Éthique de terrain



Pour le Vocabulaire de recherche biographique en éducation
Septembre 2018
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« Éthos » signifie en grec le comportement, et il n’y a nécessité d’une éthique que là où les aléas d’un contexte peuvent prêter à des abus de comportement. Par exemple, dans la pensée hippocratique, c’est parce que la réalité de l’exercice médical en situation offre prise à une domination du médecin, non seulement sur le corps, mais sur les conditions d’existence de tout patient, qu’il faudra édicter les règles de ce qu’il est convenu d’appeler « serment d’Hippocrate », dont le centre est une finalité négative, celle du primum non nocere : d’abord, ne pas nuire. La régulation ne s’impose que pour contenir les excès ou les dérives auxquels se prête spontanément le réel.
Tout terrain se caractérise d’abord par ses accidents, par le fait que rien n’y est entièrement prédictible, même si bien des aspects peuvent en être prévisibles. Chaque terrain a ses propres finalités, qui sont clairement d’ordre épistémologique : on va sur le terrain pour apprendre quelque chose d’une situation et en rendre compte. Pour vérifier une hypothèse ou susciter de nouvelles pistes interprétatives. Pour élaborer un va-et-vient entre théorie et pratique qui permet de valider, d’invalider ou de réorienter un corpus de savoir.

1. Des conflits de loyauté

Or il peut parfaitement y avoir conflit entre le désir de savoir et l’intérêt de ceux dont on veut savoir. Ou, de façon beaucoup plus massive, entre l’intérêt de ceux qui autorisent l’accès au terrain, et l’intérêt de la recherche. Double conflit de finalités donc, qui se traduit bien en termes de conflit d’intérêt : d’une part entre finalité de savoir et finalité de respect d’autrui ; d’autre part entre finalité de savoir et finalités de pouvoir. Et ces deux conflits sont eux-mêmes antagonistes entre eux : le premier concerne la relation à des sujets appartenant à des catégories réputées subalternes ; le second la relation à des secteurs dominants de l’ordre social. C’est de la position du curseur de terrain entre ces deux extrêmes que peut relever une éthique.
Autrement dit, l’éthique n’est ni un guide de bonne pratique, ni un manuel de morale. C’est bien plutôt une boussole politique, dont la condition est d’avoir bien saisi et assumé les enjeux sociaux et économiques du terrain dans lequel on va se plonger, quelle que soit son apparente consensualité. Et l’éthique supposera nécessairement des conflits de loyauté.
Qui passe la commande d’un travail de terrain ? Qui le finance ? Quels autres acteurs interviendront sur ce terrain ? De qui ou de quoi dépendent ceux auprès de qui on va s’entretenir ? Quelles questions pourront leur être posées, et quelles questions ne devront pas l’être ? Auprès de qui devra-t-on rendre compte du travail ? Ceux qui y ont collaboré en connaîtront-ils les résultats ? Qui peut-on citer ? Qui doit-on protéger ? Quelle protection des sources peut-on offrir à ceux qui nous ont fait confiance ? Quel équilibre tenir entre l’interdit de transmettre et la nécessité d’informer ? À quel public s’adressera le travail finalisé ? Quel effet veut-on obtenir par la publication et la diffusion de ce travail ?

2. Quelles solidarités ?

Au final, tous ces questionnements se résument à un seul : de quelles finalités se sent-on solidaires ? Puisque, clairement, aucune finalité de travail n’appartient à personne en propre ; mais que tout travail rendu public, quelque personnelle qu’en soit l’origine, et quelque « scientifique », neutre ou académique que prétende être son objectif, est destiné à soutenir certaines causes et à en combattre d’autres. La cause de la neutralité scientifique peut recouvrir celle de la neutralisation politique, comme le montrent par excellence les travaux de Michel Foucault sur les rapports entre savoir et pouvoir. Ou comme le montrent, de façon bien plus contemporaine, les effets d’intimidation (dénoncés de l’intérieur par un certain nombre d’universitaires), visant à niveler les discours en discréditant comme « non scientifique » tout discours présentant un regard critique.
Une autre forme de sanction à l’encontre des choix éthiques est le nombre incalculable de procès-bâillons infligés à nombre de lanceurs d’alerte et de chercheurs critiques des politiques publiques. Le cas du philosophe Alain Deneault au Canada, assigné en procès par la compagnie minière dont il avait dénoncé les agissements criminels, est à cet égard d’autant plus emblématique qu’il a été suivi de son éviction de l’Université. Le cas du sociologue Didier Fassin, interdit de poursuivre son travail sociologique dans les BAC (Brigades Anti Criminalité) de la région parisienne, dont il avait mis en évidence les comportements racistes et l’inféodation à l’extrême droite, est une autre preuve des risques réels auxquels peut s’affronter celui qui veut tenir une véritable ligne éthique, non seulement sur le terrain, mais dans les usages qu’il en fait ensuite. Les cas des sociologues Mathieu Rigouste ou Nicolas Jounin, eux-mêmes victime de violences policières, après avoir fait un terrain l’un sur ces violences mêmes et l’autre sur l’exploitation du travail dans les métiers du bâtiment, sont des exemples d’autres types de risques encourus au nom précisément d’une éthique de terrain.
Celui qui va sur le terrain des migrations, sur le terrain des revendications dans les ZAD ou sur celui es manifestations sait qu’il ne sera guère protégé, ni contre les agressions des diverses compagnies de sécurité, ni contre les attaques judiciaires dont son travail peut être l’objet, ni contre certaines mesures de rétorsion universitaire. Mais il en est de l’éthique comme de n’importe quelle force résistance physique : elle ne devient force qu’en s’affrontant à la force antagoniste.

3. L’anthropologie et la question des subalternes

Dans la mesure même où la question du terrain s’est d’abord fondée dans l’anthropologie, sous la forme d’un questionnement ethnologique, la première question éthique qui s’est posée était nécessairement celle du rapport à l’espace colonial : que faire de la subjectivité des colonisés, et des informations qu’elle pouvait fournir, si l’on s’en tenait à les considérer comme choses ? De ce point de vue, l’histoire de l’abolition de l’esclavage éclaire d’un jour particulier cette problématique du statut intermédiaire des subalternes, ayant cessé d’être objets d’échange pour devenir objets d’étude, mais n’accédant toutefois pas réellement au statut de sujets. C’est sur cette expérience contradictoire que Malinowski fondera la position de l’ « observation participante », par laquelle il tente de rompre avec la volonté de mise à distance et d’objectivation de l’ « autre », en publiant en 1922 Les Argonautes du Pacifique occidental. L’éthique de terrain est ici du côté d’une volonté d’immersion et d’acculturation, qui vise à discréditer la position coloniale d’irréductibilité des différences. Et Edward Saïd montrera avec beaucoup d’humour les impasses de cette prétention à l’irréductible.
Contemporain de Malinowski, mais sur un tout autre terrain, Gramsci, dans ses articles et lettres de prison, fustige, sur le territoire même de l’Italie, la discrimination entre Nord et Sud, et crée, dans cet objectif, la terminologie même de « subalternes », pour désigner ceux dont le statut est d’emblée politiquement discréditant, qui de ce fait, tels les paysans de l’Italie méridionale, ne peuvent prétendre à une authentique représentativité politique.
Mais, dans les années 1980, Gayatri Spivak va lier cette question de la représentativité électorale à celle de la représentation intellectuelle. Et interroger, de ce fait les fondements mêmes du travail de terrain : qui s’autorise à représenter qui, et au nom de quoi ?

4. Deux questions

Cette question est désormais centrale, pour interroger les principes mêmes d’une éthique de terrain. Elle engage deux dimensions :
- 1. Comment se comporter, sur le terrain, à l’égard de ceux que leur statut social et politique réduit à la condition de subalternes, pour ne pas les réassigner à cette subalternité dans le comportement même qu’on adopte à leur égard. Ou comment marquer l’écart rigoureux entre la position qui leur est assignée et celle qui devrait leur être reconnue ?
À cet égard, relativement à la question de l’entretien dans les situations de migrations, il est indispensable que celui-ci ne vise ni à extorquer aux interlocuteurs les aveux requis par les bureaucraties dédiées au tri entre légaux et illégaux, ni à susciter le dolorisme humanitaire qui les place systématiquement en position de victimes, mais à leur rendre leur rôle d’acteurs légitimes d’une histoire où leur place doit être reconnue.

-2. Comment rendre compte par l’écrit de cette exigence éthique de restauration de l’autre dans ses droits et sa propre représentativité ? Ou comment, dans l’écriture même à laquelle donnera lieu l’entretien, attribuer à la parole des personnes une place qui ne soit pas celle de simples informateurs au service d’un auteur, mais fasse saisir le texte même de l’auteur comme redevable. Et ce non pas seulement au matériau fourni par ses interlocuteurs, mais à la force même de leur réflexivité ?
Dans la grande majorité des cas, les divers interlocuteurs n’auront pas accès au texte final prenant en compte leur intervention. Et il est important que cela soit dit d’entrée de jeu : contrairement aux entretiens menés avec des spécialistes de telle ou telle question, interrogés en tant que spécialistes, et qui auront accès au texte qu’ils pourront modifier, les personnes saisies en situation de précarité n’auront pas l’occasion, la plupart du temps, de donner leur avis sur le produit final de leur collaboration. C’est une raison supplémentaire, d’un point de vue précisément éthique, pour que leur place y soit respectée, leur pensée entendue et leur dignité reconnue.

Il est fondamental à et égard que le chercheur ne soit pas perçu du côté des instances inquisitoriales ou persécutrices, auxquelles peut l’identifier son appartenance d’origine, en termes de classe comme en termes de nationalité. De ce point de vue, le volontarisme éthique du chercheur sera de se mettre lui-même en exil de sa propre appartenance. L’expérience du terrain est à cet égard aussi une tentative de désaffiliation, qui place le chercheur en position d’insécurité en le mettant à disposition de son interlocuteur et en lui faisant intérioriser le sentiment d’inadéquation qui est le lot quotidien de la position subalterne. La position d’entretien, comme plus généralement la position de terrain, interroge la place comme un espace de déplacement.

Au-delà de ces dimensions, poser la question éthique est nécessairement s’interroger sur un rapport à l’histoire, sur la réalité du contexte et sur les possibilités d’instituer un monde commun intégrant les antagonismes et les dissensus. Hannah Arendt faisait de la pluralité la condition même du politique. C’est à reconnaître les torts faits à cette pluralité que doit s’employer une éthique de terrain, sous peine de n’assigner pour tâche à l’éthique que la disparition du politique.

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