Dans les bois de Lesbos



Pour « Puissances de la forêt », Cycle Poétiques de la résistance
Maison de la poésie – Paris 3ème. Samedi 29 septembre 2018 – 20h
--------------------------------------
Pour le camp de PIKPA
Projection parlée. Photos de Philippe Bazin

(C)
Camp de Pikpa, périphérie de Mytilène, île de Lesbos. Février 2018.
Des bâtiments à hauteur d’homme, peints de couleurs, à la lisière d’un sous-bois. Pas de garde à l’entrée. Des gens de toutes couleurs vont et viennent, rentrent et sortent, s’arrêtent discuter. D’autres font la cuisine ou transportent du matériel. Des enfants courent, la vie circule.
Devant nous, des assiettes d’une cuisine qui sent bon, partagée avec réfugiés et volontaires.
Le temps de saisir les images d’une résistance de sous-bois. Le temps d’échanger autour de l’assiette.

Carmen, 30 ans, volontaire de Pikpa, Efi, 49 ans, créatrice de Pikpa, Cédric, 22 ans, réfugié de RDC, parlent.

(P)
Cédric
J’ai été arrêté en RDC, pour mes activités concernant les Droits de l'homme, à trois reprises. D’abord pendant douze jours : j’ai été torturé et j’ai perdu des dents. Des amis sont morts, dont une femme décédée sous la torture.
Puis une seconde fois : j’ai été relâché faute de preuve après trois jours d’interrogatoire et de menaces de mort.
La troisième fois, j’ai été arrêté sans motif pendant quatre jours : tabassé et électrocuté.
Depuis, j’ai perdu mon frère aîné, 30 ans, avocat des droits de l'homme, tué à coups de poignard. Ça s’est passé en octobre 2017. Le corps a été volé.

En décembre 2016, je suis arrivé de la côte turque en Grèce. Par la mer, dans un bateau gonflable. Dès le début du voyage, l’eau entrait partout. On a jeté nos sacs. 79 personnes sur le bateau gonflable. C’était la nuit, sans torche. On a chaviré, l’essence passait dans la tuyauterie. Les services de secours sont venus avec les bateaux grecs. Ils ont commencé à évacuer les malades. Ils nous ont jeté un filin, on a essayé de protéger les enfants et les femmes. Les hommes étaient dans l’eau.

Le matin, on est venu nous prendre pour arriver au camp de Moria. On a fait deux ou trois kilomètres de route : je suis arrivé à Moria le 19 décembre 2016, et j’y suis resté onze mois. Le camp de Moria, c’est un cauchemar. J’ai passé l’hiver dans une tente, sans chauffage, sans couverture. C’est parmi les pires moments que j’aie vécus. J’ai été malade, j’ai eu des problèmes psychiques, j’ai suivi un traitement. Je suis asthmatique, et mon état commençait à se dégrader.

(C)
Efi
Les réfugiés sont considérés, au niveau politique et administratif, comme illégaux, et donc criminalisés.
On ne demande pas POURQUOI ils arrivent, et ils sont enfermés dans des conditions terribles. Quand on parle réfugiés, on parle détenus. Depuis longtemps, ils sont systématiquement détenus, séparés, dans une ségrégation complète de la société. Il n’y a pas de visibilité de ce qu’on leur fait et les conditions sont effroyables.
C’est la situation en Grèce depuis des années : violation des droits, absence de droit s’asile, absence de services pour les demandeurs d’asile. Il n’y a que police, rétention, déportation.
Depuis 2001, l’île était toujours un lieu de passage. En 2002-2003, ça a augmenté, et on a eu quelques lieux de détention qui étaient terribles : des prisons militaires reconverties pour réfugiés. En 2006-2007, la Préfecture a loué un bâtiment, et ils ont fait un centre, à 3 km de Mytilène. Personne n’y avait accès. En 2007, il y a eu un mouvement d’activistes contre ces conditions d’isolement.
-> Carmen
Après, il y a eu 2015, des bateaux, des bateaux, l’horizon était plein et c’était un endroit de transit. Pour le sinistre anniversaire du contrat européen avec la Turquie, il y a eu une véritable dévastation, avec des morts, dans l’autre camp, celui de Moria l’an dernier : cinq morts en janvier 2017. Les familles n’ont jamais reçu d’explication officielle de leur mort.

Efi
Nous, nous avons commencé en 2012, avec les réfugiés qui sont venus ici.
C’était un ACTE DE RÉSISTANCE POLITIQUE : le premier camp ouvert, pour les réfugiés, dans toute la Grèce.
L’idée est de donner un support aux actions de solidarité entre Grecs et migrants. Il fallait donc un lieu ouvert, sans la présence de la police. Mais ça réclamait la participation de la société locale. Il n’y avait pas de budget, pas de nourriture.
Le lieu était abandonné. C’était un camp de vacances pour les enfants, qui avait été fermé. Au début, c’était impossible : les autorités ont refusé, car il était impossible pour eux qu’il y ait des réfugiés sans la présence de la police.

Carmen
Mais le groupe voulait montrer qu’il y a des alternatives, pour faire des choses avec les gens à l’échelle locale. On fait beaucoup de choses aussi pour l’environnement : un geste innovant pour partager un espace de vie commun. On a le centre Mosaïque, où on peut apprendre et produire. Ce n’est pas comme les ONG, qui arrivent quand il y a une crise. Les personnes sont ici, restent ici, s’adaptent et participent à une vraie vie de société.

Efi
Ici, pour prendre les décisions, il y a une réunion d’équipe, et des réunions des différents secteurs. Dans la journée, il a des équipes de migrants et de bénévoles, pour le nettoyage et pour la cuisine. Le matin, elles font ensemble le pain.
Le vendredi, on demande à tous les réfugiés d’être présents : ils sont généralement entre cinquante et soixante. Et c’est ce qui permet de prendre des décisions collectives par rapport à la vie du camp.
C’est très difficile de gérer ce nombre de réfugiés sans ouvrir la possibilité de créer un FUTUR. Il faut insister, dans le travail communautaire, pour créer une vraie communauté locale, avec un projet.

(P)

Cédric
Maintenant, je lis à nouveau, je dessine, j’écris. Je m’apprête à reprendre mes études.
J’ai imprimé mes dessins, sur des T-shirts et d’autres supports. Je participe à la vie du camp, je transmets ce que je connais, je suis des cours de grec.
Je chante aussi dans une chorale, ici à Mytilène.

Je sais que la maladie, physique et mentale, telle qu’elle a fondu sur moi à la suite des exactions, arrive vite. La convalescence nous rattrape malgré tout.
Mais la difficulté, c’est de trouver un lieu tel que celui-ci, où tenir sur le temps, où partager l’énergie de se projeter.

(C)

Juillet 2018, les autorités de la région Égée Nord tentent de faire fermer le camp libre de Pikpa, pour « raisons sanitaires ».
Pendant ce temps, l’existence du camp de Moria, ouvert sur une ancienne base militaire, surpeuplé, lieu notoire d’abus et de violences policières, privé d’accès suffisant aux soins et à l’alimentation, cerné de miradors et de chevaux de frise, n’est pas remise en cause. Des enfants y commettent des tentatives de suicide.

Août 2018, les réactions solidaires s’organisent et poussent la technocratie régionale à revoir sa décision. Pikpa, espace sans présence policière, en lisière de la forêt, tient toujours.