Les enclaves post-coloniales



Pour le livre Décamper, La Découverte
Mars 2016
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Une pensée de l’unité territoriale est en train de se construire sur un déni : celui de la constante des enclaves. Les processus d’encampement concernant les réfugiés en sont une figure. L’enclave, loin d’être un espace de protection, est au contraire un espace d’exposition à la violence, dans lequel la relégation préfigure la disparition des sujets. Mais paradoxalement, elle est aussi un espace d’énergie et de revendication politique. Le fantasme d’une homogénéité nationale, en s’y heurtant, manifeste à la fois son échec, sa violence et le désir d’extermination qui le sous-tend. C’est cette pensée suicidaire du commun que la présence des exilés, comme volonté de vivre et d’agir des sans-droits, nous oblige à combattre.

L’unité territoriale est ce qui fonde la légitimité d’un pouvoir. Elle permet de désigner la totalité d’un corps social. Et pourtant, elle est mise à mal par la réalité des enclaves. Mais elle est tout autant interrogée par les formes de solidarités puissantes qui se nouent, indépendamment des barrières de la langue, de l’âge, du milieu socio-professionnel, de la culture, entre des sujets que tout semblait séparer. On voudrait interroger ici ces reconfigurations.

1. Expériences de l’enclave

L’expérience de l’enclave se fait en bordure d’autoroute où apparaissent des tentes de sans-abri : ce qu’on appelle un « camp informel ». Elle se fait aussi en circulant dans le nord de la France, sur une route dont l’actualité a mis en évidence le point d’aboutissement, à Calais. Si l’on fait, le long de cette route, une sorte d’école buissonnière, on découvre des lieux, dont l’approche est indiquée par des figures de l’exil, au sortir d’un café, à pied sur un sentier : la marche à pied, à deux ou en petits groupes, sur les routes de la campagne ou de la périphérie, désigne ceux qui n’ont pas de moyen de transport. Norrent-Fontes, près de Béthune, dans le Pas-de-Calais, dissimule ainsi derrière quelques taillis, en pleine campagne profonde, un camp d’Érythréens et de Somaliens, dont les abords sont gardés par trois jeunes gens assis en discussion. Deux petits camps séparés, un pour les hommes et un pour les femmes. Chez les femmes, le lieu principal est une vieille maison désaffectée. En franchissant le seuil, on trouve un sol entièrement couvert de matelas, où sont étendues ou semi-étendues, disséminées entre les couvertures, une quinzaine de femmes, silencieuses ou discutant à voix basse, se peignant, se reposant ou consultant leur portable, qui se soucient fort peu d’une visite. Manifestement, il n’y a rien d’autre à faire que d’attendre. Et la vie des exilés, à qui n’est offert aucun vrai refuge, est cette alternance brutale entre les moments suractifs de grande violence ou de grand danger, et les moments désactivés de l’attente et de la passivité : attente de la nuit où se feront les passages, attente de la nourriture, des vêtements, de tout ce qui ne peut plus se gagner par le travail, mais seulement faire l’objet d’une file devant un camion ou d’une distribution aléatoire. Au sortir de la maison, des fauteuils déglingués dans la boue constituent une sorte de salon improvisé. Mais l’apparition de l’étrangère (c'est-à-dire, en fait, de l’autochtone) va mettre fin à la conversation et disséminer les protagonistes. Ici, pas d’échange, pas de rencontre. On attend seulement de pouvoir partir, et on en dit le moins possible pour ne pas risquer de trahir un secret ou de s’exposer à la vindicte d’un passeur.
Quelques dizaines de kilomètres plus loin, près de Lens, une commune quatre mille habitants, Angres, croise un sentier de randonnée. Si on le suit, loin de la route, on aboutit à quelque chose qui pourrait évoquer Apocalypse now. Entre deux arbres, une bâche en caoutchouc s’entrouvre sur un bâtiment d’usine désaffecté, aux fenêtres brisées, près duquel de jeunes vietnamiens jouent au ping-pong. Plus loin, au bout d’une petite allée, sous une sorte de charmille, des filles forment un groupe compact en discussion. Sur le côté du bâtiment, la femme à qui l’on s’adresse nous dira que personne ici ne parle ni anglais ni français. Dans le village, auparavant, c’était par des gestes vagues que les habitants nous indiquaient la présence de cette communauté d’exilés, d’Asie du Sud-Est, perdus dans la forêt.
Les routes de l’exil ne croisent donc pas seulement les villes, elles sont disséminées dans le monde rural où elles constituent ces enclaves de tentes, de bâtiments désaffectés, de cabanes, de baraquements, dont la présence, si discrète qu’elle se veuille, affecte durablement le paysage, y opère des trouées qui sont celles d’une volonté de vivre. Les réfugiés vietnamiens, qui constituent la foule immense des clandestins dans les abords de Varsovie, et y tiennent les petites boutiques du grand marché du Stadium, se retrouvent dans ce lieu improbable du nord de la France, où un petit autel bouddhiste a été dressé devant les carreaux cassés, avec ses offrandes de fruits. Le mystère d’une vie sociale préservée, des jeux en commun, des conversations quotidiennes, se jouent à l’écart, comme aussi le mystère des violences internes, dans l’omerta de la clandestinité. Il semble n’y avoir pas d’emploi du temps, mais seulement une manière de le passer. Comme il n’y a pas d’emploi des personnes, mais seulement une façon de les tenir en haleine, dans ce temps suspendu et déréalisant de l’attente. Pas de travail dans le village, pas de vie sociale, pas d’échange interculturel, mais comme une neutralisation des espaces de contiguïté, par laquelle un village qui a toutes les apparences de la France profonde mène une vie entièrement parallèle à celle d’une sorte de maquis exotique, qu’on désigne seulement par quelques directions imprécises.

2. Présence policière et marchandisation de l’exil

Aux abords des villes, les enclaves sont désignées par la présence policière, dont Calais est l’emblème. Le paysage autoroutier qui mène au terminal a vu progressivement s’élever les grillages, les barbelés, les doubles rangées de séparation. Et l’entrée du camp est saturée de CRS en faction. Les talus qu’il était possible d’escalader pour accéder aux camions aboutissent désormais à une double haie grillagée, surmontée de chevaux de frise. Le passage par le tunnel est rendu de plus en plus dangereux, et ceux qui ne parviennent pas à le franchir subissent les humiliations de la police et sa cruauté physique : les sous-sols sont inondés, pour les obliger à séjourner dans l’eau glacée. L’enjeu de cette brutalité est clairement donné le 3 mars sur le site du journal Libération :

L'aide financière britannique apportée à la France dans le cadre la crise des migrants à Calais «va être augmentée d'une vingtaine de millions supplémentaires», annonce le secrétaire d'Etat français aux affaires européennes Harlem Désir. Cette aide contribuera à accroître «la sécurisation de la zone d'accès au tunnel et de la zone du port de Calais», ainsi que «la lutte contre les réseaux de passeurs», précise l'AFP. La contribution de Londres à la gestion de la crise est actuellement de plus de 60 millions d'euros.

Et il s’assortit d’une menace du ministre français de l’économie :

Alors que doit se tenir aujourd'hui un sommet franco-britannique sur la crise des migrants, Emmanuel Macron a lancé un avertissement au Royaume-Uni dans le Financial Times, en indiquant que la France cesserait de retenir les migrants à Calais en cas de sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne. «Le jour où cette relation sera rompue, les migrants ne seront plus à Calais», a prévenu le ministre français, précisant que l'accord en vertu duquel le contrôle des frontières britanniques s'effectue côté français pourrait être remis en cause en cas de Brexit.

Le parfait cynisme avec lequel sont annoncés corrélativement la transaction financière entre États qui livre les migrants à la violence, et le chantage stratégique dont elle s’assortit, remet singulièrement en perspective une politique n’a plus de politique que le nom, mais s’apparente plutôt à un trafic d’êtres humains, puisqu’elle fait des personnes migrantes un simple objet de marchandisation, et donc au final une véritable marchandise. Les tractations entre puissances européennes en sont réduites au niveau de la traite. Les exilés n’y sont plus considérés ni selon les raisons de leur départ et la situation de guerre et de danger des pays d’où ils viennent (Syrie, Érythrée, Soudan, Afghanistan, Irak), ni selon les potentiels de savoir dont ils sont porteurs, mais exclusivement comme des produits dont on peut contenir ou libérer le flux.
Et c’est précisément cette considération-là, purement gestionnaire, c'est-à-dire privée de fait de tout réalisme authentique, qui va conduire à transformer des enclaves où une vie relationnelle est encore possible en de simples lieux de stockage. L’édification du nouveau camp de Calais, dont les logements ne sont plus des lieux de vie mais des habitacles, est à cet égard parfaitement emblématique : un camp de conteneurs.
Mais précisément, ces pays d’origine, comme lieux où se sont déployés les processus de colonisation, nous disent en quoi cette catégorie d’exilés est marquée par la discrimination : le partage du monde semble vouloir se poursuivre sur le mode d’un marchandage néo-colonial, pour lequel un sujet exotique ne peut guère avoir d’autre statut que celui d’un objet. Entre l’esclave du commerce triangulaire balancé à fond de cale des navires transatlantiques, et le migrant, objet d’une vulgaire transaction financière entre la France et le Royaume-Uni, parqué dans un camp de conteneurs, l’analogie est patente et ne laisse place à aucune équivoque.

3. Les politiques du stockage

En 1967, Michel Foucault prononçait, devant un public d’architectes, une conférence intitulée « Des espaces autres ». Les termes qu’il y utilisait pour définir l’emplacement résonnent singulièrement aujourd’hui :

On sait l’importance des problèmes d’emplacement dans la technique contemporaine : stockage de l’information ou des résultats partiels d’un calcul dans la mémoire d’une machine, circulation d’éléments discrets, à sortie aléatoire (comme tout simplement les automobiles, ou après tout les sons sur une ligne téléphonique), repérage d’éléments, marqués ou codés, à l’intérieur d’un ensemble. (…) D’une manière encore plus concrète, le problème de la place ou de l’emplacement se pose pour les hommes en termes de démographie. (…) C’est aussi le problème de savoir quelles relations de voisinage, quel type de stockage, de circulation, de repérage, de classement des éléments humains doivent être retenus de préférence dans telle ou telle situation pour venir à telle ou telle fin. Nous sommes à une époque où l’espace se donne à nous sous la forme de relations d’emplacements.

L’enclave, devenue lieu de stockage, devient un simple problème technique : une méthode technocratique de gestion des flux qui permet de réduire leur dynamique à la statique du stock. Mais le parallèle établi par Foucault est encore autrement éclairant : le stock n’est pas seulement une marchandise, c’est aussi un ensemble de données informatiques. Le stockage des personnes est aussi un stockage de l’information au service d’une politique de contrôle. L’exil, objet d’un marchandage, devient aussi la pure abstraction d’une donnée de surveillance. L’enclave comme lieu de vie devient un simple espace de configuration technocratique. Les personnes neutralisées comme sujets sont même neutralisées comme corps, et on ne peut les réduire totalement à l’abstraction des données chiffrées que dans l’espace de stockage du conteneur.
C’est en ce sens qu’on peut interpréter la polémique actuelle entre le maire de Grande-Synthe près de Dunkerque, et le préfet du gouvernement, sur le nouveau camp qui vient de s’ouvrir : dans le temps même où vient d’entrer en fonction le camp de conteneurs de Calais, le maire de Grande-Synthe se voit notifier par le préfet de région l’exigence de fermer le camp de cabanes qu’il vient de faire construire par MSF, sur un motif d’hygiène et de sécurité.
Dans la plus pure tradition de l’hygiénisme issu du XIXème siècle, c’est la possibilité même d’un
lieu de vie qui devient anhygiénique et insécurisée. Les conteneurs de Calais apparaissent alors comme la concrétisation d’une véritable volonté d’asepsie : la sécurité y devient non pas celle des exilés, mais celle de leurs surveillants, et de l’environnement au sein duquel s’est constitué leur enclave. Une garantie d’immunité, de non contamination. Immunité dans laquelle le corps n’a plus fonction que de surface de contrôle : à l’entrée du camp, un instrument prend les empreintes des paumes des mains (évoquant sinistrement par là la prise des empreintes digitales par le système Eurodac, qui pousse les migrants, pour y échapper, à se brûler le bout des doigts). Dans l’ouvrage Communauté, immunité, biopolitique, paru en 2010, Roberto Esposito mettait en évidence cette relation mortifère du fantasme de la communauté fermée au refus de l’idée du manque. Et il le faisait reposer sur une thanatopolitique : le processus qui configure le biopolitique comme production de mort. Viser l’immunité absolue au même titre que la pureté, c’est produire la mort. La figure du conteneur en est une parfaite illustration : les motifs évoqués pour faire détruire le camp de cabanes font apparaître les deux figures (celle de la cabane et celle du conteneur) dans un jeu corrélatif de miroir et d’inversion pour deux représentations antagonistes de l’enclave.

4. L’usage du portable dans les configurations de la vie liquide

Mais la formule de Foucault selon laquelle Nous sommes à une époque où l’espace se donne à nous sous la forme de relations d’emplacements, prononcée en 1967, nous apparaît autant dans son actualité (celle de la volonté de stockage des pouvoirs) que dans son obsolescence : s’il y a bien volonté de stockage, c’est que la constante contemporaine des années 2015 est bien plutôt celle du déplacement. Les enclaves post-coloniales sont des emplacements de déplacés, destinées au renouvellement incessant de leur population. Et elles figurent la condition de l’exil en l’absence de toute effectivité de l’asile. Le refuge est temporaire, précaire, et n’offre la protection que de façon aléatoire et perpétuellement remise en cause. La vie va devoir s’y développer sous le régime de l’instabilité, relativement à laquelle l’unique point de repère un peu constant deviendra le numéro du téléphone portable : c’est le mobile seul qui renvoie paradoxalement à une forme de stabilité. C’est lui qui fait lien, qui rattache, qui donne consistance à une identité. L’asile ne réside plus que dans l’abstraction d’un numéro informatique, ou, au mieux, d’une adresse e-mail qui ne signifie aucune localisation réelle, mais seulement la virtualité d’un lien possible. Dans le monde de l’exil contemporain, même les conditions les plus misérables maintiennent ce dispositif. Dans le camp du Basroch à Grande-Synthe, où l’on s’enfonce dans la boue jusqu’aux mollets, près des sanitaires rudimentaires à l’accès partiellement conditionné par le racket, il y a, sous un simple auvent de toile, ce mât de prises multiples auquel on vient recharger les portables, et le cercle autour ne désemplit pas.
La vie liquide dont traite Zygmunt Baumann, comme dématérialisation des relations dans une configuration du réseau et une liquidation des stabilités sociales, y prend la forme d’une vie des ondes, suspendue au réseau électrique : les hommes afghans massés autour du mât ici ; les femmes érythréennes consultant leurs écrans sous les couvertures ailleurs, nous disent que même celui qui est parti sans bagage, ou a été dévalisé en route, conserve encore, comme inscrit dans son propre corps et prenant le relais de ses forces vives lorsqu’elles sont épuisées, ce numéro d’appel qui signifie l’ultime possibilité d’un monde commun. Quand des réfugiés, incarcérés au centre de rétention administrative de Bordeaux, voudront manifester leur désespoir, leur geste sera celui d’avaler la batterie de leur téléphone, ou de se pendre avec son fil : le moment où l’unique lien possible avec une vie digne de ce nom est retourné en instrument de suicide.

5. Des espaces de désoeuvrement et des systèmes de corruption

Mais ce suspens demeure aussi un indice du désoeuvrement. L’exil n’est pas seulement éloignement de l’origine, il est aussi privation de l’activité qui donnait sens à une vie. Les gens, relativement jeunes dans leur immense majorité, qu’on rencontre dans les camps, ont quitté, sous la menace et souvent dans l’urgence, un travail, une profession, un job, une raison sociale. Ils étaient garçon vacher, ou chauffeur de taxi, ou pilote d’avion, ou fermier, ou enseignant, ou cuisinier, ou vendeur de voiture, ou ouvrier. Ils ont une formation, ou une expérience, ou des études en cours, ou des projets. Et l’attente de l’encampement les réduit à une position d’assistés. L’assistance humanitaire pallie généralement les effets de la misère : par la magie des diverses distributions, ils auront de quoi se nourrir et de quoi s’habiller. Et on ne verra personne mendier. Mais l’effet de cette mise en suspens est redoutable : elle use la patience à force de passivité. Ces jeunes gens encapuchonnés errant en groupe sur les terrains vagues que sont devenus les emplacements rasés des camps précédents, voient leur potentiel ignoré, et finissent par intégrer, à l’encontre de leur volonté, l’impossibilité de sortir des logiques insidieusement destructrices de l’assistanat.
L’enclave post-coloniale est un espace de désoeuvrement, où l’errance devient une manière d’être au monde. B, réfugié du Kurdistan irakien, le dit clairement, et son combat va précisément consister à refuser cette position. Au Kurdistan, âgé de vingt-cinq ans, il menait parallèlement des études d’anglais et une activité de travailleur social. Il est aussi musicien, et fils de fermier :

Je devais trouver quoi faire à Dunkerque. J’ai pensé à la situation des enfants, il fallait qu’ils restent là. J’ai dit à ma mère « On doit rester en France, et trouver une place ici ». Même si ce n’est pas aisé avec le gouvernement français. Je ne voulais pas rester comme un homme assis dans la tente, attendant qu’on me nourrisse. Mais j’ai mis en pratique cette philosophie, d’aider les gens dans le camp. Pour moi, c’est facile, j’ai travaillé avec mon frère, on a commencé à la cuisine. Puis j’ai commencé à travailler dehors, dans une équipe de Kurdes, et j’ai organisé le camp pour les gens. De bonnes tentes pour les familles avec enfants ; les moins bonnes tentes pour les autres. J’étais content d’aider les gens.

Une bénévole qui a travaillé dans le camp se souvient qu’il se présentait non comme un réfugié mais comme un volontaire, déterminé à refuser la condition de désoeuvré pour travailler dans le camp en utilisant ses compétences de travailleur social et sa pratique de l’anglais. Mais c’est précisément cette volonté de travailler, de défendre un espace commun, de manifester une solidarité, qui va le faire éjecter du camp. Il trouvera dans sa tente une balle de revolver déposée là en signe d’avertissement. Sa volonté de participer à une organisation équitable du camp va se heurter à un système de prébendes et de passe-droits qui ne concerne pas seulement les Smugglers (trafiquants, passeurs), mais une partie au moins de la police française locale chargée de la surveillance du camp. Ce que décrit B est très clairement un système de corruption à l’intérieur du camp, au terme duquel la menace dont il a fait l’objet, et qu’il dénonce à la police, ne sera pas prise en considération : celui qui veut sortir de sa condition d’assisté, pour œuvrer à l’intérêt commun, sera contraint à quitter le camp.
Cette corruption est l’effet majeur de la clandestinisation des réfugiés : la clandestinité est un motif constant d’exposition aux trafics, et le désoeuvrement s’accompagne aussi des formes les plus violentes de la surexploitation. Et celle-ci ne peut pas s’exercer autrement qu’avec des complicités policières. C’est ce qui fera dire à B :

Le gouvernement français, le gouvernement anglais, sont aussi des trafiquants. Qui s’occupe de mes droits maintenant ? Quelques volontaires, et c’est tout.

L’aventure vécue par B engage ainsi une double expérience, qui en dit long sur les volontés d’immunité qui président à la chasse aux migrants. C’est d’abord l’expérience, sans appel à ses yeux, d’une corruption de la communauté nationale française. Corrompue non par la présence des migrants, mais par le refus d’un accueil transparent. Refuser d’accueillir, ce n’est pas faire disparaître, mais imposer la dissimulation. Et cette dissimulation gangrène le corps social tout entier. Des militants des No Border, réseau international de contestation des politiques migratoires, disent clairement en quoi le traitement infligé aux migrants provoque une accoutumance à la violence qui préfigure celle que les sédentaires sont prêts à subir sur leur propre territoire.

6. Des puissances de solidarité

Mais c’est aussi l’expérience d’une irréductibilité des volontés solidaires. Calais, à cet égard, n’est pas seulement le lieu emblématique des violences policières et de la discrimination. C’est aussi le lieu où apparaît clairement, dans sa dimension la plus évidente, la présence de l’exil et le caractère insupportable de sa dissimulation. Indépendamment des organisations humanitaires, ou intégrés dans celles-ci, mais en portant souvent un regard critique sur elles, la figure des volontaires se manifeste à partir d’une conviction : celle d’avoir bien plus en commun avec les exilés qu’avec les responsables de nos propres institutions. C’est la figure du dirigeant, dans sa brutalité gestionnaire, qui finit par apparaître comme une figure de l’étranger, dans le temps même où celle de l’exilé devient familière.
Une habitante de Coquelles dit ainsi comment apercevoir les réfugiés errant aux abords du village a suscité, en elle et ses proches, un irrésistible sentiment de solidarité, qui la poussera à quitter sa profession pour devenir volontaire à l’Auberge des migrants. Là, les liens sont internationaux aussi bien entre exilés et sédentaires, qu’entre Anglais et Français, contestant les politiques respectives de leurs propres dirigeants. L’engagement volontaire est ici lié à l’impossibilité de l’indifférence. Ils sont là, on les voit, et l’on est saisi par l’émotion de cette proximité, par l’insupportable du sort infligé massivement à des personnes qui désormais sont entrées dans notre monde, sont partie prenante de notre milieu de vie, intégrées à la quotidienneté du paysage urbain. Sidonie dit :

Ma maison est dans un endroit stratégique pour le passage Eurotunnel. J’ai donc vu passer des centaines de réfugiés en onze ans. On donnait une tasse de café, on les aidait à se cacher des militaires, mon mari et moi. Lui est juste volontaire. On venait de Boulogne sur mer, où on ne voyait pas de réfugiés il y a quinze ans. En s’installant sur le littoral, la première chose qu’on voit, ce sont des gens qui marchent sur le bord de l’autoroute. Ça nous a touchés. On était dans notre jardin, on a vu passer des réfugiés qui couraient : la police les avait repérés. C’était il y a onze ans, notre fils avait quatre ans. On est installés dans le vieux Coquelles, qui est retiré du centre du village et qui est inclus dans Eurotunnel, puisqu’il y a juste une grille qui nous en sépare.

L’enclave, c’est aussi cette présence des silhouettes dont la furtivité devient obsédante, et qui vont, de ce seul fait, devenir des personnes auxquelles on va finir par offrir un café, ou un repas, ou la possibilité de se laver ou d’utiliser un téléphone, de brancher un portable, d’utiliser des toilettes.
Ce geste là n’a plus rien à voir avec la charité. Il va de pair avec la conviction d’une appartenance commune à l’humanité. L’enclave devient ainsi positivement contaminante : elle gagne le tissu social et génère des stratégies d’accueil, d’inclusion subreptice. Toute une clandestinité du geste protecteur. B se souvient ainsi de son passage dans ce camp grec où il cherchait sa mère dont il avait été brutalement séparé à Orestiana :

Après cinq jours, ils nous ont donné un papier et emmenés dans un camp ; après dix jours, dans un autre camp. Après quinze jours, dans un autre camp, à Exanti. On y est restés dix-neuf jours. Un capitaine a regardé sur un ordi par Interpol. Il a aidé tout le monde. Il a dit que ma mère n’était pas en Grèce. Je veux aller le voir plus tard, je m’en souviendrai toute ma vie.

Le geste de cet officier de police aidant les exilés à chercher leurs proches à l’encontre des ordres reçus, dit quelque chose de cette volonté obstinée de se laisser contaminer par la possibilité d’un monde commun. Il dit l’écoeurement ressenti, jusqu’au sein de la police, devant l’inanité des politiques du déni.

L’exil, dans les processus violents qu’il affronte, a d’abord à faire face à la violence spécifique de l’absurdité. Des politiques privées de sens ont d’abord généré la multiplication des enclaves. Politiques internationales de soutien à des régimes brutaux, politiques post-coloniales du stockage et de la marchandisation des corps, politiques bureaucratiques de la gestion des flux, dont les effets liquéfiants ne sont rien d’autre que ceux d’une liquidation.
Des camps rasés, des réfugiés gazés ou inondés, des parcages en conteneurs, disent clairement que la brutalisation du politique qui caractérise l’effet de colonisation est en train de revenir comme un boomerang sur le territoire même de la République, à la manière d’un retour du refoulé. Il y a comme une mémoire du pouvoir, où s’inscrivent des habitudes de comportement, des répétitions compulsives qui traduisent une véritable pathologie du politique. Issues d’anciens protectorats, zones d’influence occidentales ou pures et simples colonies, les personnes qu’il semble si évident de chasser, de poursuivre, d’enfermer, de harceler, de dégrader, à l’encontre même des préconisations juridiques les plus élémentaires, des dénonciations du défenseur des droits ou des injonctions de la commission des Droits de l'Homme, ont pourtant en eux le désir et le potentiel manifeste d’un rôle à jouer au sein de la communauté dont les divers pouvoirs les excluent.
Mais les politiques immunitaires sont par définition suicidaires : elles se privent d’un renouvellement possible de leur propre vitalité, dans le temps même où elles dénoncent et condamnent le soutien apporté aux réfugiés, au nom d’un « réalisme » politique qui relève de la pure et simple fiction. Attester de la vie contrariée des enclaves post-coloniales, c’est dire la puissance de socialisation de ceux que des pouvoirs aveugles s’obstinent à invisibiliser.