à 1966 et fut dans ce cadre responsable du massacre du 17 octobre 1961, avant d’être jugé et condamné en 1998 pour complicité de crimes contre l’humanité pendant la Deuxième Guerre mondiale – pense être dissuasif sur ce départ, eu égard aux contradictions qu’il présente avec l’ordre de confinement sanitaire lié à la pandémie de covid 19, en déclarant le matin, sur le terrain du périphérique parisien, solennellement coiffé de sa casquette de fonction :

Ceux qui sont aujourd’hui hospitalisés sont ceux qui, au début du confinement, ne l’ont pas respecté. Il y a une corrélation très simple. Vous ne respectez pas le confinement, vous êtes verbalisés et vous vous mettez en danger car on risque de vous retrouver en réanimation ou de retrouver vos proches en réanimation. Ce n’est pas un jeu vidéo, c’est une réalité. Il y a des morts.

Le soir-même, sur le même écran, la même figure de carême apparaît, tête nue cette fois, débitant sur le même ton monocorde, d’une voix comme préenregistrée, le discours palinodique inverse :

Ce matin, lors d’une opération de contrôle de départ en vacances, j’ai tenu des propos laissant entendre que les malades d’aujourd’hui en réanimation étaient ceux qui hier ne respectaient pas le confinement. Sur le fond, cela est faux. Mais au-delà de l’inexactitude, c’est une erreur et je la regrette à plusieurs titres. D’abord parce que je sais avoir heurté de nombreuses personnes qui ont des proches en réanimation ou qui ont perdu récemment un des leurs. Nul ne devrait se sentir coupable de devoir vivre un tel drame.

Entre les deux levers de rideau de ce théâtre de guignol, quelques tweets indignés d’un certain nombre de notables, et une gentille remontée de bretelles d’un ministre de l’Intérieur connu pour son attention au malheur d’autrui et recruté, comme son subordonné, sur le critère de son respect notoire des droits de l'homme et de la santé publique. On se souviendra que le Préfet en question a été nommé en remplacement de son prédécesseur viré un peu plus d’un an auparavant pour « laxisme » à l’égard des Gilets jaunes, mais aussi dans le cadre délétère des suites de l’affaire Benalla, membre de la garde rapprochée du Président de la République ayant participé indûment à une répression violente de manifestants le 1er mai 2018, avant d’aller paisiblement, en dépit de sa mise en examen, poursuivre ses affaires douteuses en Françafrique.

2. Les motifs d’une indignation

Dans ce contexte particulièrement épineux, la pandémie peut rendre une crédibilité d’intérêt général à un pouvoir politique qui en est singulièrement démuni. Il était donc plus qu’opportun que le préfet apparaisse non pour ce qu’il est (un responsable majeur de la répression la plus violente en période de protestations sociales massives contre le sabordage institutionnel des droits), mais plutôt comme un acteur de la solidarité sanitaire, soucieux du respect de l’ordre de confinement pour le bien des citoyens.
Mais, patatrac ! l’impétrant manie mieux la menace que la persuasion : tout contrevenant subira la double sanction (équivalente aux yeux d’un fonctionnaire de police) d’être verbalisé et de mourir : il y bien une justice immanente, dont les représentants de l’ordre sont les intercesseurs.
Or là, le préfet ne s’adresse pas aux obscurs proches de manifestants qui auraient vu l’un des leurs mutilé, éborgné, asphyxié, tabassé ou tué. Il s’adresse à tout citoyen lambda de sa classe ou avoisinante, dont un proche est malade, mourant ou mort du corona. Et, au-delà, à tous ceux à qui l’ordre est intimé par sa propre hiérarchie ministérielle d’intervenir en première ligne sur le front des hôpitaux, dont un public unanime applaudit tous les jours les performances dans un système justement gangrené par les politiques d’ « austérité » économique que le préfet défend à coups de LBD.
La situation est suffisamment touchy pour ne pas être laissée à la seule appréciation d’un porteur de casquette préfectorale. Et de fait, il va bel et bien, au propre et au figuré, comme on le voit et l’entend sur la vidéo, manger sa casquette.
Voilà donc, dans cette période, que pleuvent des appels indignés à la démission, qui ne seront pas satisfaits. Car si l’indignation porte sur les paroles, il est clair qu’un préfet n’est pas là pour parler, mais pour agir. Et que sur les actes, il remplit parfaitement la fonction qui lui est assignée, et dont son prédécesseur, insuffisamment terrorisant, avait été éjecté. Du point de vue des exigences du pouvoir, il n’y a rien à y redire.
Ce qui est beaucoup plus terrifiant est de voir comment l’indignation générale et unanime ne se focalise que sur la violence symbolique des propos, non sur la violence réelle des actes. Ces mots du préfet, proférés sur le périphérique parisien, concernent des parisiens qui tenteraient de ne pas se laisser priver de vacances par la gestion largement discréditée de l’épidémie. Dans les quartiers populaires du Nord de Paris en particulier, ce ne sont pas les mots qui sont indignes, mais les actes : combien de personnes « issues de l’immigration » insultées, tabassées, gazées, mises en garde à vue, injustement accusées, persécutées judiciairement pour une auto-attestation absente ou mal remplie, ou, en présence même d’attestation, pour aucune raison du tout ? Combien de recrudescence des violences policières en période de confinement, et donc de moindre visibilité ? Et qui appelle à la démission ce préfet qui non seulement autorise, mais enjoint l’ultra-violence ? Qui s’indigne des traitements infligés aux quartiers dont attestent tous les témoignages et les dénonciations possibles ? Qui s’indigne, hors des quartiers populaires, de la violence infligée aux manifestants et aux simples passants ?

3. « Nul ne devrait se sentir coupable de devoir vivre un tel drame » ?

Et celui qui s’excuse benoîtement d’avoir heurté de nombreuses personnes qui ont des proches en réanimation ou qui ont perdu récemment un des leurs, que dit-il à ceux qui ont dû payer des amendes aux flics qui les avaient tabassés ? Que dit-il à ceux qui se sont fait insulter, piétiner, humilier par des « agents de la force publique » convaincus à juste titre de leur impunité ? Que dit-il à leurs proches traumatisés ? Que dit-il aux parents, aux enfants, aux amants, aux amis de ceux qui se sont fait violer dans les commissariats ? Que dit-il aux asthmatiques gazés sur la place publique ? Que dit-il aux frères et sœurs qui sont allés chercher les leurs à la morgue après une garde à vue ? Que dit-il à ceux qu’on empêche de témoigner en procès ?
Celui qui affirme que Nul ne devrait se sentir coupable de devoir vivre un tel drame, que dit-il à ceux qui sont assignés en procès pour avoir été violentés ? Que dit-il à ceux qui vont visiter leurs proches dans les hôpitaux psychiatriques où la pathogénie du pouvoir les a jetés ? Que dit-il aux désarmés massacrés face auxquels des policiers surarmés plaident la « légitime défense » ? Que dit-il de la criminalisation des militants ? De l’assimilation de la revendication au terrorisme, et de la protestation à la délinquance ? Que dit-il à ceux qui héritent des violences coloniales infligées à leurs parents ?
Enfin, que dit-il à ceux qui ne peuvent pas se soigner parce que la destruction du système sanitaire, dont participent les coups de matraque de ses propres forces de police contre le personnel soignant qui la dénonce, a réduit à peau de chagrin non seulement le nombre des services ou des lits d’hospitalisation, mais le nombre de personnels en charge d’assurer les soins. Que dit-il aux proches de médecins ou d’infirmiers qui se sont suicidés ou ont dû démissionner faute de pouvoir assumer éthiquement la mission qui leur est confiée ? Que dit-il à certains membres de ses propres forces de police, dégoûtés du sale boulot qu’il leur inflige, honteux de devoir s’y soumettre, et contraints de se taire pour ne pas subir les quolibets, le harcèlement et les humiliations de leur groupe d’appartenance ?
De fait, ces excuses en mode automatique, qui excusent-elles et de quoi ? Quel comble de cynisme requièrent-elles de celui à qui on les arrache ? L’appel à la démission qui fait l’objet d’une pétition, sur quel comble de double langage repose-t-il, pour ne mentionner comme faute suprême que ce que le préfet appelle « une erreur » et que les médias nommeront « un dérapage » ?

Il n’y a évidemment pas plus de « dérapage » préfectoral que de « bavure » policière. Et le cynisme structurel qui est au cœur de l’institution s’accommode fort bien des « dérapages » d’un exécutant zélé de ses basses œuvres, dont le seul écart consiste à n’avoir pas euphémisé son expression parce qu’il n’en avait pas bien saisi ni l’adresse, ni l’exigence diplomatique de ses commanditaires. Ce que nous dit la mousse médiatique faite autour de ce « dérapage », c’est d’abord dans quel mépris sont tenus tous ceux qui ne subissent pas seulement des mots malséants, mais des coups. Elle nous dit à qui s’adressent les discours de pouvoir, et à qui il n’est pas même nécessaire de s’adresser. Elle nous dit quels crimes peuvent être commis impunément et quelles fautes de bienséance nécessitent d’être excusées.
Elle nous dit ainsi quelles catégories de population ne sont pas même dignes d’être considérées comme interlocutrices, mais seulement comme objet de dressage et de réprobation. Elle nous dit, tout simplement, que la violence sanitaire qui prétend, à la manière d’une danse macabre des temps modernes, nous entraîner tous à affronter le même risque viral, est en réalité vectrice d’un virus beaucoup plus insidieux, et particulièrement résistant, celui des discriminations. C’est cette « guerre »-là que nous avons à mener, et pas une autre.