Chili : donner souffle au futur



Pour les Prairies ordinaires
Collection « Rejouer l’histoire, ou le temps rebelle »
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Il y a quarante ans, le coup d’Etat du 11 septembre 1973 semblait donner un coup d’arrêt à l’histoire, et, en quelque sorte, couper le souffle d’un devenir possible, figeant le pays dans un violent arrêt sur image. Une énergie vitale, intellectuelle et politique, était ainsi mutilée dans le cycle terrorisant des séquestrations et des disparitions. Et, dans le même temps, un sens du collectif était noyé et très intentionnellement détruit dans le processus de disparition de la vie publique elle-même : la violence de l’armée ligotait un pays qu’elle servait à transformer, sous couleur de rigueur militaire et de nationalisme, en laboratoire des théories ultra-libérales et de l’ingérence étrangère la plus débridée.
A la fin des années quatre-vingt, commençait le processus de la « Concertation ». La junte militaire quittait le pouvoir, mais ses dirigeants conservaient leur puissance économique, sur le secteur des mines en particulier. Et la violence discriminatoire issue de la première colonisation continue de frapper les Indiens Mapuches refusant de se laisser réduire au folklore des réserves, et réclamant des droits sur leurs terres et une authentique responsabilité politique.
Un travail d’entretiens, mené au Chili, donne la parole à plusieurs acteurs investis de cette mémoire collective qui cherche à se faire jour, et que le processus de « concertation » contribue non pas à nier, mais à pervertir. Dans le même temps où se crée à Santiago un Musée de la Mémoire et des Droits de l'Homme mis en place par la Concertation, celle-ci admet que le Musée de la Marine à Valparaiso érige en icône la figure du responsable majeur de la politique des disparitions, dont la Marine a été la principale exécutante.
Michel Foucault désignait le système mis en place par la junte militaire au Chili comme une « excroissance du pouvoir », et en quelque sorte une tumeur de l’histoire. Mais, dans un pays dont la Constitution demeure celle qui a été mise en place par le coup d’Etat, la tumeur demeure latente, et les politiques de réconciliation tendent à mettre au jour des processus d’impunité qui aboutissent à perpétuer l’abus de pouvoir sous l’affichage démocratique. Cette forme particulièrement subtile du déni historique est celle-là même que dénonçait Raul Hilberg dans La Politique de la mémoire, en montrant comment elle produit une forme de suffocation qui bloque la parole.
Sortir de la suffocation, reprendre souffle, c’est échapper à ce double langage d’un présent enrayé, rendu impuissant à faire des sujets des acteurs de leur propre histoire.
Or c’est cette position à la fois active et réflexive que revendiquent un certain nombre d’acteurs populaires. Travailler l’histoire, des filiations ancestrales du peuplement indien avec ses propres violences et ses processus de pacification, à la période de la conquête espagnole, de ses abus et de ses failles, puis aux reconfigurations du processus industriel et de ses propres contradictions, c’est tirer les fils d’un contexte économique et politique, linguistique et culturel, dont sont tissés les enjeux de pouvoir contemporain, mais sur lesquels se trament aussi les formes de solidarités qui aspirent à se manifester.
Penser la question de la mémoire n’est donc nullement s’engluer dans les célébrations mémorielles, mais au contraire rendre souffle au présent pour y insuffler la dynamique d’un futur. Rejouer l’histoire à partir de ces enjeux, c’est tout simplement l’empêcher de bégayer.