Sans frontières ?



Pour la revue Le Sujet dans la cité N° 7 Accueillir, être accueilli : altérité et éducation
Octobre 2016
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La question du terrain ne peut pas se penser indépendamment du territoire. D’un sol délimité par des relations communautaires certes, mais aussi par des rapports d’échange, de production et de commerce. Par des relations de solidarité dont l’impact n’est pas seulement émotionnel, mais d’abord économique. Et de ce point de vue, une « politique de l’accueil » peut bien apparaître comme une pure abstraction, si elle ne se signifie pas à partir des espaces de coexistence et d’interdépendance au sein desquels on doit se faire une place, et des nouvelles formes d’interdépendance que cette place va ouvrir.
Il ne s’agit donc pas tant, pour ce qui concerne l’exil, d’accueillir au sens de la bienvenue souhaitée à l’hôte temporaire d’une soirée ou d’un temps intermédiaire, que de faire place dans un dispositif de long terme, au sein d’un espace partagé où l’on a à travailler et vivre en commun, à produire en commun, et à devenir par là, de part et d’autre, une nouvelle communauté qui n’existait pas avant, et au sein de laquelle les frontières d’effacent.
C’est cette nécessité, qu’une conception simplement « accueillante » ne permet pas de penser en termes réalistes. Et c’est donc plutôt le réalisme du long terme que nous tenterons de penser ici. Et nous tenterons de le penser à partir d’une réflexion de terrain.

1. Une histoire post-coloniale des constructions du concept de « migrant »

Que les exilés, les demandeurs d’asile actuels, ne puissent pas devenir des immigrés, mais restent de plus en plus massivement des migrants, nous dit précisément que l’accueil n’a pas de sens s’il ne signifie pas une modification du dispositif « accueillant » lui-même, une transformation de ses modes de production.
Que les processus de l’émigration et de l’immigration soient devenus ceux de la « migration » nous oblige à penser cette mutation du discours en termes de perversion du réel lui-même. La privation de l’« ex » et du « in », de la provenance et de la destination, fait de ces sujets des êtres sans destinée, n’ayant d’autre spécificité que le mouvement de leur destitution. Ce qui jusque là désignait les espaces territoriaux comme des lieux de sortie et d’entrée des personnes, ne les désigne plus que comme des espaces de transit, c'est-à-dire ne les désigne plus du tout comme espaces, mais comme qualifications du suspens des personnes, de l’entre-deux ou du nulle part dans lequel on les situe et par lequel on les assigne à une forme de non-existence. Là où les personnes étaient désignées par les espaces qui orientaient leur devenir, donc comme « sorties de » ou « entrant dans », elles cessent désormais d’être définies par ce devenir, mais le sont au contraire par une essentialisation indéfinie de leur statut de non-appartenance. De sujets dont l’unique caractérisation s’apparente davantage à celle des oiseaux migrateurs qu’à celle d’êtres humains déterminés à faire leur place dans un nouvel espace de vie, de relations et de travail. C’est exactement ce que Hannah Arendt dénonçait, en écrivant en 1951 son ouvrage sur L’Impérialisme, dans le statut de l’apatride :

Même la terminologie appliquée aux apatrides s’est détériorée. Le terme d’« apatride » reconnaissait au moins le fait que ces personnes avaient perdu la protection de leur gouvernement, et que seuls des accords internationaux pouvaient sauvegarder leur statut juridique. L’appellation postérieure à la guerre « personnes déplacées », a été inventée au cours de la guerre dans le but précis de liquider une fois pour toutes l’apatridie en ignorant son existence.

Or ce qu’il en est des « migrants » actuels nous en dit rétrospectivement beaucoup plus long, à la manière anachronique de l’ « ange de l’histoire » de Benjamin retourné vers l’arrière en étant poussé vers l’avant, sur ce qu’il en était déjà de ceux qui les ont précédés, et que l’on qualifiait, eux, d’« immigrés » dans l’immédiate décolonisation. Car le titre d’immigrés qui leur était conféré l’a été de façon telle qu’à l’encontre de toute logique, il est devenu … héréditaire. On parle en effet, le plus naturellement du monde, d’immigrés « de la deuxième génération » pour des personnes qui précisément, elles, n’ont jamais migré. Et ce qualificatif ne s’applique jamais à des enfants d’immigrés américains ou scandinaves, mais toujours à des personnes issues de l’immigration post-coloniale, et qui pour cette raison même demeurent, ad vitam aeternam, « issus de l’immigration », là où pour tous les autres, l’issue originelle est depuis longtemps oubliée.
Que nous dit cette obstination à rappeler le passé, à le désigner comme marque, si ce n’est que, précisément, ce rappel a une fonction : celle de stigmatiser.
L’ouvrage de Sidi Mohammed Barkat, Le Corps d’exception, éclaire d’un jour juridique particulièrement précis ce stigmate qui, avant la génération des immigrés, frappait celle des colonisés, jusqu’à ce que celui de « migrants » ne frappe, pour les mêmes raisons désormais post-coloniales, ceux de la génération suivante. On y lit en effet les informations historiques suivantes :

L’ordonnance qui est adoptée le 7 mars 1944 par le Comité français de libération nationale, futur Gouvernement provisoire de la République française, prévoit dans son article 3 la création d’une nouvelle catégorie de personnes : les « citoyens français à titre personnel ». (…) Le caractère personnel de cette citoyenneté implique par conséquent cette chose remarquable qu’elle n’est pas transmissible.

L’octroi de la citoyenneté constitue donc bel et bien, dans l’ère coloniale, et ce dans le moment même d’une Libération de la France à laquelle les ressortissants des colonies ont largement contribué, une juridiction d’exception sur les territoires dont les populations sont clairement infériorisées, discriminées et peu susceptibles de quelque promotion citoyenne que ce soit. La décision d’intransmissibilité constitue de ce fait une sorte de cordon sanitaire : la transmission, s’agissant d’une citoyenneté octroyée au sens le plus hygiéniste du terme, avec des pincettes, constitue non pas un droit, mais un risque de contamination du corps social par le sujet douteusement intégré. Il faudra donc prévoir une sorte d’antidote à ce risque infectieux. Un principe de précaution, qui est précisément l’intransmissibilité. C’est ce que Barkat appelle à juste titre une « prophylaxie politique », évitant le risque d’une « dénaturation » du corps social par abus de naturalisation de nouveaux membres.

De cette manière, les descendants des membres de ces catégories se trouvent privés du bénéfice du droit du sang, pourtant officiellement reconnu. C’est donc bien de prophylaxie politique qu’il s’agit : l’objectif consiste à protéger la nation vraie contre les dangers de dénaturation que peuvent présenter les descendants de ces nouveaux citoyens encore régis par leur statut personnel. (…)
Sans doute cette détermination irréductible de l’enfant est-elle l’expression la plus radicale et la plus insupportable de l’enfermement implacable, sans rémission, du colonisé – c'est-à-dire des générations successives de colonisés – dans sa condition de paria.

2. La condition de paria dans le jeu du stigmate
La « condition de paria », selon l’expression d’Hannah Arendt, infligée comme une destinée aux générations futures, se dit dans cette intransmissibilité de la citoyenneté qui, pire que d’être une exception dans le monde colonial en tant que citoyenneté, est d’abord une exception dans le monde tout court en tant qu’instransmissible : où peut-on voir qu’une citoyenneté acquise par les parents ne soit pas nécessairement transmise aux enfants ? Et n’est-ce pas précisément dans ce but que bien des parents la demandent, moins pour eux-mêmes que pour leurs descendants ?

C’est pourquoi, en tant qu’elle participe à une politique positive de protection de la nation, l’ordonnance du 7 mars 1944 doit être rangée dans la généalogie des textes juridiques inaugurée par le sénatus-consulte de 1865 qui, non seulement ont confiné les colonisés dans leur condition de français de deuxième zone, mais encore les ont fabriqués en tant que corps d’exception.

Et ce « corps d’exception », tel qu’il s’est construit dans la pensée et le droit colonial, demeure le corps même d’une pensée post-coloniale : on est en quelque sorte passés de l’oxymore d’une citoyenneté intransmissible à celui d’une immigration transmissible par la même intention discriminante d’un statut d’exception qui naturalise le sujet dans son exclusion de la normalité sociale et son éjection de la reconnaissance commune.
Cette éjection, produite de la façon la plus perverse dans le temps même et par le moyen d’une intégration au droit, met en évidence les usages détournés de ce droit lui même à des fins de ségrégation sociale : le double langage s’y manifeste à tous les niveaux. Un troisième niveau contemporain, après celui de l’immigration « de seconde génération », puis celui de populations « issues de l’immigration », sera celui de « Français musulmans », dont l’usage fait florès aujourd’hui pour identifier dans une même réprobation implicite ou explicite des personnes incessamment soupçonnables d’« islamisme », de « fondamentalisme », de « radicalisme », tous sujets à des pratiques clairement thérapeutiques de « déradicalisation », faisant l’objet médiatique de la construction de centres affectés à cet effet. Ces stigmates trouvent un écho redoutable dans les péripéties d’une histoire de la colonisation :

Il s’agit (…) d’attribuer à certains indigènes (désormais appelés « Français musulmans ») les droits politiques entiers sans renoncement au statut personnel.

Et ce « statut personnel » est justement ce qui n’en fait pas des sujets de plein droit, mais les entoure en quelque sorte d’une barrière immunitaire destinée à ce que ce droit ne soit pas transmis à leurs descendants. On peut s’interroger actuellement sur ce que signifie encore, cinquante ans après les grandes vagues d’immigration qui ont suivi la décolonisation, ce stigmate de la descendance, qui est passé d’un droit de la citoyenneté devenu, par la force des choses, transmissible par l’impossibilité de maintenir des juridictions d’exception coloniales, à un discours, sans aucun fondement juridique mais parfaitement entré dans les mœurs, appliqué à des sujets que seul leur faciès (et non plus même leurs papiers) permet d’identifier comme « issus de l’immigration ».
Écrivant Stigmate en 1963, Erwing Goffman met en évidence cette transmissibilité du stigmate, produisant une intransmissibilité de la citoyenneté authentique liée à la reconnaissance sociale, en distinguant entre les identités sociales « réelle » et « virtuelle » : celle qui traduit dans la symbolique des papiers une forme d’égalité que la présence réelle du sujet dans l’espace public n’induit pas :

Nous avons soutenu jusqu’à présent qu’il convient d’accorder un rôle principal aux écarts entre les identités sociales réelle et virtuelle. C’est pourquoi nous nous sommes étendus sur le maniement de l’information et des tensions, afin de montrer comment l’individu stigmatisé présente à autrui un moi précaire, exposé à l’injure et au discrédit.

Et bien sûr, de cette « injure » et de ce « discrédit », un certain nombre de comportements policiers à l’égard des personnes « issues de l’immigration » sont particulièrement représentatifs.
Dressant un bref historique, Goffman en montre l’origine dans la tradition grecque d’où le mot stigmate est issu. « Stigma » en grec signifie originellement la piqûre au fer rouge, et par voie de conséquence le tatouage comme marque sociale indélébile, à même la peau de l’individu. Du sens religieux qu’il avait d’abord, il deviendra ensuite la marque d’infâmie infligée aux mauvais esclaves. Et l’on n’oubliera pas que l’un des ouvrages majeurs de la littérature américaine est La Lettre écarlate, publié en 1850 par Nathaniel Hawthorne, autour du tatouage infligé par une communauté puritaine à une jeune femme adultère. Goffman écrit :

Les Grecs apparemment portés sur les auxiliaires visuels, inventèrent le terme de stigmate pour désigner des marques corporelles destinées à exposer ce qu’avait d’inhabituel et de détestable le statut moral de la personne ainsi signalée.

Et il va ensuite établir une distinction, qui, pour ce qui concerne le type de stigmatisation dont on s’occupe ici, s’apparenterait plutôt à une identification :

Mais, outre les déviants intégrés et les déviants sociaux, il convient de mentionner deux catégories sociales d’un type voisin. Il y a en premier lieu les minorités ethniques ou raciales (…) qui se transmettent leur qualité de génération en génération (…) et qui enfin occupent une place relativement désavantagée dans la société. D’autre part il y a les membres des classes inférieures, qui portent à l’évidence les marques de leur statut dans leur discours, leur aspect et leurs manières, et qui lorsqu’ils considèrent nos institutions publiques, constatent qu’ils sont des citoyens de second ordre.

Combinant la place « relativement désavantagée » des « minorités ethniques » à la place de « citoyens de second ordre » des « classes inférieures », ces stigmatisés, qui sont pourtant bien en situation d’appartenance citoyenne effective dans l’espace social où ils sont discriminés, désignent clairement le double langage de la société qui prétend les intégrer. La frontière ici n’est pas extérieure : elle passe au travers même du corps du sujet, qu’elle divise et dissocie dans une véritable forme de schizophrénie sociale.

3. Le Discours sur le colonialisme et l’Occident moribond

Ce corps social divisé, schizoïde, n’est de fait stigmatisant que parce qu’il s’est lui-même stigmatisé, marqué au fer d’une mémoire coloniale sur laquelle le déni jeté n’est rien d’autre qu’une des formes historiques contemporaines du négationnisme. Peut-on croire, d’une société « d’accueil » qui porte le stigmate inavoué de ses propres discriminations, qu’elle puisse véritablement accueillir ?
Publiant en 1950 le Discours sur le colonialisme, Aimé Césaire, député-maire de Fort-de-France depuis 1945, se met en quelque sorte au chevet d’un continent européen que la tolérance à la violence coloniale a rendu proprement malade :

Une civilisation qui s’avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente. Une civilisation qui choisit de fermer les yeux à ses problèmes les plus cruciaux est une civilisation atteinte. Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde.

Et il montre comment cette « civilisation moribonde » ne l’est pas seulement du négationnisme à l’égard de sa propre barbarie, mais du négationnisme à l’égard du raffinement culturel des civilisations qu’elle a prétendu barbares pour justifier sa propre intervention :

Les Vietnamiens, avant l’arrivée des Français dans leur pays, étaient des gens de culture vieille, exquise et raffinée. Ce rappel indispose la Banque d’Indochine. Faites fonctionner l’oublioir.
Ces Malgaches, que l’on torture aujourd’hui, étaient, il y a moins d’un siècle des poètes, des artistes, des administrateurs ? Chut ! Bouche cousue ! Et le silence se fait profond comme un coffre-fort. (…)
Des empires soudanais ? Des bronzes du Bénin ? De la sculpture Shongo ?

L’oubli occidental n’apparaît alors comme rien d’autre qu’une forme d’inculture et de barbarie intellectuelle. Celle, précisément, qu’on attribue actuellement aux « migrants », et dont ils ne cessent, dès qu’on leur donne la parole, de récuser l’accusation. Lors d’un travail de terrain récemment mené dans les camps du Nord de la France, j’ai eu un entretien avec un réfugié kurde irakien de vingt-cinq ans, dont la mère avait été combattante Peshmerga. La fierté de sa culture, de son raffinement intellectuel, de son statut de poétesse, se lisait dans le regard que son fils portait sur elle. L’aptitude à combattre, mais aussi à penser, à écrire, à transmettre, forment à la fois, pour ceux qui en sont témoins lors de l’entretien, les lignes de préoccupations communes, et l’objet d’une admiration pour le courage dans des situations de survie auxquelles nos classes d’appartenance sont loin d’être identiquement confrontées. B, le fils, était à la fois musicien, travailleur social et agriculteur.
Le déni porté sur toute cette richesse symbolique est hallucinant et parfaitement déréalisant : en identifiant les populations migrantes à ce corps sans esprit que constitue un collectif réduit à la survie, on s’interdit de penser la réalité des rapports sociaux, des relations entre les sujets, des modulations de la rencontre et du conflit qui caractérisent toute existence sociale.
Un ouvrage récent de la philosophe Sophie Djigo , élaboré à partir d’un travail d’entretiens auprès de migrants du Nord de la France, fait état de ce négationnisme à l’égard de la culture d’origine des migrants.
Et, pour ce qui nous concerne, la position d’une philosophie de terrain va s’avérer porteuse de nouvelles perspectives critiques.

4. Assumer une position face à l’exil

C’est donc d’abord le terme de position qu’il nous faut réfléchir ici, car il relève du vocabulaire guerrier, nécessaire dans l’affrontement aux puissances de négation. La position désigne la place à partir de laquelle on va pouvoir combattre, ou sur laquelle on va amener l’adversaire pour le tenir à sa disposition. Elle ne signifie donc pas seulement un espace, mais une posture nécessaire au combat. On prend position dans l’effort dynamique d’une tension. Et la position est ce qui donne une assise au corps en vue d’exercer une force, de produire un mouvement à partir d’une fondation intérieure, comme le montre à l’évidence la pratique des arts martiaux. L’attitude documentaire est donc bien une position, un choix postural en vue d’un impact spécifique. Et c’est une posture esthétique : celle du refus de l’esthétisation.
Il n’y a positionnement que relativement à un contexte : à qui s’adresse-t-on ? Au nom de quoi parle-t-on ? Que veut-on mettre en évidence ? Que veut-on refuser ? À qui veut-on s’opposer ? Quels objectifs poursuit-on ? À quels risques d’instrumentalisation s’expose-t-on ? À quelle demande répond-on ? À quelle commande a-t-on affaire ? Ces questions ne sont pas seulement résolues par la réflexion, mais très largement par des intuitions qui vont aussi la nourrir. Et d’ailleurs, elles ne sont pas nécessairement résolues. Elles sont aussi négociées ou laissées en suspens. Mais elles doivent être posées.

« Docere » signifie en latin instruire ou enseigner. Et donc la visée documentaire ne vise pas seulement à montrer, elle veut transmettre une information. En opposant, dans un texte célèbre, celui de l’introduction à L’Archéologie du savoir, le document au monument, Michel Foucault visait à distinguer ce qui instruit de ce qui donne à penser, monument venant de « mens » qui signifie l’esprit en latin. Mais cette distinction conduisait à montrer leur étroite inter-relation : soit qu’on informe en vue de former, soit qu’on forme en vue d’informer, la forme n’est pas dissociable du sens, elle le porte et il se construit par elle. Et l’orientation du travail en est tributaire. Ce que montre précisément cet étrange mot grec, « eidos », qui veut dire à la fois la forme et l’idée, et qu’Aristote met au cœur de sa métaphysique : la cause formelle d’une chose, c’est sa cause idéelle, ce qui lui confère son identité. La forme documentaire, c’est l’idée dont le document, en tant qu’il a été pensé pour donner à penser, est vecteur. Et cette forme est sa responsabilité à l’égard d’un lecteur ou d’un spectateur : l’esthétique de la production est indissociable d’une esthétique de la réception.
Cette responsabilité documentaire, Foucault la pense à partir de la question de l’histoire, qui est la question centrale de son introduction à L’Archéologie du savoir. La question documentaire s’inscrit dans une représentation de l’histoire, c'est-à-dire dans un engagement envers la transmission. Et Foucault met en évidence une mutation de la discipline historique à partir des années soixante :

L'histoire de la pensée, des connaissances, de la philosophie, de la littérature, semble multiplier les ruptures et chercher tous les hérissements de la discontinuité, alors que l'histoire proprement dite, l'histoire tout court, semble effacer, au profit des structures sans labilité, l'irruption des événements. (…) Ces problèmes, on peut les résumer d'un mot : la mise en question du document.

Foucault présente ainsi deux mouvements antagonistes : celui de la discipline historique et celui de la discipline philosophique. Dans le temps même où la philosophie fait place à l’hétérogène, à la reconnaissance d’un concept de la discontinuité, l’histoire semble viser au contraire à une fluidification des représentations du devenir humain. Et la question du document est un enjeu majeur de l’antagonisme de ces mouvements.

L'histoire a changé sa position à l'égard du document : elle se donne pour tâche première non point de l'interpréter (…) mais de l'élaborer. (…) Elle est le travail et la mise en œuvre d'une matérialité documentaire.

5. La forme documentaire et le travail de terrain

Que l’histoire élabore le document signifie qu’elle produit son propre objet de réflexion, elle le construit en même temps qu’elle le découvre. Et cela veut dire qu’il n’existe pas de document brut, de la même manière que la psychanalyse lacanienne affirmait à la même époque qu’il n’existe pas de réel. La matérialité documentaire est une matière qui a déjà pris forme, et dont la forme est donnée par l’idée qui en est le centre et la raison d’être, en tant que document.
La forme documentaire n’est donc ni la transcription brute d’un réel, ni une imitation de son apparence. Elle est une forme qui prend corps avec son objet, dans un monde de la représentation. Et cette représentation est justement ce que nous savons du monde, ou ce qu’il y a à en savoir pour qu’il prenne sens. Élaborer le document, pour reprendre l’expression de Foucault, c’est le travailler pour qu’il puisse être monument, c'est-à-dire donner à penser.

De nos jours, l'histoire, c'est ce qui transforme les documents en monuments, et qui, là où on déchiffrait des traces laissées par les hommes, (…) déploie une masse d'éléments qu'il s'agit d'isoler, de grouper, de rendre pertinents, de mettre en relations, de constituer en ensembles. (…) L'histoire, de nos jours, tend à l'archéologie - à la description intrinsèque du monument.

Il ne s’agit plus de déchiffrer des traces, c'est-à-dire d’interpréter un réel donné, mais de rendre pertinents, de mettre en relations, de constituer en ensembles. C'est-à-dire de construire, de produire, de mettre en évidence les associations et les dissociations. De produire une nouvelle donne qui soit à la fois objet de pensée et instrument de réflexivité.
En ce sens, l’esthétique documentaire, dans sa fonction pensive, concerne autant l’élaboration de l’écriture que celle de l’œuvre plastique : il s’agit dans les deux cas de faire éprouver de façon sensorielle ce que cette construction d’un monde commun pourrait avoir à nous dire. C’est pourquoi le motif de la série y est si essentiel. La série, c’est ce qui met en œuvre cette découpe du monde comme une scansion. L’esthétique musicale contemporaine du rap et du slam ont de ce point de vue beaucoup à nous dire de ce rapport à la découpe, à la série, à l’accentuation, c'est-à-dire au final au rythme, que suppose une telle relation à la discontinuité, à l’hétérogène, à ce que Foucault appellera dans un autre texte « les hétérotopies ».
L’esthétique documentaire, comme forme du discontinu, entre en conflit avec ce que Bergson valorisait dans le rapport au temps comme durée. Elle montre qu’il n’y a pas de temporalité pacifiée, mais une relation toujours conflictuelle au « hérissement », à la dynamique de la rupture et de la tension.
Et c’est précisément là ce qui donne à penser la question de l’exil. La position documentaire face à l’exil ne me paraît pas du tout être la position du sédentaire face à l’exilé. C’est bien plutôt la position d’un décentrage, d’une déterritorialisation constitutive de toute réflexivité, qui permet à celui qui documente d’entrer en résonnance avec l’expérience géographique et politique de la condition d’exilé. C’est pourquoi le choix de l’entretien avec les personnes n’est pas, dans la philosophie de terrain telle qu’on souhaite la présenter ici, celui du rapport à une source d’information, mais celui de la forme d’un contact, de l’écho d’un discours dans l’expérience commune de la rupture et de la dissociation.
Les processus de globalisation auront au moins permis cela : non pas le fait que certains errent là où d’autres sont stabilisés, mais le fait que plus personne ne peut se sentir pleinement « chez lui », pas plus que quiconque ne peut pleinement se reconnaître, sauf par un fanatisme de l’identité, chez lui. Le monde commun dont traite Arendt, et qu’elle peine tant à trouver, c’est un monde où l’exil est la condition normale et ordinaire du point de vue même du temps. Arendt aux USA n’est pas simplement exilée de son pays d’origine, ou du vieux continent structurant de sa formation intellectuelle et affective. Elle est exilée de son propre temps. Et c’est la raison même pour laquelle, dans La Crise de la culture, elle définira l’artiste, celui qui produit une esthétique, à partir de sa rupture avec la société comme réalité supposément établie.

Dans L’Impérialisme, publié en 1951, elle écrivait :

Aucun paradoxe de la politique contemporaine ne dégage une ironie plus poignante que ce fossé entre les efforts des idéalistes bien intentionnés, qui s’entêtent à considérer comme « inaliénables » ces droits humains dont ne jouissent que les citoyens des pays les lus prospères et les plus civilisés, et la situation des sans-droit. Leur situation s’est détériorée tout aussi obstinément, jusqu’à ce que le camp d’internement – qui était avant la Seconde Guerre mondiale l’exception plutôt que la règle pour les apatrides – soit devenu la solution de routine au problème de la domiciliation des « personnes déplacées ».

Dans La Crise de la culture, publié dix ans plus tard, en 1961, elle écrit :

Une raison pour laquelle ces individus finirent si souvent par rejoindre les partis révolutionnaires fut qu’ils découvrirent en ceux qui n’étaient pas admis dans la société, certains traits d’humanité qui avaient disparu de la société. Cela encore trouva son expression dans le roman, dans les célèbres glorifications des travailleurs et des prolétaires, mais aussi, plus subtilement, dans le rôle assigné aux homosexuels (par exemple chez Proust) ou aux juifs, c'est-à-dire aux groupes que la société n’a jamais complètement intégrés.

Les individus dont elle parle dans ce second texte ne sont pas les « sans-droit » déplacés dont elle parle dans le premier, mais les citoyens produits de l’Etat-nation, insusceptibles de se reconnaître pleinement dans la société même qui les a produits. Ils constituent un exil à l’intérieur même de la sédentarité, une déterritorialisation irréductibles aux termes mêmes de l’intégration sur le territoire. Et au premier rang d’entre eux, elle cite les écrivains et les artistes : toutes les fonctions de création au sein d’une culture. L’écrivain noir américain James Baldwin écrivait dans les années soixante, de retour de son exil en France :

Tout artiste est impliqué, en fait, dans un seul et unique effort, qui consiste en quelque sorte à creuser jusqu’à atteindre la réalité. (…) Tout artiste, et de fait toute personne, sait, au-delà d’une connaissance consciente des choses ou de ce que l’on peut exprimer par la parole, que toute réalité obéit à une autre réalité encore. (…) Les artistes sont les seules personnes capables de dire à la société sa propre vérité.

Baldwin dit bien là quelque chose de cette esthétique documentaire qui doit moins nous donner à voir l’univocité d’un réel, que nous faire prendre conscience de cette fiction fondatrice que constitue « la réalité ». Et nous faire échapper ainsi aux tentatives d’homogénéisation. C’est sans doute en ce sens qu’une position documentaire qui s’affirme face à l’exil, ne peut précisément s’affirmer qu’à partir de lui.
Et c’est là une chance de tenter la percée d’une transgression des frontières post-coloniales entre lesquelles les imaginaires sont encore enfermés.