Documentaire : une émotion politique



Pour le colloque de Sétrogran Politiques documentaires
Les Ourgneaux (Nièvre), du vendredi 28 au dimanche 30 août 2015
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Le travail dont il va être question ici s’organise autour de vingt noms : ceux de vingt personnes qui se sont immolées sur une période d’un an, entre le début de l’année 2013 et le début de l’année 2014 en Bulgarie. Treize en sont morts, sept ont survécu. Sur ces sept, nous en avons rencontré trois.
Le terrain s’est effectué sur une période de trois semaines, entre le 3 et le 23 août 2014, six mois après la dernière immolation autour de laquelle se sont faites les rencontres. Nous n’avons sûrement pas eu connaissance de toutes les immolations, et sur celles dont nous avons eu connaissance, nous n’avons pas eu accès à tous les noms ; et sur celles dont nous avons eu les noms, nous n’avons pas pu à chaque fois obtenir des contacts. D’autres immolations se sont déroulées depuis, dont nous ne savons rien. Nous n’avons maintenu aucun contact, depuis un an que s’est déroulé ce travail, avec les gens que nous avons interrogés sur place. La durée des entretiens variait de cinq minutes à deux heures. Et les personnes que nous rencontrions n’étaient, pour une part d’entre elles, pas prévenues de notre venue.
Une étudiante bulgare parlant français a fait pour nous le travail de répertorier les immolations, de chercher les contacts, d’organiser le trajet sur les lieux et de faire l’interprétation lors des entretiens. Nous avons ainsi circulé en voiture à travers toute la Bulgarie, sur une période de quinze jours, avant de nous poser pour une semaine à Sofia.
Sur tous les lieux, Philippe Bazin faisait le travail photographique, accompagné d’une étudiante qui l’assistait, pendant que je faisais le travail d’entretien, accompagnée de l’étudiante interprète.
Nous avons ainsi, incluant Sofia, visité vingt villes ou villages, où nous avons eu des entretiens avec cinquante-cinq personnes.

Le geste de l’immolation est un geste à la fois violent et hautement symbolique, inscrit dans une tradition de la revendication religieuse ou politique. Mais ce qui nous avait poussés à nous intéresser à la Bulgarie n’était pas ce geste. C’était une conférence dans laquelle Yves Cohen, historien à l’EHESS et auteur d’un ouvrage récemment paru intitulé Le Siècle des chefs, mentionnait un considérable mouvement de protestation qui avait soulevé toute la Bulgarie dans l’année 2013 … et dont nous n’avions pas du tout entendu parler. Les protestations de bien des pays ou régions, du monde arabo-musulman, en particulier, avaient envahi les médias ; mais du mouvement bulgare, nous n’avions pas entendu le moindre écho. Et cet étonnement était l’une des origine de notre recherche. C’est en cherchant par quel biais l’aborder, que nous avons eu connaissance de cette vague d’immolations, dont la presse bulgare, elle, se faisait l’écho sous la forme du spectaculaire journalistique : des images de corps semi-calcinés, ou de silhouettes en flammes courant à travers l’espace de l’image.
Nous cherchions bien plutôt à comprendre le sens des protestations, qu’à nous émouvoir sur la symbolique du feu et la souffrance des grands brûlés. Mais nous nous sommes dit que s’interroger sur la répétition de ce geste était peut-être un mode d’entrée dans la réalité d’un conflit politique, et les enjeux de vie et de mort qui y sont attachés.

Nous avions en tête les suicides sacrificiels des moines tibétains, mais aussi la mort de Jan Palach en 1969, protestant contre l’invasion de la Tchécoslovaquie. Et, plus récemment, le geste de Mohammed Bouazizi en 2011, à l’origine des émeutes qui conduiront à la chute du pouvoir de Ben Ali en Tunisie. Et des gestes du même ordre, autour de la question du travail, en France. Des moments où le corps devient le seul enjeu qui reste pour faire valoir le droit. Et où se mêlent les symboliques de la consomption, de la purification par le feu et de la mise en lumière. Cherchant ce qui fait unité dans l’identité du geste, nous ignorions que nous allions entrer dans un véritable chaos : une cacophonie de motivations contradictoires, de circonstances antagonistes, de conséquences aléatoires, qui nous en dirait bien plus sur le politique que la clarté d’un élan sacrificiel.

Le travail que nous menons n’a rien d’une enquête : nous ne voulons ni découvrir un secret, ni mener une investigation. Nous voulons seulement éclaircir une configuration, chercher là où un geste similaire produit des convergences, ou au contraire des divergences. Et voir comment il peut se faire qu’un contexte géographiquement et culturellement étranger (celui d’un pays de l’Est dans l’ère post-stalinienne) crée des situations de rencontre dans lesquelles surgit le sentiment du familier. Des situations qui éclairent ce qui, dans notre propre contexte national, nous apparaît fondamentalement étranger.
Mais pour commencer, et à tous les niveaux, notre présupposé originel (celui de la valeur intentionnellement politique et sacrificielle du geste qui consiste à se faire brûler vif) sera battu en brèche et incessamment pris à revers.

Dès le premier long entretien, il nous faut renoncer à la figure du héros. A Glavinica, dans la périphérie de ce bourg du Nord du pays où Georgi Ivanov s’est immolé, sa femme Niviana, qui nous accueille sur la terrasse, et parle avec tristesse et timidité, dresse le portrait d’un véritable tyran domestique, alcoolique et violent, perdu par le jeu, volant l’argent du ménage pour aller au casino. Elle mentionne cette nuit de Noël, où elle se fait jeter de chez elle avec ses enfants pour avoir dit :

Est-ce qu’on ne pourra pas avoir une fête normale ? Parce qu’il n’y a jamais de fête normale dans notre maison.

Et elle décrit très simplement la scène de la mort :

L’immolation s’est produite le 14 janvier 2014, à 19h à la maison. Nous avons un fils de 17 ans et une fille de 6 ans. Il avait joué au casino et bu. Il était addict au jeu. Il ne s’est pas demandé ce qu’il y avait dans la maison, et une partie de la maison a brûlé. Il avait versé de l’essence sur lui et sur le canapé. (…)
Ma fille et moi avons assisté au suicide, et il est tombé à nos pieds. Il n’avait plus d’argent pour jouer. Il cherchait de l’argent, mais mon chef m’avait virée de mon travail en septembre 2013.

En rentrant brièvement dans la maison, on verra la pièce où il s’est immolé, tombant aux pieds de sa femme et de sa fille : le plafond brûlé et les murs couverts de suie noirâtre. On n’est pas dans le lumpen-prolétariat : Georgi Ivanov, mort à 37 ans, est un technicien de radio-télévision qui s’est retrouvé au chômage ; sa sœur, géodésiste, parle avec lucidité de leur enfance, et de la situation du pays :

C’est après que la crise s’est développée en Bulgarie. Les gens pauvres sont devenus plus pauvres, le moral est tombé beaucoup. (…) Pour moi, la situation de ce moment de crise retentit sur les gens plus sensibles ou (fragiles) psychiquement.

Mais, dans tout ce qui traverse l’entretien, les non-dits familiaux rejoignent les non-dits politiques, dans une forme de violence domestique et de déréliction sociale, dont l’immolation est à la fois le point d’orgue et la résolution. Ce qui s’appelle ici crise met en miroir l’espace privé et l’espace public, dans un dispositif de frottement, de grincement, d’inadéquation constante entre les entre les machines de désir. Le flambeur se fait flamber devant sa fille de six ans, violentant sa mémoire. Et les discours de sa femme et de sa sœur, pourtant très différentes, se rejoignent sur le moment du basculement : le service militaire, d’où il revient métamorphosé. Le potentiel de violence est dans l’histoire familiale, celle des brutalités parentales. Mais ce qui le cristallise, c’est le rite initiatique d’une intégration de la violence, d’où il revient définitivement différent.

A Stezerevo, Nicolaï Kumanov s’est fait brûler dans sa voiture à 43 ans, en septembre 2013, devant le magasin où travaillait sa femme. Il a une place de chauffeur de tracteurs, mais une femme qui laisse planer le doute sur sa paternité. Sa voisine et amie, propriétaire du magasin où travaillait sa femme, décrit un épisode quasiment burlesque :

Il s’est immolé dans sa voiture ; et quand on l’a sorti, il a dit : « Qu’est-ce que je vais faire sans ma voiture ? ».

Le geste d’affirmation, le passage à l’acte, est comme annulé par l’incroyable fantasme de se survivre. Se faire brûler, mais aussi détruire son habitacle ou son moyen de transport : brûler ses vaisseaux, mais avec une conscience indéterminée de disparaître avec eux. Une autre commerçante décrit la vie sans perspective dans ce bourg traversé par une nationale :

Ici, tu travailles, tu as une famille, c’est tout, il n’y a rien d’autre à faire. (…). Jusqu’à 9h, personne ne travaille, sauf la poste et la mairie. De 9h à 11h, ce sont les courses, puis rien. L’après-midi, personne. Tout le monde regarde les séries télé, ou va discuter au bar. Les gens n’ont pas assez d’argent pour l’alcool, ils n’ont pas de travail.

Quand, dans une vie fermée sur le cercle familial, la paternité même est mise en cause, il ne reste plus rien sur quoi se fonder et le vide remonte à la surface mentale. Mettre le feu pourrait apparaître comme un appel d’air, un signe d’existence : ce discours dans le magasin, happé à l’arrivée, vient en miroir d’un écarquillement sur la vacuité. Nicolaï Kumanov a un travail, mais l’espace privé s’est vidé de son sens, et la voiture brûlée vient donner forme à ce vide. Les paroles de l’épicière tentent de nommer cet effet de sidération, de dire ce qui pourrait justifier le passage à l’acte, et s’éprouve pour elle comme une communauté de vie : « Il n’y a rien d’autre à faire ». Elle égrenne un écoulement du temps qui n’en est pas l’emploi, et le fait éprouver dans sa vacuité sociale, dans les formes d’une convivialité sans objet : « Tout le monde regarde les séries télé ». Ce qu’elle décrit n’a vraiment rien de spécifiquement bulgare ; et c’est la raison même pour laquelle on sait que l’immolation de Nicolaï Kumanov fait sens pour bien d’autres vies, dont il dessine un programme hyperbolique : « Qu’est-ce que je vais faire sans ma voiture ? »

L’arrivée à Sitovo nous amène au stade où Todor Jovtchev, ouvrier maçon au chômage, s’est enflammé le 20 mars 2013. Là, trois employées de la mairie font le ménage avec autant d’humour que de désinvolture. Vesca a 62 ans, et quitte son balai pour nous mener rencontrer un jeune cousin de Todor. Elle dit juste qu’il est impossible de vivre avec un salaire de 300lev (150 €) par mois, nous laisse discuter et nous ramène ensuite à la mairie. Là, l’adjoint au maire qui accepte de nous recevoir demande l’anonymat. Il évoque deux problèmes (l’un affectif et l’autre social) de Todor. Mais il ajoute :

Le troisième problème, c’est la situation de l’Etat. Todor n’avait pas de boulot, il cherchait du travail, il travaillait un peu de-ci de-là, quelqu'un lui a dit de venir pour un peu de temps, construire des bâtiments et couper du bois.
Il n’a pas fait son geste comme une manifestation par rapport aux gens qui le font dans le pays. C’est mon opinion, mais je ne le connais pas très bien. Mais c’est une personne qui disait toujours la vérité, qui travaillait dur et beaucoup, qui était calme et tranquille. Il ne faisait jamais de problème avec les voisins, il n’engueulait personne, c’est comme ça que je peux le caractériser.
Les autres personnes qui s’immolent font leur manifestation au centre, ou devant la mairie, ou le Parlement, ou les bâtiments politiques importants. Todor l’a fait dans le stade à côté de la forêt, où il n’y a personne.

Le problème, c’est la situation de l’Etat ; mais le geste ne se fait ni devant le Parlement ni devant la mairie, ni devant « les bâtiments politiques importants », comme cela s’est fait à Varna ou à Sofia. Que signifie ce paradoxe ? Quelque chose du côté du Bartleby de Melville : « J’aimerais mieux ne pas ». Le feu est ici du côté de la consomption, pas de la mise en lumière. Le geste n’est pas destiné à pointer une responsabilité, mais il oblige pourtant à la penser. Ce n’est pas un geste intentionnellement politique, et c’est pour cette raison même qu’il interroge le politique. Qu’il pousse en tout cas un responsable politique à s’interroger. L’adjoint au maire, qui accepte l’entretien, évoque moins la position de Todor que sa propre position :

Ici, dans les petits villages, on ne s’engage pas avec la politique mais (…). Parfois, on sait comment les gens sont énervés, et ça retombe sur nous. Il y a une expression bulgare : « Être entre le marteau et l’enclume ». C’est difficile, mais c’est pour ça qu’on nous a choisis.

Être « entre le marteau et l’enclume » ? La conscience est totale des effets destructeurs du système au niveau national, du régime de corruption qui touche à toutes les sphères du pouvoir, et de la légitimité des protestations. Quelle partie y a-t-il alors à jouer ? Tenter d’en amortir les effets au niveau local ? Tenter au contraire de calmer le jeu revendicatif des administrés, d’endormir leur conscience politique par des relations de proximité ? De quel pouvoir l’adjoint au maire s’estime-t-il dépositaire ? de quelle responsabilité accepte-t-il d’être investi ? Ce qui apparaît ici est un trouble sur l’interprétation même de l’immolation. Quel sens y a-t-il à dire que le problème majeur est la situation politique, si le geste ne prétend pas la désigner ? Peut-être celui-ci : les flammes qui ont consumé Todor entretiennent le grill sur lequel l’adjoint au maire est assis, entre le marteau et l’enclume. Et si le mort ne parle pas, et n’a jamais beaucoup parlé, son geste, lui, provoque la parole à son insu. Il renvoie l’élu local à une responsabilité qu’il ne parvient pas à évacuer. Quelque chose qui interroge la sphère publique là où l’acteur a refusé les conditions de la publicité. L’adjoint évoque le chômage, les tentatives de débrouille qui ne marchent pas, la relation dévalorisante avec sa compagne qui boit, le trompe, et même le bat. Mais il ne parvient pas à voir dans ce faisceau de conditions le cœur d’une motivation. Quand on lui demande ce qu’il pense des protestations, sa position est parfaitement ambivalente :

Je pense qu’il n’y a pas besoin de ça. Je ne veux pas dire que c’est moins important : c’est un mouvement légitime, et il y a des raisons. (…) Les gens n’ont pas d’autre solution pour le prix de l’électricité et du chauffage. Les manifestations étaient à cause des monopoles énergétiques. Mais le prix de l’électricité a un peu baissé et n’a pas augmenté. Auparavant, le prix augmentait deux fois par an. Donc, il y a eu un progrès à cause des manifestations. C’est une forme de protestation très forte. Il y a des manières plus douces de manifester, et le suicide n’est pas la bonne façon.

« Il n’y a pas besoin de ça », et puis « Il y a eu un progrès à cause des manifestations ». Et ensuite, des manifestations, on glisse aux immolations : « le suicide n’est pas la bonne façon ». Et pourtant « c’est une forme de protestation très forte ». La contradiction est ici d’autant plus saisissante, que le mort a été présenté comme le contraire d’un provocateur. Un « petit homme » au sens reichien : faible, discret, calme et tranquille. Et c’est précisément cette tranquillité qui suscite l’intranquillité du politique : rien n’indique une intention politique dans l’immolation de Todor, rien ne laisse percevoir une volonté de provoquer, de déranger ou d’accuser chez celui qui « ne faisait jamais de problème avec les voisins ». Mais cette discrétion paisible, dans le maëlstrom des protestations et des dénonciations de la corruption, s’inscrit comme une réactivation. La question n’est pas de savoir si, psychologiquement, le geste de Todor a été influencé par le modèle de Plamen Goranov à Varna, le plus célèbre des immolés ; mais tout au contraire, on voit plutôt comment une telle volonté d’insignifiance a la puissance de questionner l’inquestionnable du pouvoir, de le mettre sur le grill. Le trouble jeté par ce geste, dans sa nudité, est l’enjeu d’une puissante émotion politique. Et c’est de cette émotion que veut procéder ici sa documentation.

A Burgas, on ne saura rien de Gospodin Dimitrov ; et son prénom, qui signifie « monsieur » en bulgare, n’est pas plus éclairant. Il a tenté de s’immoler en prison, dont il sera impossible, sauf à notre interprète, de rencontrer le directeur. Elle y subira une manœuvre d’intimidation, lui demandant de nous transmettre l’ordre de lever le camp, sous menace, a minima, de confiscation de l’appareil photo et de destruction des pellicules. On ne saura ni s’il a réellement changé de prison, ni quel sort lui a été réservé.
A Harmanli, on ne saura quasiment rien non plus de Todor Dimitrov : une photo accrochée à son portail, avec un ruban noir, et une voisine qui évoque sa silhouette en flammes, derrière ce même portail :

Toujours, quand il me voyait, il disait bonjour et demandait des nouvelles. Je n’ai pas remarqué qu’il avait envie de mourir, il disait bonjour à tous les voisins.

Sur la Colline de la Jeunesse, à Plovdiv, on a retrouvé le corps brûlé de Daniela Nakova. Les voisins entr’aperçus loin de là, dans son quartier, autour de la maison de sa mère, avec qui elle vivait, à quarante ans, n’en disent rien de plus que sa timidité, le petit salon domestique d’esthéticienne qu’elle tentait d’organiser chez elle. Mais en montant à la Colline de la Jeunesse, on rencontrera un monsieur de soixante-dix ans qui vient y faire tous les jours sa promenade de santé, et nous dit la valeur symbolique du lieu, de la période turque à laquelle vivait sa grand-mère à la période stalinienne où lui-même était jeune homme.

De Jivka et Milko M, on ne connaît que les prénoms. Et la jeune voisine qui nous accueille à Nikola-Kozlevo, au portail en face de chez eux évoque des crises délirantes provoquées par une pathologie mentale de Jivka, des violences conjugales liées à la jalousie de Milko lors des crises de sa femme. Ce sont ces violences réitérées qui l’ont conduite à s’asperger de gaz liquide dans la cour, et Milko à brûler avec elle pour tenter d’arrêter le feu, en pleine nuit. Les voisins les décrivent, selon les dires de leur fille venue les secourir, assis sur leur lit en état d’hébétude, attendant l’ambulance tandis que leur peau tombe en lambeaux. Autour, les maisons sont décrépites et les conditions de vie rudimentaires. Mais les énormes tracteurs flambant neufs des céréaliers occupent tout l’espace de la route.

A Radnevo, c’est la femme de Venceslas Vasilev qui ouvre la porte, haute silhouette et port de reine, et nous parle seulement quelques minutes sur le palier, en surveillant à l’intérieur ses petits-enfants :

Que voulez-vous que je dise ? Il n’y a rien à dire, personne ne peut nous aider. Ça a été un cauchemar pendant les treize jours où il était à l’hôpital. On travaillait tous les deux dans un hôpital psychiatrique pour aider les malades, faire des travaux avec eux. Et puis on a perdu ce travail, et puis on a travaillé à la mairie, et puis on n’avait plus rien.

Elle pense que l’immolation était destinée à attirer l’attention des pouvoirs publics sur une situation sans issue, et elle est convaincue de la valeur collective du geste :

Mais nous ne sommes pas seuls dans ce cas, il y a beaucoup de gens comme nous, dont le gouvernement ne s’occupe pas. Les gens au pouvoir ne sont là que pour eux.

Cette conviction de l’abandon est ce qui reste à partager, et elle demeure impossible à admettre. La certitude que la logique de la responsabilité politique est une logique de l’irresponsabilité, et que le pouvoir repose entièrement sur le double langage de la charge décisionnelle au nom du collectif et de l’indifférence au collectif. Si, du côté du libéralisme, c’est le concept même de liberté qui est livré aux perversions du double langage, du côté du stalinisme, c’est le concept de commun qui en est l’objet. Et l’Europe de l’Est issue de la chute des blocs cristallise ces deux effets : elle combine la double expérience du dévoiement du communisme dans la tyrannie bureaucratique, et du dévoiement de la libération des années quatre-vingt-dix dans la tyrannie oligarchique qui s’en prétend l’opposé, et n’en est que la reconfiguration. La conséquence en est un désespoir du politique, car ce qui a été perdu dans ce passage même, c’est le minimum d’égalité et d’espace public de l’éducation et de la santé, que le système prétendument soviétique réussissait au moins à préserver.

Ce désespoir se dit aussi dans les impossibilités de l’accès aux soins, que le régime précédent permettait au moins de garantir. On en fera l’expérience à Panagiuriste et à Ploski. A Panagiuriste, l’homme renfrogné qui sort sur son balcon pour voir qui sonne à sa porte est le premier survivant d’une immolation que nous rencontrons. Ce n’est ni un militant ni un protestataire, mais c’est un authentique révolté. Il a soixante-deux ans, un handicap cardio-respiratoire, et l’immolation est le seul moyen qu’il ait pu trouver pour débloquer son dossier médical, dont les méandres de l’arbitraire administratif le condamnaient à peu près à mort. Cet ancien chauffeur de bus s’est arrosé d’essence dans le dispensaire de Pazardjik, près de son village. Et, dans ce lieu plein de médecins, c’est seulement l’intervention des patients qui attendaient leur tour devant le bureau du médecin conseil qui l’a sauvé : ils se sont jetés sur lui avec une couverture. Il décrit en ces termes son périple kafkaïen antérieur à l’immolation :

Le 1er octobre, a pris fin mon attestation pour mon handicap. On m’a dit qu’il fallait aller le 3 décembre à Plovdiv : trois mois plus tard pour avoir une nouvelle attestation. Ensuite, Plovdiv a envoyé un document à Pazardjik, et on m’a dit d’aller deux jours plus tard à Pazardjik pour avoir mon attestation. J’y suis allé trois fois pour chercher ce document, mais il n’était pas prêt. Et c’est seulement trois mois plus tard, quand je me suis immolé, qu’ils m’ont donné mon document.

Ce qui motive cette avalanche de retards et d’inertie administrative n’est nullement une fatalité, ou la règle ordinaire des services débordés. C’est au contraire un effet de clientélisme, de prébende et de corruption :

J’étais en retard de six mois, à cause de l’administration qui ne signait pas le document. Pour que ça aille plus vite, il faut soit payer, soit connaître quelqu'un.

Ce qui va débloquer la rétention administrative, c’est l’immolation : la mise en jeu du corps devient l’unique moyen de permettre la reconnaissance du sujet, d’autoriser la mise en œuvre du droit. Un texte de l’anthropologue Didier Fassin, paru en 2004, en analyse le processus :

L’économie politique de l’inégalité a montré, depuis un siècle et demi, comment, dans les rapports de production, les dominés utilisaient leur corps comme force de travail. Il est ici question d’une économie morale de l’illégitimité dans laquelle, soumis à ces relations de pouvoir, les dominés en viennent à utiliser leur corps comme source de droit.

Utiliser son corps comme source de droit, c’est précisément ce que fait Todor Pavel Atanasov, dans ce centre médical de Pazardjik, en allumant un briquet sur son corps couvert d’essence pour obtenir l’attestation de handicap qui lui permettra de payer les soins dont il a besoin. Le geste est-il suicidaire ? Il ne l’est pas dans l’intention de son auteur, pour qui c’est un geste de survie. Mais c’est le potentiel de suicide dont il est porteur qui le rend de fait doublement salutaire. Non pas seulement parce qu’il va lui permettre d’obtenir l’attestation qui conditionne son accès aux soins, mais parce qu’il fait de lui, enfin, un acteur de ce dont il n’était considéré jusque là que comme un objet. Et ce retournement est ici décisif. Todor Atanasov n’a aucun engagement politique ; mais ce qu’il voit très simplement, c’est la différence entre ce que lui permettait un système pour lequel les notions d’espace public et de collectif avaient encore au moins une valeur symbolique et un sens référentiel, et ce que ne lui permet plus un système qui maintient les pesanteurs bureaucratiques du précédent, ses prébendes et ses effets de soumission, sans les compenser de la moindre velléité d’organisation du commun. Face à cette mécanique de broyage aveugle et sans objet, il ne lui restait qu’à se projeter dans une aveuglante mise en lumière. C’est ce qu’il fait ce 6 novembre 2013, jetant par là même une lumière crue sur la lâcheté d’un corps médical privé de tout repère déontologique. Car c’est seulement ce geste médiatique, et non pas la réalité de sa pathologie, qui poussera les médecins à accepter de faire passer son dossier. Ce qui ne se dit pas ici, c’est le nombre de dossiers identiques au sien, qui n’auront pas bénéficié de la lumière publique d’une immolation.

Dans ce rapport à l’indifférence médicale, un autre geste aboutira à la mort. Nous arrivons à Ploski à la mi-août 2014, un an presque jour pour jour après la mort de Nadezda Sultova. Et nous trouvons sa fille de cinquante-cinq ans à nouveau bouleversée par la réactivation de cet anniversaire. Le 15 août 2013, la mère a rempli sa baignoire de paille, s’est couchée dedans et y a mis le feu. Sa fille, son gendre et ses petits-enfants, arrivant le lendemain pour passer le week-end avec elle comme ils le faisaient chaque semaine, ont ouvert la porte sur cette scène.

Elle avait une maladie qui la faisait souffrir. C’était un problème intestinal, qui n’était pas donné comme cancéreux. Elle avait cette maladie depuis trois ans. On a essayé de l’aider en allant voir des médecins, à Sandovski, à Blagoevgrad, à Sofia ; mais personne ne trouvait l’origine de sa maladie. Elle a commencé à maigrir et à souffrir, elle avait beaucoup maigri. Elle disait qu’elle avait mal, mais les médecins disaient qu’il n’y avait rien et que tout était normal. Elle a fait des radios, des scanners, tous les types d’examens, vérifié pour le cancer avec des appareils invasifs pour regarder l’intérieur.

Une absence d’écoute, un déni médical face à la douleur dès l’instant que les examens ne parviennent pas à objectiver l’origine organique, une plainte qui n’est pas entendue parce qu’on n’en détecte pas la cause. Des examens invasifs qui redoublent la violence de la douleur sans en donner pour autant un éclairage ou une piste interprétative. Le geste de Nadezda ne se présente nullement comme revendicatif, mais il s’affirme comme la décision de quelqu'un qui se refuse à la dépendance et décide de ne se laisser dégrader ni par le vieillissement, ni par la douleur, échappant au mépris médical.
Mais cette scène de souffrance et de mort ouvre sur une autre scène antérieure : le récit de la fille ne commence pas par l’histoire de la mère, mais inscrit cette histoire dans la grande histoire d’un monde rural et politique. Et le récit de la fille commence par l’histoire de son grand-père, le père de Nadezda :

Ma mère était la troisième d’une famille de six enfants. Elle est née en 1936. Elle a eu une enfance difficile, comme tout le monde dans ce pays. Mon grand-père a été dans plusieurs prisons, pour raison politique. Il était dans le parti de Nikola Petkov. Il a changé trois fois de prison, pendant cinq-six ans. Il a été emprisonné de 1948 à 1956. Il était opposé au système « communiste », et tous les gens qui protestaient contre le gouvernement étaient emprisonnés. Je l’ai connu, mais je ne peux pas vraiment dire ce qui s’est passé : j’étais petite quand je l’ai connu.

Nikola Petkov était le leader du Parti Agrarien, l’Union Nationale Agraire Bulgare, parti de gauche issu du monde paysan, de l’action duquel se réclament actuellement plusieurs fédérations anarchistes européennes, et dont le fondateur était Alexandre Stamboulisky, qui avait affronté en 1923 un coup d’Etat fasciste en Bulgarie. La porte entr’ouverte sur une baignoire emplie de paille s’ouvre sur la militance antifasciste du Parti agrarien, l’engagement du grand-père auprès de Nikola Petkov, les purges opérées par les staliniens en Bulgarie qui conduiront à la pendaison de ce dernier en 1947, et les huit ans de prison et de travaux forcés du grand-père, pendant lesquels le travail des femmes, seules sur les terres, se fait plus dur à la ferme. Le grand-père est libéré en 1956. Deux ans plus tard, sa fille se marie, dans la période d’une collectivisation forcée des terres et du bétail dont le récit arrache encore des larmes à sa petite-fille :

En 1958, ma mère s’est mariée avec un agriculteur, mais c’était à ce moment une coopérative agricole. Il y avait du changement, mais ce n’était pas facile pour eux, ni avant ni après. On leur a pris le terrain, les animaux, les outils, tout ce qu’ils avaient. Quand ils ont pris les animaux, ils les ont tués. Et chaque jour on entendait les cris des animaux qui mouraient. C’est ma mère qui m’a raconté cela.

Ce monde agricole est vécu tout autrement par Georgi Kostov, ouvrier métallurgiste au chômage devenu ouvrier agricole, qui a survécu à son immolation. Nous ne le rencontrerons pas : de Dimitrovgrad, où il a mis le feu sur lui, à l’âge de 31 ans, le 4 juin 2013, il est absent le dimanche où nous arrivons pour le chercher. Les jambes et le visage brûlé, il est parti en plein soleil comme main d’œuvre pour les récoltes. Sa femme, qui a eu les mains brûlées pour avoir tenté de le sauver, est partie l’aider, mettant des gants pour pouvoir faire le ramassage. Nous rencontrerons d’abord un ami, qui nous montrera des photos de lui en nous accueillant dans son logement aménagé comme atelier de couture ; puis son père chez qui l’ami nous amènera après l’entretien. Pour Stephan et Jordanka, les amis proches de Georgi, son geste demeure un mystère total. Et il tétanise leurs relations : on a peur d’en parler avec lui, de susciter une réaction aussi incompréhensible que le geste lui-même. On a peur de provoquer sa peine, de lui faire du mal, de réactiver sa souffrance. On ne sait pas comment le prendre, il est devenu comme étranger. Le père nous dira que les anti-dépresseurs, qui lui ont été prescrits lors de son hospitalisation, après l’immolation, ne sont pas pour rien dans le changement de son comportement. Il a un regard vague et un air absent qu’il n’avait jamais eus auparavant. Et le père sait aussi ce que les amis ignorent : les crédits dont le fils s’est chargé pour payer son logement, et que la précarité professionnelle rend de plus ne plus angoissants. Poussés à prendre des crédits mais condamnés au chômage, un nombre croissant de Bulgares sont soumis à ces processus d’assujettissement par lesquels l’identification aux standards de la consommation est le moteur d’une dévalorisation de soi qui expose à toutes les soumissions. Le geste de Georgi est sans doute l’expression de cette conscience devenue insupportable. Mais en outre, il le désigne aussi comme coupable des souffrances physiques de sa femme : le geste amoureux de protection est devenu le partage d’une brûlure, et l’origine d’une souffrance commune. A quoi s’ajoute cette représentation méprisante et désespérée du monde politique, ce dégoût que les manifestations de 2013 ont fini par nommer, et que Stephan, l’ami de Georgi, résume d’une métaphore :

Quand quelqu'un rentre en politique, il prend l’os comme un chien et il tire comme il peut. Il n’y a rien à attendre des responsables politiques, ce sont seulement des voleurs.

Un abîme est ouvert entre un monde où des formes de solidarité peuvent se manifester, et un monde où elles sont résolument réduites aux collusions. « Rentrer en politique », c’est rentrer non pas dans l’ordre de la régulation, mais au contraire dans la sphère animale de la prédation. Et Stéphan commence l’entretien par l’affirmation d’une solidarité avec ces étrangers qui viennent interroger l’immolation :

Je ne veux pas que vous soyez venus ici pour rien. Je sais ce que c’est que de voyager pour rien (on dit ici : aller à Rome et ne pas voir le pape). C’est ce qui m’est arrivé quand je suis parti chercher du travail en France et en Allemagne.

Georgi n’est pas là, mais il ne faut pas que ceux qui sont venus le rencontrer éprouvent la déception dont Stephan a fait l’expérience. La conscience est bien celle d’une appartenance commune entre étrangers, dans le temps même d’une totale étrangeté aux dirigeants de son propre pays.

A Smolyan, l’image qui demeure comme un effet traumatique est celle de cet homme qui s’élance en feu, du devant du supermarché où il s’est enflammé vers la place du haut de la rue. Sur son chemin, le garagiste sort en courant avec son extincteur, et la course s’arrête sur un rebord de trottoir où Venceslas Kozarev s’assied, publiquement dénudé par ses vêtements brûlés. Il mourra quelques jours plus tard à l’hôpital. Le propriétaire du bistrot avait sorti une nappe pour le couvrir. Dans ce bistrot, nous interrogeons le garagiste. Il ne le connaissait pas avant ce jour-là, et n’a rencontré qu’ensuite ses enfants venus le remercier de son aide. Une brève discussion avec eux l’a convaincu du caractère privé du facteur déclenchant : il avait un peu plus de quarante-cinq ans, et sa femme n’est pas venue à l’enterrement. Mais tout le monde dit son désespoir d’être au chômage, et l’absence totale de perspective sociale et économique, à l’origine des tensions familiales. Et cette évocation ouvre sur les mutations politiques qui ont affecté le pays :

La démocratie a été mal comprise par le gouvernement. Et une démocratie qui n’est pas bien comprise, ce n’est pas une démocratie, quand tu fais quelque chose pour toi et pas pour les autres. C’est devenu plus difficile dans les cinq dernières années, parce que le pays n’existe plus. Ils ont fermé les entreprises, et l’inflation a monté. Ils ont augmenté les prix sans augmenter les salaires.

Le dévoiement de l’appellation démocratique rejoint ici la métaphore des chiens se battant pour l’os : une perte du sens commun dans sa double signification : celle qu’Orwell appelait, dans ses Écrits politiques, la « common decency » comme terrain minimal de reconnaissance d’un monde commun, d’un espace public en même temps que d’une exigence morale partageable, et celle que Descartes appelait, à la première ligne du Discours de la méthode, le « bon sens », comme « chose du monde la mieux partagée » : l’exigence rationnelle qui permet tout simplement de penser droit.
C’est bien l’espace public qui a disparu ici, puisque « le pays n’existe plus ». Mais c’est aussi l’exigence rationnelle qui est perdue, dans un monde livré à la prédation. Et l’immolation, qui ne s’est nulle part affirmée comme revendicatrice, est bien, aux yeux du garagiste, l’expression de cette double disparition qui efface tous les repères. Un homme court en flammes dans un espace déjà consumé.

Plus près de Sofia, dans le bourg de Dupnica, Atanas Atanasov a survécu à son immolation. Mais le chômage, la course aux emplois précaires, l’épuisement, avaient fermé les perspectives :

J’ai commencé à travailler au nettoyage de la ville. Ensuite, j’ai eu un fils en 2005. Puis j’ai travaillé dans une entreprise de nettoyage, où on a été content de moi. Mais dans la ville et venue une autre usine de nettoyage, et on a supprimé des emplois en 2011. Là, j’ai perdu mon emploi. Avec espoir, je suis passé dans beaucoup d’usines et d’entreprises pour chercher du travail, en laissant mon n° de téléphone. Mais personne ne me rappelait. Pendant trois ans, j’ai seulement cherché du travail.

Il raconte ainsi ce qui s’est passé :

Le 17 octobre, j’étais très angoissé de n’avoir pas de travail, de ne pas pouvoir payer l’eau, l’électricité. Pendant trois jours, j’ai bu tout le temps, et au final, l’alcool a dit son mot. A ce moment, j’étais vraiment désespéré, je voulais mettre fin à mes jours parce que je ne pouvais pas aider ma famille. Je n’en avais pas parlé avant, je me suis arrosé avec du liquide pour mélanger la peinture. J’ai mis le feu dans le couloir. A ce moment-là, je ne pensais plus. Ça s’est passé dans le couloir, ma famille est sortie. Ils ont arrêté le feu sur moi avec de l’eau.

Un homme de quarante ans, qui n’est pas alcoolique et n’a aucune addiction à quoi que ce soit, boit trois jours durant sans discontinuer avant de s’enflammer dans son espace domestique. Il restera trois semaines à l’hôpital de Sofia où il a été transporté, avec des brûlures au ventre et aux jambes. C’est à la suite de cette immolation qu’on lui proposera un emploi d’ouvrier dans les mines de charbon, où il travaille depuis six mois au moment où nous le rencontrons :

Au début, pour moi c’était difficile avec le travail ; mais maintenant je me suis habitué. C’était difficile pour moi, parce que c’est un travail physique. Il faut que je déplace de grands morceaux de bois. Mais j’ai essayé de ne pas montrer que c’était difficile. J’ai fait ce travail pendant six mois, et maintenant, je vais avoir un contrat.

Philippe demande l’autorisation de les photographier devant leur maison. Ils acceptent, avec simplicité. Quand les photos seront prises, sa femme nous dira :

Des journalistes de différentes télévisions sont venus, et ils ont photographié la maison, les vêtements brûlés, sans s’occuper de nous. Je pleurais de me voir toute seule pendant qu’ils prenaient les photos.

Il y aura, au cours de nos entretiens, une unanimité sur ce rapport au monde journalistique, et l’autre forme de prédation dont il est l’acteur. Capturer des images-choc, faire du sensationnel, entrer dans les maisons, questionner sans aucune attention à celui qu’on interroge ; ou, comme ici, ne pas même adresser la parole aux personnes dont on investit l’espace privé. Le monde de la presse travaille globalement dans ce standard, du côté de l’écrit ou du côté de l’image. Et l’affirmation que nous n’étions ni l’un ni l’autre journalistes, et que ce travail ne constituait en rien un reportage, était un préalable au crédit de confiance qui nous était accordé.

Dans la même région proche de Sofia, au village de Krajnici, c’est le père de Dimityr Dimitrov qui nous accueille à l’improviste, sortant pour l’occasion sur sa terrasse sommaire une mini-machine à faire des pop’corn, en nous montrant des photos de l’album de famille. Son fils s’est immolé à Sofia, devant le bâtiment de la Présidence. Il a survécu, mais le visage a été touché, et il refuse pour l’instant de revenir dans son village.
Le père évoque avec fierté son propre parcours passé de maître-verrier, et la notoriété de son fils, « Mitko Kovatcho », Mitko le ferronnier, dont il nous montrera ensuite les grilles dont il est l’auteur dans plusieurs lieux du village. Il nous montre l’atelier de ferronnerie attenant à la maison, et nous dit l’origine de l’immolation, à la suite d’un différend avec son voisin policier, alors qu’il est occupé à un travail sur son enclume :

Le policier lui a dit d’arrêter de faire du bruit, parce qu’il y avait des invités chez lui. Il a répondu qu’il ne pouvait pas arrêter, parce qu’il avait un travail à finir. Ils sont alors venus et ont fermé l’atelier. Il n’avait pas discuté avec le policier auparavant.

Une querelle de voisinage dégénère en manœuvre d’intimidation policière et en violence. Et quand Dimityr sera interrogé sur le geste qu’il accomplit devant le Palais de la Présidence à Sofia, il refusera d’en donner l’origine par peur de nouvelles représailles. C’est aussi l’autre raison pour laquelle il refuse de revenir. Et les gens du village, qui ont besoin qu’il reprenne le travail, et lui offrent de quoi renouveler les outils qu’il a détruits avant de s’immoler, n’oseront pas se mobiliser contre le poicier.
Celui qui est parti se faire brûler en plein cœur de Sofia n’est pas au chômage, et n’a pas non plus d’engagement politique particulier. Mais c’est la révolte devant le sentiment de toute-puissance et d’impunité policière qui le pousse à s’enflammer devant la Présidence. Et de cette façon ce sont bel et bien les collusions entre l’impunité policière et l’impunité gouvernementale qu’il vise à mettre en lumière, habité par la fureur, et qu’il n’osera ensuite mettre en discours, quand il sera affaibli par les brûlures. Le père insiste sur cette terrible colère : la violence retournée contre soi-même n’est pas celle du désespoir mais celle de l’accusation.

De ces collusions, Chavdar Janev dressera aussi, par son geste répété, un acte d’accusation symbolique : c’est devant le Palais de Justice qu’il tente à deux reprises de s’immoler à Sofia. Et il y aura entamé à trois reprises, entre 2012 et 2013, une grève de la faim. C’est sa femme qui nous en parle, dans l’appartement privé d’électricité qu’ils occupent dans la périphérie. Privé d’électricité par mesure de représailles : ils ont légalement refusé chez eux l’installation du chauffage central, et la Centrale de chauffage exige qu’ils paient une taxe qu’ils ne doivent pas. Chavdar refuse, preuve à l’appui : il n’y a aucune installation dépendant de la centrale dans leur appartement, qu’ils chauffent au bois et à l’électricité. Plusieurs actions en justice leur donnent raison. Mais la Centrale en refuse les décisions, et envoie chez eux plusieurs reprises des sbires pour casser leur porte, les menacer et les agresser physiquement. Le Président du Conseil municipal de Sofia a refusé d’intervenir, et Chavdar a appris que la Centrale de chauffage utilisait des informations policières sur sa femme, avant de parvenir à subtiliser leur acte de propriété de l’appartement. C’est ce même Président du conseil municipal, qui accusera publiquement la femme de Chavdar de vouloir « supprimer la Bulgarie », parce qu’elle affirme simplement devant lui que « les lois doivent être les mêmes pour tout le monde ». Et tandis qu’elle subit cette accusation, le même oligarque tente de faire passer son mari pour fou, en l’envoyant devant une commission psychiatrique.
Le geste répété de Janev devant le même lieu ne vise évidemment pas seulement à permettre la reconnaissance de son droit à être dispensé de la taxe qu’on prétend lui imposer abusivement. Il vise surtout à mettre en lumière l’origine de cet abus, et à faire de son histoire une histoire de revendication collective, inscrite dans le mouvement de protestation et de dénonciation qui mobilise le pays.

Car c’est précisément sur cet objet, celui des taxes de chauffage, que le pays tout entier s’est enflammé, à la suite de l’immolation du photographe Plamen Goranov à Varna, le 20 février 2013. Les protestations avaient commencé dix jours plus tôt, mais elles ont pris une ampleur spectaculaire après ce geste : plus d’un million de personnes sont sorties dans les rues à travers toute la Bulgarie. Plamen est mort de ses brûlures le 3 mars, devenu jour de deuil national. Et le gouvernement de Boryssov (du parti GERP) a démissionné.
Mais le récit qui nous est donné de cette immolation, à visée de revendication politique et de dénonciation, n’est justement pas celui d’un sacrifice ou d’un suicide. Moaden, qui a lui-même fait plusieurs grèves de la faim pour le même objet, en donne les éléments :

Il avait un extincteur, une couverture et une bouteille d’essence dans son sac à dos. Il voulait avoir un geste d’immolation, mais pas brûler. Il n’a pas dit qu’il voulait s’immoler. Il parlait beaucoup du futur.

Plamen a monté les marches devant la mairie, portant un panneau qui donnait un rendez-vous le soir même au maire Kyril Yordanov : une sorte d’ultimatum pour exiger sa démission, au vu des charges de corruption dont il était accablé.
A Varna, nous rencontrons trois militants associatifs, dont la conviction recoupe tous les témoignages : il s’est bien arrosé d’essence, mais le geste qui l’a enflammé pour le pousser dans l’escalier d’accès à la mairie n’était pas de lui, et l’enregistrement fait par la caméra de surveillance a opportunément disparu. Et la protestation portée par Plamen dénonçait les collusions de la mairie avec le groupe TIM, que nous présente Todor, un autre militant du groupe :

Le maire a été élu avec 22% des voix (le minimum normal est de 35%). Le vote était truqué. On a changé les règles de vote. Il y avait des manœuvres d’intimidation du même parti que les groupes financiers.
Le groupe TIM (initiales des prénoms de ses fondateurs : Tihomir, Ivo, Marin) était le plus important. C’est un groupe devenu mafieux (prostitution, armes et bars). La solution était la force : ils frappaient les gens qui ne voulaient pas payer, et pratiquaient le rackett. C’est la plus grande organisation. Le Parlement précédent a vendu 160 hectares de terrain à côté de l’aéroport à cette organisation il y a douze ans. Maintenant, leur buiseness est devenu légal parce qu’ils ont infiltré le gouvernement et les grandes entreprises. Ils ont environ cent entreprises, et ont commencé à s’étendre en Europe à partir de la Bulgarie : en Autriche, en Serbie, en Pologne et en France. C’est une mafia énergétique. On a commencé (les protestations) avec l’électricité, puis on s’est tournés contre TIM, puis vers toute la Bulgarie parce qu’aucun (abus) n’est sanctionné.

Manœuvres d’intimidation pour assurer la falsification électorale, dépendance du maire à l’égard des pouvoirs mafieux, soumission de la classe politique au syndicat du crime, et noyautage de l’approvisionnement énergétique par les mafias : c’est le cercle vicieux qui permet d’expliquer l’augmentation impondérable des taxes sur l’électricité et le chauffage, et l’inertie de la caste politique à y mettre fin. Les informations données par Todor sur le groupe TIM avalisent pleinement les propos de l’adjoint de la municipalité de Varna, saisi « entre le marteau et l’enclume ». Mais aussi les menaces, agressions physiques et dénis de droit dont est victime Chavdar Janev à Sofia, tandis que le Président du Conseil municipal accuse sa femme de vouloir « supprimer la Bulgarie ». On n’oubliera pas que l’un des quatre pays nommément cités ici comme infiltrés par TIM, c'est-à-dire par les collusions des mafias énergétiques et des pouvoirs politiques, est la France.

A Botevgrad, l’employé de mairie nous éconduira, devant les portraits, accrochés à la montée d’escalier, des maires successifs depuis la fin du XIXème siècle. On cherchera alors le quartier périphérique où a eu lieu l’immolation. L’histoire est celle d’une femme que la mairie a fait exproprier parce qu’elle ne pouvait pas payer ses crédits à la banque. Mais celui qui a fait la tentative d’immolation, c’est un avocat de Sofia, dont on apprendra qu’il n’était pas son avocat et ne la connaissait pas. Sur le lieu de l’immolation, son ancien immeuble, les propriétaires des autres appartements, toutes de vieilles dames très dignes qui ont fait leur carrière dans l’enseignement, ne tarissent pas de critiques, pendant le court laps de temps où elles entr’ouvrent leur porte sur le palier, contre cette copropriétaire de très mauvaise tenue, dont l’expulsion leur paraît fort bienvenue, indépendamment de ses droits à défendre :

Victoria a habité très longtemps dans l’appartement d’à côté. Elle était en conflit avec moi car elle buvait et fumait. Elle était alcoolique, et il lui est arrivé de vomir devant chez moi, elle fumait partout. C’est une bonne chose que la banque ait pris son appartement, car Victoria n’était pas sérieuse, elle avait une mauvaise vie.

Nous ne rencontrerons pas Victoria Rusinov : il est impossible de trouver son adresse actuelle dans le temps que nous avons. Mais nous prendrons rendez-vous à Sofia avec l’avocat qui a fait pour elle cette tentative d’immolation. Et là, nous nous trouverons face au cas étrange de quelqu'un qui ne sait rien d’elle et ne veut rien en savoir, qui semble n’avoir jamais écouté ce qu’elle avait à dire, qui dit lui-même qu’il avait le sentiment de « lui faire peur », et qui semble avoir pris sa décision sans lui demander son avis. Le geste aura donné à Victoria un sursis de trois semaines, sans éviter son expulsion. Mais il aura permis à l’avocat de se faire connaître dans cette ville comme un opposant résolu au parti GERP, un défenseur des droits des faibles face aux banques, et un homme ayant assez de panache pour oser un geste dangereux. Ce qui lui permet d’envisager de se présenter aux prochaines élections. La juge et les deux policiers présents à l’expulsion ne pouvaient pas lui laisser l’opportunité de mener son action jusqu’au bout, et il a été opportunément neutralisé avant même d’avoir enflammé son briquet.
Le bureau de Sofia dans lequel il nous reçoit est celui du Centre d’Investigation Nationale, un organisme de Certification des produits pharmaceutiques, où il est entré dans la période qui a suivi son coup médiatique. Il commence par nous montrer les photos des protestations de sa période étudiante, au moment de la chute des blocs et de la destitution de Todor Jivkov, qui dirigeait le pays depuis les années cinquante. Et nous tient ensuite un discours très historiquement construit sur ses origines macédoniennes, la tradition de l’auto-immolation chez les Bogomils de Bulgarie, liés au mouvement cathare, son propre militantisme catholique dans un pays orthodoxe, et son admiration pour Jacques de Molay, le Grand Maître de l’Ordre des Templiers, brûlé vif par Philippe le Bel au XIIIème siècle. Il garde un souvenir ému de ses études d’histoire à la Sorbonne, et le long temps qu’il nous consacre pour cet entretien (deux heures et demie) signifie qu’il y a probablement mésinterprétation de sa part sur l’impact médiatique de notre voyage, autant que sur son objet politique.

A Veliko-Tarnovo, cœur de la Bulgarie historique, Trajan Marechkov n’a, tout au contraire, pas survécu à son geste. Mais ce geste est probablement, de tous ceux qu enous avons eus à approcher, le plus proche de l’idée qu’on peut se faire d’une intention d’immolation. Il est mort à 28 ans, son amie en a vingt et tente de nous dire quelque chose du mystère de ses derniers jours : le poème de Hristo Smirnenski, militant révolutionnaire bulgare mort de la tuberculose à 25 ans, qu’il lui demandait de lire à haute voix : « Je ne sais pas pourquoi je vis, mais je sais pourquoi je vais mourir ». De Trajan, elle donne cette évocation :

Il disait que toute sa vie il la vivait dans le noir, dans l’ombre de tout le monde. Il n’y avait pas de lumière. Il était dans l’ombre, il avait l’impression qu’on ne le voyait pas.

Une sortie dans la lumière qui coïncide avec la disparition :

Dans sa dernière lettre, il écrit qu’il donne sa vie pour la Bulgarie. Il ne m’en avait pas parlé avant. Les gens qui contrôlent le pays, il faut qu’ils réfléchissent et voient jusqu’où on en arrive. Ils volent le pays.
Ça a été sa façon de dire son mécontentement devant beaucoup de monde pour se faire entendre. Il s’est immolé le 18 février, lors de la fête de Vasil Levski pendu à Sofia. Il voulait reproduire le geste révolutionnaire. Il ne connaissait personne qui se soit immolé, mais il a été en République tchèque, et a entendu parler de Jan Palach.

Vasil Levski est l’une des figures de la geste héroïque bulgare dans la lutte contre l’Empire ottoman, qui est au cœur de l’orientalisme romantique. Il incarne ce courage du patriotisme superposé à la quête d’une identité nationale. Il figure en ce sens une ardeur du commun dévoyé par la corruption, l’antithèse de ce que Stephan appelait « les chiens tirant sur l’os ».
C’est au contraire dans une perspective internationaliste qu’un jeune militant anarchiste de Veliko-Tarnovo manifestera la frustration que lui inspire le geste de Trajan, qui a un temps milité avec lui. Inscrit dans les perspectives internationales, autant que dans son ancrage historique, le geste de l’immolation, par sa brûlure même, éclaire à partir de ce qu’il documente. C’est cette lumière qu’il nous faudra en retenir.