Vies parallèles au Chili : le souffle du futur



Pour la revue OUTIS
Janvier 2013
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Un grand panneau gouvernemental du Ministère de l’Equipement apparaît à plusieurs reprises le long des routes chiliennes à propos de travaux en cours :
« Obras que unen Chilenos ».
Cette volonté d’affichage de l’unité économique, dans un pays où se pratique toujours la violence de la répression politique, renvoie à la question du double langage, et conduit à penser la manière dont il a été porté à son paroxysme dans la période qui a suivi le coup d’Etat militaire de 1973.
La volonté du pouvoir semble double : d’une part occulter, masquer la violence pour produire une légitimation de façade ; et d’autre part, au contraire, en laisser sourdre la menace toujours présente pour intimider.
Mais ce double langage produit aussi des sortes de vies parallèles, des régimes d’existence qui se croisent et se superposent sans se rencontrer. Parallélisme qui trouve sa source dans un rapport pervers entre présent et passé, autour des problématiques de la mémoire, générant autant de temporalités télescopées.
La question du temps est donc, au Chili plus qu’ailleurs, l’enjeu d’un véritable combat politique.

1. La respiration de l’histoire

Ce problème du double langage du pouvoir, M.E., sociologue, le met en évidence au cœur même du mouvement actuellement au pouvoir : celui de la Concertation :

Pour moi, le problème, c’est que Pinochet n’est pas tombé. Il y a eu un referendum, les gens ont voté non, et Pinochet est resté comme sénateur désigné : les forces sont les mêmes. Il y a eu le gouvernement de la Concertation, dans une coalition de gauche démocrate-chrétienne-PS. Mais la dictature est là. Elle n’est pas en action comme elle l’a été contre la société chilienne pendant dix-sept ans. Mais il y a un esprit de la façon de vivre, de l’habitus, qui est ancré au Chili.

Revenue au Chili en 1989, après un exil de quatorze ans qui a suivi deux année de détention, elle lit, derrière l’affichage des « réconciliations nationales », la simple réalité de l’impunité. Une réalité qui contamine la totalité de l’espace public, interdisant de penser la réalité même de l’histoire chilienne.
Ainsi semble s’effectuer au Chili le télescopage entre trois régimes de violence, qui en produit la potentialisation. Et ce télescopage est aussi un télescopage temporel, si on utilise pour l’interpréter les catégories mises en place par Fernand Braudel concernant l’interprétation des temporalités historiques. Il notait ainsi, en 1969, dans les Écrits sur l’histoire :

L’histoire traditionnelle attentive au temps bref, à l’individu, à l’événement, nous a depuis longtemps habitués à son récit précipité, dramatique, de souffle court.
La nouvelle histoire économique et sociale met au premier plan de sa recherche l’oscillation cyclique et elle mise sur sa durée. (…) Il y a ainsi aujourd’hui un récitatif de la conjoncture, qui met en cause le passé par larges tranches : dizaines, vingtaines ou cinquantaines d’années.
Bien au-delà de ce second récitatif, se situe une histoire de souffle plus soutenu encore, d’ampleur séculaire cette fois : l’histoire de longue, même de très longue durée.

Ce qui nous saisit ici est la façon dont la question de l’histoire est liée à celle du souffle : une étroite corrélation ente l’interprétation du devenir historique et la possibilité d’une respiration commune. Il y a des dénis de l’histoire qui, au sens propre, coupent le souffle, qui étouffent, qui oppressent physiquement de la même manière qu’un système répressif. Le regard qu’on porte sur sa propre histoire, c’est la possibilité même d’ouvrir un espace vital, un espace de respiration sur le territoire que l’existence nous assigne. Et le silence est à cet égard un véritable facteur d’étouffement collectif, la réduction d’un peuple à des formes de pensée asthmatiques, suffoquantes, rétrécies à la brièveté mortifère du souffle court. Une histoire en quelque sorte hors d’haleine. Penser l’histoire, c’est ainsi pouvoir réajuster son souffle à la représentation d’un devenir collectif.
Raul Hilberg, auteur de La Destruction des Juifs d’Europe, montre, dans La Politique de la mémoire, comment l’histoire officielle, celle qui confisque la mémoire en s’accaparant son monopole au détriment de l’évidence historique, celle qui fabrique du déni, produit une sensation physique de suffocation, qui bloque la parole :

Les 24 et 25 octobre 1992, (…) j’assistai à une conférence dans la région de Chicago. (…) L’un des orateurs, Yisraël Gutman, de Yad Vashem, (…) m’attaqua sur La Destruction des Juifs d’Europe. Après que j’eus parlé des problèmes posés par l’enseignement du sujet, il redemanda la parole pour fustiger mes propos. (…) Découragé, vidé, épuisé, je résolus d’oublier ces six dernières semaines. (…) L’après-midi du 25 je reprenais l’avion (…). L’avion décolla, le sol disparut, et avec lui le sentiment d’oppression qui m’accablait.

La Destruction des Juifs d’Europe, publié en 1961, l’année même du procès Eichmann à Jérusalem, montrait, à partir de l’immense travail d’archives de Raul Hilberg, la complicité d’un certain nombre de notables des Conseils juifs avec le pouvoir nazi. Le livre analysait en détails les conditions de l’extermination, avec une précision méticuleuse mettant en évidence la minutie de l’organisation de la Solution finale, et présentait cette collusion comme l’un de ses nombreux ressorts. Hannah Arendt, ayant assisté au procès Eichmann, en fait état. Et le film d’Eyal Sivan et Rony Brauman, Un Spécialiste, montage d’archives du procès, sorti en 1999, le confirme. Mais, en 1992, cette évidence historique allait à l’encontre d’une idéologie de l’unité du peuple juif réduit, par l’idéologie du Mémorial Yad Vashem, à la simple position victimaire du sacrifice. Et ce déni de l’histoire de son propre peuple était au sens propre, pour Raul Hilberg, étouffant.

La scansion des trois temps de l’histoire, mise en œuvre dans le travail de Braudel, donne en quelque sorte son rythme respiratoire à une représentation du devenir, qui doit intégrer ces trois régimes de temporalité pour penser l’histoire : un temps bref qui marque l’événement dans son immédiateté, un temps de moyenne durée qui l’inscrit dans son contexte économique et politique, et un temps long qui lui attribue sa place comme effet de civilisation. Et le concept même d’anachronie chez Benjamin oblige à penser ce régime de la simultanéité des trois systèmes temporels, conduisant à un réajustement permanent du regard critique sur le devenir historique.

2. La violence comme constante

A cela s’applique parfaitement le regard porté sur une histoire de la violence chilienne : l’événement en tous points brutal du 11 septembre 1973 marque bien une date. Mais cette date s’inscrit dans trois régimes de temporalité : celle de la violence spécifique, mise en œuvre lors du coup d’Etat de 1973 et des années qui l’ont suivi ; celle du contexte de violence économique et politique qui l’inscrit dans une histoire du XXème siècle et de ses prolongements au XXIème ; celle enfin d’ une violence historique de long terme, qui est celle des reconfigurations successives du territoire et de ses populations depuis la conquête espagnole.
Et l’un des axes du combat politique des intellectuels et militants du XXIème siècle sera de mettre en évidence ce triple cercle de la violence d’Etat, que tout dans le discours officiel de la Concertation tend à nier en tant que permanence.
Le moment d’ultra-violence est un moment d’exception au sens où il radicalise et cristallise un aspect de la violence d’Etat sous sa forme militaire. Mais cette ultra-violence est rendue possible par une culture de la violence déjà présente sur le territoire, autour de l’extermination des Indiens en particulier. Et surtout, cette ultra-violence produit des effets contemporains, dans la mesure où elle est liée à des formes de discrimination économique potentialisées par les réalités contemporaines de la globalisation.
La mémoire ne consiste donc nullement à se souvenir du passé, mais à rendre présentes, et intelligibles dans les réalités actuelles, les traces d’une violence ancestrale réactivée à l’extrême par la terreur du coup d’Etat militaire, et prolongée par les politiques ultralibérales mises en œuvre à l’occasion même de ce coup d’Etat et par ses propres acteurs.
D’où l’analyse que propose M.E. :

La violence fait partie de l’histoire de l’Amérique latine. C’est un continent bouffé par la violence des Espagnols, des Portugais, de l’extermination des peuples natifs. L’origine, c’est la violence. Mais après, ça continue d’une manière plus larvée : ce n’est pas la conquête, c’est la recherche de la richesse.
Avec Pinochet, tout s’est dévoilé, tout est sorti de la façon la plus barbare. C’est pourquoi je ne sais pas s’il a modifié, ou s’il a permis que toute la violence qui était enterrée auparavant puisse sortir sans aucun problème : l’ancrage de la nation chilienne qui a grandi, qui s’est nourrie d’un tas de violences, la non-inhibition à faire mal. Tout le monde est capable de faire mal, mais on sent une honte. Ici, j’ai l’impression qu’il n’y a plus de filtre, que tout sort sans problème.

Cette analyse met précisément en œuvre les trois régimes de temporalité : la longue histoire du continent latino-américain, le moment événementiel de la dictature militaire, et les réactivation de violence qu’il diffuse dans le système économique.
Et cette violence du pouvoir économique mise en œuvre par l’ultra-violence du pouvoir militaire, comme le dit M.E., ce n’est pas la conquête, c’est la recherche de la richesse.
Cette paradoxale destruction par le pouvoir militaire, et au nom de la nation, d’un système économique national ; son démantèlement par le double jeu de la déstructuration des solidarités nationales dans la financiarisation internationale, et de la privatisation des espaces et des biens publics, c’est R., sociologue, qui le dénonce, en montrant que le premier acte de la junte militaire accédant au pouvoir est la destruction du système des chemins de fer :

Dans le Sud du Chili, il n’y a plus aucun train jusqu’à Conception. Les trains dans les gares donnent un moyen de vie ; la destruction des trains a détruit la vie : ils ont tué le train. Qu’ont-ils fait avec les locomotives ? Personne ne le sait. A partir de 1975, sont imposées les options politico-économiques des Chicago-boys au centre de la dictature. Les militaires n’avaient pas de perspective : ils étaient étatiques et se nourrissaient de l’Etat. Mais la bataille a commencé en 74-75, avec Milton Friedman. Les documents étaient sur la table le jour du coup d’Etat, pour privatiser l’économie chilienne dans une perspective néo-libérale.

Ecouter et regarder, sur les images d’archives, les discours des dirigeants militaires le jour même où ils bombardent le Palais présidentiel de la Moneda et assassinent Salvador Allende, président de la République légitimement élu, est éclairant : il n’y est question que d’unité nationale et de sauver la patrie, dans le temps même où le symbole de cette unité est sauvagement bombardé par voie aérienne comme une forteresse ennemie.
Il n’y est question que du sacrifice des forces armées, dans le temps même où celles-ci, produisant un massacre à grande échelle de la population, s’apprêtent à brader le pays aux tenants de l’ultralibéralisme le plus débridé … et à en recueillir les fruits. Comme le dit R. :

C’était surtout lié à la marine, plus intelligente que l’armée. Privatiser, c’est enlever des droits aux travailleurs. Et là, ils commencent à privatiser, à vendre, à brader. Les différentes structures de l’armée en profitent : c’est la période de privatisation. Il y a maintenant des recherches judiciaires par rapport à ce bradage : comment la famille Pinochet s’enrichit-elle ? Aujourd’hui, les ex-généraux sont tous dans les directoires des entreprises. L’armée s’était octroyé 10% sur le cuivre. La discussion est maintenant sur le lithium : ce sont les endroits marqués « Zone militaire » dans le désert, qu’ils sont en train de brader, en prétendant qu’il est plus rentable de les mettre en concession.

3. Mémoriel et excroissances du pouvoir

Si l’on va à Valparaiso, perché en surplomb sur l’une des collines, le Musée de la Marine est un véritable monument à la gloire de la marine militaire en général, et de l’Amiral José Mérino en particulier. Devant le Musée, sa statue en bronze, le bras levé dans le salut militaire. Et à l’intérieur, après les salles dédiées aux héros marins de l’histoire du Chili, une salle finale dédiée à sa propre gloire, avec plaque en bronze gravée à l’entrée et portrait sur châssis en pied à l’intérieur.
La marine est le corps militaire qui a participé avec le plus d’acharnement à la répression des opposants dans les années qui ont suivi le coup d’Etat, organisé les prisons et les centres de séquestration et de torture, participé à la disparition des cadavres en mer. Et l’Amiral Mérino, co-auteur du coup d’Etat, a assuré la présidence de la junte de 1981 à 1990, succédant à Pinochet à la tête de la junte pour que celui-ci puisse conserver l’exécutif. Il est mort en 1996, couvert d’honneurs, enrichi par le bradage économique dont il avait promulgué les lois, sans avoir été le moins du monde poursuivi ou inquiété.
Dans le temps même où le musée de Valparaiso, et la ville tout entière, rend à un responsable politique criminel, enrichi par ses propres crimes, cet hommage gravé dans le bronze, Santiago se dote en janvier 2010 d’un somptueux Musée de la Mémoire et des Droits de l'Homme.
On y voit les films du coup d’Etat, on y entend le témoignage des victimes officielles faisant le récit des sévices qui leur ont été infligés dans des écrans posés au-dessus des objets supposés en témoigner, on y lit des phrases emblématiques appelant au « Plus jamais ça ». Et il suffit de sortir du musée pour voir que les effets de « ça » y sont à l’œuvre partout, et que le régime économique de l’ultralibéralisme mis en œuvre par les Chicago boys n’a pu l’être que par le régime de terreur dont les effets sont dénoncés dans le dispositif muséal, sans pour autant que les causes en soient analysées.
Dans une conférence prononcée à Tokyo en 1978, intitulée « La Philosophie analytique de la politique », Michel Foucault, analysant ce qu’il appelle les « surproductions de pouvoir », disait :

Faut-il considérer que dans nos sociétés, il existe en permanence des virtualités, en quelque sorte structurales, intrinsèques à nos systèmes, qui peuvent se révéler à la moindre occasion, rendant perpétuellement possibles ces sortes de grandes excroissances du pouvoir, ces excroissances du pouvoir dont les systèmes mussolinien, hitlérien, stalinien, dont le système actuel du Chili, le système actuel du Cambodge sont des exemples, et des exemples incontournables ?

Ce texte nous paraît, rétrospectivement, particulièrement éclairant : les tyrannies contemporaines sont bien des « surproductions de pouvoir », des « excroissances », des sortes de pathologies tumorales du politique. Mais de ces tumeurs, tout corps sain peut être potentiellement porteur : ces « virtualités structurales » affectent la totalité des systèmes de pouvoir, comme un effet de structure.
Ce que Foucault montre ici, c’est que la tyrannie n’est pas l’exception du pouvoir, elle en est la règle implicite de dégénérescence, et en quelque sorte le devenir naturellement pathologique. Or ceci modifie radicalement le rapport traditionnel à la question de la mémoire. La vraie mémoire du politique, c’est celle de sa violence, la permanence de son devenir tumoral, contre laquelle la volonté d’équité ne peut se soutenir que d’une contre-nature. Ce que Foucault, dans le même texte, appelle « contre-pouvoirs », ce n’est pas un retour du politique à sa naturalité pacifiante et égalitaire, mais une lutte elle-même violente contre la tendance naturelle de tout pouvoir à proliférer.
En établissant une analogie entre le système chilien de 1978 directement issu du coup d’Etat, les totalitarismes nazi, fasciste ou stalinien, et le régime des Khmers rouges au Cambodge, Foucault met en évidence la permanence de la virtualité tyrannique, sa constance dans le présent des peuples, où la mémoire n’est pas, dans son sens psychologique, l’objet du souvenir ou la faculté qui permet de le maintenir à la conscience ; mais bien plutôt, dans son sens organique, la permanence incessamment réactivable des conditions de la tyrannie. Une excroissance en devenir.

4. L’incantation comme régime d’expropriation

Ainsi le modèle de Yad Vashem, dans son sens incantatoire et mémoriel, radicalement dépolitisé, ne cesse-t-il de contaminer les représentations du « devoir de mémoire », comme un culte funèbre rendu aux victimes de ce qui serait définitivement mort, tandis que, sur le territoire même des incantations qui contribuent à légaliser l’impunité, se produisent de nouveaux massacres. Et c’est précisément cela que dénonce R., militant de la Gauche révolutionnaire séquestré à la « Villa Grimaldi » (Cuartel Terranova, selon la dénomination du dispositif militaire), puis expulsé en Europe en 1976 avant de revenir au Chili en 1989, après le départ d’Augusto Pinochet et les débuts de la Concertation :

A cette époque-là, l’Etat chilien, au moment de la transition, a constitué une Commission Vérité et Réconciliation. On s’est donc dit qu’il fallait faire connaître notre expérience. Personne ne pensait à construire ni un musée, ni un site de mémoire : il s’agissait d’avoir une information claire et honnête.
Les gens de la Concertation ont procédé à une expropriation, en jouant avec le truc affectif des familles. Ils font des spectacles pleureurs avec le Mur des Lamentations. C’est une politique articulée avec la politique de l’Etat : c’est rentable, et c’est pourquoi ils reçoivent des subventions.

Substituer le misérabilisme et la victimisation à la recherche d’une vérité historique, c’est précisément ce qui participe de l’entretien de cette tumeur de l’excroissance du politique. Et de ce point de vue, comme le dit R., la politique de la Concertation, sous ses euphémisations apaisantes, est une véritable politique d’expropriation du politique. Comme les anciens « pensionnaires » de la Villa Grimaldi ont été expulsés d’un possible réinvestissement des lieux par l’élimination d’une authentique politique de la mémoire, au profit d’une mise en scène de la lamentation mémorielle, de même, c’est l’ensemble du peuple chilien qui est en quelque sorte expulsé de sa propre histoire par les subterfuges euphémisants et dénégateurs de la Concertation. A ces incantations de la réconciliation nationale, R. oppose la réactivation dans le présent des luttes auxquelles le temps a donné de nouvelles raisons d’être :

Nous, on ne va pas pleurer, faire une messe et appeler les Quilapayuns. On est liés aux organisations politiques et étudiantes locales des Poblaciones ou des syndicats qui luttent contre l’Etat et contre le gouvernement, dans les mouvements sociaux. Ce sont des responsabilités : on ne s’est pas convertis en vieux militants, on se retrouve avec des gens issus des mouvements sociaux, pour aider et construire.

Mouvement des Pobladores contre la spéculation immobilière en faveur du logement, par des occupations d’immeubles ; mouvement des Indiens Mapuches contre la réquisition des terres par les grandes entreprises forestières, tous ces grands mouvements populaires, laminés par l’extermination politique, se reforment, se reconfigurent, exposés en permanence à la violence des répressions, mais renouvelés par l’émergence de nouvelles générations.
Dans Communauté, immunité, biopolitique, Roberto Esposito définit ainsi la communauté :

La communauté humaine manque à elle-même, ne fait que delinquere dans le double sens de l’expression. Pourtant, elle est ce dont nous avons le plus besoin puisqu’elle fait partie de nous. « Notre plus douce existence est relative et collective, et notre vrai moi n’est pas tout entier en nous ». Même la proclamation continuelle de sa solitude a chez Rousseau la valeur d’une révolte silencieuse contre l’absence de communauté.

Notre vrai moi n’est pas tout entier en nous, écrit Rousseau. Et le commun est précisément ce qui manque à ce moi, ce qui le rend structurellement défaillant. Le retour d’exil de M.E. ou de R., met en évidence ce que le sociologue Abdelmalek Sayad appelait « la double absence », comme défaillance structurelle du moi affronté à l’impossible du commun. Mais l’insupportable sentiment d’être exilé sur son propre territoire, est ce qui pousse à construire par l’action revendicatrice une communauté rétive à son propre programme.
« Obras que unen Chilenos ». Ce qui unit les Chiliens n’est en réalité rien d’autre que cette défaillance du commun, et la nécessité vitale de l’affronter pour construire, à l’encontre du double langage de la mémoire, la possibilité d’une projection vers le futur.