Le Milieu de nulle part : un travail à la frontière



Co-intervention avec Philippe BAZIN au Collok’expo à Chambéry
Samedi 6 juin 2015
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Notre livre Le Milieu de nulle part est paru fin 2012, autour d’un travail de terrain fait à l’été 2008 en Pologne, dans des centres d’hébergement et de rétention pour les migrants.
Il interroge la frontière à beaucoup d’égards :
- Par son sujet, autour de l’exil
- Par sa forme, faisant se rejoindre photographie et philosophie
- Par les choix faits dans ces deux domaines :
- celui de la photographie documentaire opposée aux impératifs du reportage, et pour cela marginale par rapport au main-stream photographique de l’imagerie de magazine
- celui d’une philosophie de terrain opposée à une pensée métaphysique ou à une recherche phénoménologique, interrogeant le rapport à une réalité politique.

La marginalité de ces travaux relativement à la discipline qu’ils représentent signifie pour nous un refus d’être assignés aux termes convenus d’une recherche académique ou balisée dans nos deux disciplines. Mais elle signifie aussi la rencontre entre deux formes de recherche, et la façon dont elles peuvent se potentialiser l’une l’autre et s’enrichir l’une par l’autre.

Ce croisement des deux disciplines, esthétique et philosophique, nous avons choisi de le mettre en œuvre sur plusieurs terrains, chaque fois dans un contexte politique spécifique : en Égypte en 2011, sur les événements liés à la chute du régime Moubarak au Caire et à Alexandrie ; au Chili en 2012, sur la relation entre les violences passées, les formes de violence contemporaines et l’état des revendications ; en Turquie en 2013, sur le mouvement de contestation autour du Parc Gezi à Istambul ; en Bulgarie en 2014, sur les immolations qui ont eu lieu autour du mouvement de protestation de l’année 2013-2014.

Pour l’instant, seul le travail en Pologne a trouvé sa forme achevée dans le livre que nous présentons ici. Les autres travaux sont en cours de réalisation, et pourront prendre des formes différenciées : non seulement différentes formes de livres, mais des formes différentes de celle du livre (exposition, présentation, etc.).
Mais déjà, Le Milieu de nulle part a suscité, en tant que livre, une nouvelle aventure qui dure depuis 2013 : celle de sa présentation dans une vingtaine de villes en France, et dans des lieux aussi diversifiés que des centres d’art, des universités, des lieux alternatifs, des librairies ou des musées. Seul ou en accompagnement d’exposition. Et ceci est une nouvelle manière de franchir les frontières : celles qui ont pu être supposées entre des publics divers (militants, chercheurs en philosophie ou en sciences humaines, artistes, migrants ou sédentaires, citoyens, professionnels du soin ou du domaine social), entre des lieux géographiques éloignés, entre des espaces de présentation différents. Manifestant ainsi l’impossibilité d’assigner un travail à tel ou tel champ, et la nécessité des croisements et des hybridations.

Mais en outre, ce travail comme travail de terrain, philosophique autant que photographique, nous a conduits à transgresser des barrières, de langue ou de classe, à interroger le rapport du rural au citadin, l’usage du religieux, celui des armes, à écouter des sujets dont on ne sollicitait jusque là que des « témoignages » victimaires, et non une parole réflexive sur la condition qui leur est faite. A tenter d’échanger avec eux, de recevoir ce qu’ils souhaitaient donner, et à entendre que les politiques qui visent à leur refuser l’asile ou à les réduire à la clandestinité sont les mêmes qui sabordent ici le droit à la santé et le droit au travail.
Ce travail commun nous a donc conduits aussi à penser les politiques migratoires contemporaines comme une fabrication de la folie : une production de la déraison par le droit. Il nous a conduits enfin à voir, dans cette incessante volonté d’assignation et d’exclusion, un laboratoire du politique en général, au-delà de la question migratoire.
Nos autres terrains ne traitent pas de cette question. Et pourtant, ils nous ont fait saisir à chaque fois la manière dont des choix politiques pervers, ceux d’une technocratie destructrice, détissent le lien social au nom de l’« identité nationale », mutilent les solidarités au nom de directives absurdement gestionnaires et parfaitement irréalistes ; mettent en œuvre des intentions parfaitement irrationnelles au nom d’une politique du chiffre.
Elles nous ont fait saisir enfin combien nous sont bien plus étrangers des « représentants » nationaux qui dissolvent la citoyenneté dans des collusions corruptrices, que des demandeurs d’asile issus de territoires lointains, qui n’aspirent comme nous qu’à la solidarité.