À quoi s’affronte une philosophie de terrain ?



Pour la Rencontre Des penseurs en temps de troubles Studio-théâtre de Vitry
Lundi 10 octobre 2016
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Il n’y a pas d’autre temps que celui du trouble. Pas d’ataraxie politique.
Ces temps ne sont pas plus troublés que d’autres ; en tout cas pour nous, dans l’espace-temps où nous sommes et la classe (middle-class) à laquelle nous appartenons.
La première difficulté pour penser, c’est sans doute justement de savoir d’où l’on pense, et avec qui.
On prendra donc le mot « trouble » non pas au sens de guerre ou de conflit particulièrement violent sur nos propres territoires, mais au sens d’indétermination, d’indifférenciation, et par là justement d’obstacles à la pensée.

Violence économique
Violence policière
Violence politique
Violence « identitaire »
Violence institutionnelle
Trahison des « élites »

D’où émerge l’idée d’une philosophie de terrain ? D’un double refus :
- celui de la philosophie académique
- celui de la « pop philosophie », de la philosophie de comptoir et de café-philo
D’un côté une pensée déconnectée du réel, surplombante, refusant la question foucaldienne « Qu’est-ce que notre actualité ? »
De l’autre une pensée prétendument populaire, et de fait platement démago, dont l’un des signes actuels est la question fondatrice posée au centre d’une de ses manifestations « Magie et philosophie » (!)

Dans les deux cas, une invalidité
- à penser le politique
- à porter sur lui un regard critique
- à offrir des outils de lutte et de réflexion
- à faire émerger une théorie forte d’une pratique forte
- à affronter le réel au lieu d’en dresser le constat
- à n’offrir d’alternative qu’entre la complaisance et le désabusement.

C’est de ce double refus, c'est-à-dire d’une intention profondément polémique, qu’est né le concept de philosophie de terrain, dont les antécédents sont pourtant bien réels, même si souvent masqués, dans toute la tradition philosophique.
L’association d’une esthétique documentaire à un travail de terrain philosophique nous paraît éclairer la façon dont l’usage du texte peut s’articuler à celui de l’image, dans une relation qui n’inféode pas l’un à l’autre, mais par laquelle au contraire ils se potentialisent l’un de l’autre. Mais déjà, le choix de la photographie documentaire, comme celui de la philosophie de terrain, ne va nullement de soi, et même s’affirme largement à l’encontre des courants les plus médiatisés de ces deux disciplines.
La photographie documentaire critique, telle que la conçoit Philippe Bazin , s’oppose à un courant majoritairement dominant dans la question du rapport au terrain : celui du photojournalisme de reportage, impulsé par la diffusion des grands médias et des agences de presse, en particulier depuis la seconde moitié du XXème siècle, et les possibilités d’user d’un matériel photographique plus aisément transportable, et de diffuser l’image par la canal des magazines. Usant largement du sentimentalisme dans la photographie à vocation humanitaire, ou du sensationnalisme dans le reportage de guerre, le photoreportage renvoie à un usage relativement primaire des émotions, voire à une esthétisation du réel dans le sens de la photographie de mode. C’est à son encontre que la photographie documentaire vise au contraire à promouvoir un pouvoir réflexif de l’image, une forme qui donne à penser le réel sur le long terme, plutôt qu’à en faire un objet d’affects immédiats.
En ce sens elle trouve une interaction avec la philosophie de terrain, dont les antécédents sont nombreux (chez Simone Weil par exemple, lorsqu’elle écrit à partir de son expérience d’ouvrière en usine, ou chez Michel Foucault lorsqu’il tente ce qu’il appelle des « reportages d’idées »), mais que j’ai souhaité élaborer de façon spécifique au début des années deux mille . À l’encontre d’un usage abstractif, métaphysique et surplombant des concepts, le travail de philosophie de terrain vise au contraire à les faire émerger d’une présence directe sur les lieux, à partir des entretiens avec les personnes qui vont en fournir le matériau conceptuel réélaboré philosophiquement. Elle veut fournir des outils critiques pour affronter le réel contemporain dans ses problématiques politiques, plaçant la relation entre politique et esthétique au cœur du dispositif de travail.

Le rapport au terrain oblige donc à penser le rapport à l’image. Et l’une des difficultés est de faire valoir un rapport à l’image qui ne soit pas celui d’une instrumentalisation du texte par l’image. Cela nous a conduits, le photographe Philippe Bazin et moi, à un travail collaboration, à la fois sur le terrain et dans l’élaboration ultérieure du matériau recueilli. Et à penser, par la relation entre photographie documentaire et philosophie de terrain, les enjeux plus vastes du rapport entre esthétique et politique.
Cette collaboration a déjà trouvé pour nous une de ses réalisations dans un livre publié fin 2012 aux éditions Créaphis, Le Milieu de nulle part, sur les politiques migratoires, réalisé dans les centre d’hébergement et de rétention à travers la Pologne.
Elle avait eu un antécédent en 1999, dans un travail sur les Femmes militantes des Balkans, où elle s’était donné une forme différente : celle d’une publication dans la revue Transeuropéennes, et d’une exposition itinérante à travers l’ex-Yougoslavie à l’initiative de cette revue, puis d’une nouvelle exposition au Musée des Beaux-arts de Tourcoing.

Cette collaboration a aussi eu des suites, dans quatre pays différents entre 2011 et 2014 :
- en Égypte en 2011, sur les événements liés à la chute du régime Moubarak au Caire et à Alexandrie ;
- au Chili en 2012, sur la relation entre les violences passées, les formes de violence contemporaines et l’état des revendications autour de la question du logement ;
- en Turquie en 2013, sur le mouvement de contestation autour du Parc Gezi à Istambul ;
- et en Bulgarie en 2014, sur les immolations qui ont eu lieu autour du mouvement de protestation de l’année 2013-2014.
- Elle s’est concrétisée également en 2016, dans un travail commun autour des camps de réfugiés du Nord de la France (dont le plus célèbre est Calais).
- Elle a enfin pris la forme, en 2016, d’une exposition autour de plusieurs travaux communs, et d’une projection parlée sur le travail en Bulgarie.

Le travail dans les camps du Nord nous a donné l’occasion d’éprouver la difficulté à faire valoir ce rapport du texte à l’image. Le monde de l’image est un monde quasiment squatté, d’un point de vue médiatique, par le monopole des grands magazines, et plus généralement, du monde de la communication. Cela ne suppose pas seulement qu’on ait sans cesse sous les yeux la vulgarité des devantures de presse et de l’affichage publicitaire. Ce bain permanent est un véritable endoctrinement visuel, qui accoutume le regard et rend difficile, même pour un public éclairé, voire intellectuel, une émancipation à l’égard de ce que Bourdieu aurait appelé un habitus esthétique.
Il est difficile, même dans le monde de l’édition, de penser l’image autrement que sous la forme du reportage, et cette question est une vraie question philosophique. Pour nous, dans le cas présent, elle a conduit Philippe à retirer ses images d’un travail commun que nous devions publier ensemble, et où leur statut d’égalité avec le texte et de mise en écho de l’un par l’autre n’avait pas pu être formellement respecté.
Il reste à faire une véritable éducation à l’image, à sa relation à la pensée, pour produire ce que Benjamin appelait, dans L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, une « politisation de l’esthétique » : une conscience de sa possible puissance de revendication.
Ce travail a créé des points d’intersection entre photographie et philosophie non seulement dans son résultat, mais dans tout le cours de son élaboration, où l’un s’est sans cesse potentialisé de l’autre. Il faudra donc sans cesse éclaircir ces modalités d’interaction entre une pratique artistique et une recherche en philosophie et sciences humaines, à travers une dynamique de spatialisation de la parole.

C’est la raison pour laquelle, dans le programme des entretiens, ceux-ci ne sont en aucun cas balisés par un questionnaire préalable, qui en formaterait nécessairement les réponses : l’entretien n’est pas un interrogatoire, le questionnement n’est pas une enquête, les personnes interrogées ne sont pas des témoins. Et, plus généralement, le vocabulaire méthodologique de l’enquête de terrain, si proche à bien des égards du vocabulaire policier, tel qu’il se formalise dans les manuels de sociologie ou d’anthropologie, s’il convient sans doute aux exigences de ces disciplines, pour lesquelles il a pu faire ses preuves, ne nous semble pas adapté à ce qu’on peut viser par l’appellation de « philosophie de terrain ».

L’attitude du chercheur n’est pas pour nous celle d’un enquêteur, mais bien plutôt d’un quêteur, voire d’un quémandeur, qui est amené sans cesse à questionner sa propre position, à s’étonner du matériau réflexif que lui fournissent ses interlocuteurs, à se laisser prendre à revers non seulement par leurs réponses, mais par les nouvelles questions que ces réponses amènent, et qui sont la plupart du temps de l’ordre de l’imprévisible. Et cette prise à revers deviendra nécessairement non seulement un nouvel objet réflexif, mais souvent même le pivot du travail finalisé. Au Chili par exemple, l’hostilité suscitée par certaines questions, ravivant à mon insu des blessures que j’ignorais, mettant au jour des trahisons que je ne soupçonnais pas, ouvrira ma recherche à la complexité des tensions familiales que génère nécessairement la violence politique, aux clivages et aux crimes qu’elle suscite entre parents, entre proches, et dont l’entaille, à des dizaines d’années de distance, est loin d’être cicatrisée.
Et sur ce terrain cicatriciel, l’attitude du chercheur sera bien souvent de taire certaines questions plutôt que de les poser, d’esquiver les effets de certaines réponses plutôt que de les approfondir, car il arrive qu’on en apprenne davantage d’un silence que d’une parole, et que le respect du refus de l’autre soit la condition de sa confiance et de la réappropriation de son propre espace mental.

Ainsi sera mise en œuvre la tension philosophique entre universel et singulier, entre collectif et particulier, par laquelle chaque histoire n’est riche que de sa singularité, et ne fait pourtant sens que de son rapport au collectif. Dès lors, c’est le projet initial lui-même qui sera amené à muter dans sa confrontation au terrain, et qui ne s’enrichira que de ses propres facultés de mutation. Et de toutes ces mutations, la mutation des images sera bel et bien l’un des effets. De la possibilité d’une prise de vue à la décision qui en est prise, puis de la prise de vue à la découverte de l’image par le photographe, puis de cette découverte au travail sur l’image qui en est la conséquence, il y a déjà toute une série de reconfigurations qui viennent en perturber le sens, ou faire irruption d’un nouveau sens. Et le frottement de l’image au texte va à nouveau les faire muter l’un comme l’autre. Il produira de nouvelles mises en relation, de nouvelles séries, de nouveaux renvois, de nouveaux échos, dont le choix final de la relation texte-image sera le résultat.

Une autre difficulté est celle de la relation avec les personnes avec qui l’on s’entretient.
Ainsi, tous les lieux n’étaient pas ouverts à l’entretien, et tous les entretiens ne permettaient pas de faire image. Il existe donc des images sans texte, comme il existe des textes sans image. Comme il existe aussi des textes qui ont besoin de l’image, et des images qui nécessitent la présence du texte. Mais, comme dans tout le travail de collaboration que nous avons choisi et dans tous les lieux où nous avons tenté de le mettre en œuvre, les photos ne sont en aucun cas une illustration des textes, pas plus que les textes ne constituent une légende des images. À l’encontre des standards de la presse, nous avons choisi un mode de relation du visuel et de l’écrit qui leur permet d’entrer en résonance l’un avec l’autre, de se faire écho en conservant chacun leur autonomie et leurs propres modalités discursives.
Cette autonomie ne concerne pas seulement la façon dont nous présentons notre travail une fois qu’il a pris forme, mais aussi, plus en amont, la façon dont il s’engage et se réalise sur le terrain ; et, plus amont encore, dans la conception initiale du travail, cette autonomie est liée à ce qu’on pourrait appeler une souplesse orientée. Nous décidons en amont de ce que seront un certain nombre de nos objets, et nous nous documentons dessus pour orienter le travail ; mais c’est seulement sur place, en fonction des interlocuteurs, des lieux et des possibilités qui nous sont offertes, que vont se décider nos manières de procéder. Le travail ne répond en aucun cas à une commande, mais à une nécessité qui est la nôtre, liée à ce qui nous paraît être une actualité politique que nous voulons interroger, et dont nous devrons trouver la forme philosophique et esthétique.
Nous ne sommes pas des spécialistes des terrains sur lesquels nous partons, et nous ne prétendons pas le devenir. Mais nous sommes des professionnels des domaines de notre recherche. Et nous avons besoin, pour travailler, de la compétence de ceux que nous sollicitons. C’est la raison pour laquelle nous ne les traitons jamais comme des « témoins », mais comme des partenaires de notre réflexion. Quelle que soit leur expérience, elle leur confère un savoir que nous n’avons pas. Et nous sommes en position de demande à leur égard.

Cette position impose bien sûr la barrière de la langue, mais elle impose aussi bien souvent une barrière de classe qu’on ne peut pas méconnaître. On ne peut faire valoir la position subalterne qu’à partir d’une extériorité. Et donc il faudra tenter de tenir cette ligne de se sentir soi-même menacé de ce statut, pour ne pas se mettre en surplomb. Et la difficulté sera toujours celle de la méfiance qu’on affronte. Plus encore du reste quand l’entretien concerne des « élites ».