Penser une philosophie de terrain



Pour le livre Le Philosophe et l’enquête de terrain : le cas du travail contemporain
Éditions Octares
Mars 2017
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Il ne s’agit pas seulement ici de penser un rapport de la philosophie au terrain, mais de penser une philosophie de terrain. Et de repenser par là même le rapport de la philosophie aux sciences humaines, non pas comme attendant d’elles la nourriture concrète dont elle a besoin pour penser, ou une expertise méthodologique dont elles auraient le monopole ; mais comme leur offrant sa propre relation spécifique à des terrains communs, qui seront ainsi l’objet d’échanges, de croisements et d’apports mutuels.
Le travail contemporain est en effet aussi le travail des chercheurs, eux-mêmes travailleurs allant débusquer, sur des territoires dont ils sont distants, la forme de proximité qui leur est nécessaire pour penser. Et sur ce point, toute une tradition, philosophique autant que sociologique ou anthropologique, éclaire ce rapport plastique de la distance à la proximité travaillé par Georg Simmel, par lequel se constitue ce que j’ai choisi d’appeler, depuis quelques années, « philosophie de terrain » , après l’avoir en partie, ainsi que d’autres philosophes , pratiquée sans l’avoir nommée.
C’est ce concept d’une philosophie de terrain, lié à la problématique de l’entretien qui en est corrélative, qu’il s’agit d’éclairer ici, en relation avec les enjeux sociaux et politiques dont il est vecteur.

1. Un concept de l’entretien de terrain né avec la question du travail

La technique même de l’entretien, tel qu’il se pratique dans les sciences sociales, trouve son origine dans un questionnement, en quelque sorte managérial, sur l’efficacité des rapports de travail. Alain Blanchet et Anne Gotman écrivent ainsi :

On a coutume d’établir l’acte de naissance de l’approche dite « indirecte » à une date plus récente – 1929 – à la Western Electric, où se déroule une enquête d’évaluation d’un style nouveau qui sera rapportée, commentée et théorisée en 1943 par ceux que l’on considère comme les fondateurs de l’entretien de recherche : Roethlisberger et Dickson (1943). Cette enquête, centrée au départ sur les conditions matérielles de la productivité dans l’entreprise, mit alors en évidence, contre toute attente, l’importance des relations interpersonnelles dans la motivation au travail.

L’entretien sociologique, dont l’origine est du côté d’une demande entrepreneuriale en vue d’une meilleure performance des ouvriers au travail, s’oriente, en dépit d’elle-même, vers un questionnement non pas sur les dispositifs techniques, mais sur les conditions relationnelles. Elle contraint en quelque sorte les responsables d’entreprise à interroger la subjectivité de ceux qu’ils auraient préféré considérer sous l’angle de leur opérationnalité. Ceux qu’on interroge sont nécessairement des subalternes, mais l’objet même de l’interrogation les met d’emblée dans la position de subvertir la demande et d’apparaître non comme des objets d’enquête, mais comme des interlocuteurs, sujets à la fois dans les relations de travail et dans la relation même induite par l’entretien. Déjà, le dispositif d’objectivation de l’enquête est battu en brèche par les protagonistes de l’entretien, qui le transforment en un dispositif égalisant d’interlocution.
Au siècle précédent, Marx et Engels avaient clairement désigné l’interrogation sur le rapport de travail, comme radicalement irréductible aux conditions de l’enquêteur. Engels écrivait en 1845, publiant, à la suite d’un travail de terrain, La Situation de la classe laborieuse en Angleterre :

Le rapport de l'industriel à l'ouvrier n'est pas un rapport humain, mais une relation purement économique. L'industriel est le « capital », l'ouvrier est le « travail ». Si l'ouvrier ne veut pas se laisser enfermer dans cette abstraction, s'il affirme qu'il n'est pas le « travail » mais un homme qui, il est vrai, possède entre autres la faculté de travailler, s'il s'avise de croire qu'il ne devrait pas se laisser vendre et acheter en tant que « travail », en tant que marchandise, sur le marché, l'entendement du bourgeois est alors comme frappé de stupeur.

Cette stupeur du chef d’entreprise face à la réalité pensante de celui qu’il emploie, l’impossibilité où il se trouve de le réduire à l’objectivation de son travail, sont autant de manières de contester l’un des aspects de ce que Marx et Engels appelleront « le fétichisme de la marchandise », qui passe par la réification du travailleur. Et Marx dans la liste d’une centaine de questions qu’il prévoit de poser à des ouvriers dans le cadre de son travail de recherche militant, précise :

Il n’est pas nécessaire de répondre à toutes les questions ; mais nous recommandons de faire les réponses aussi abondantes et détaillées que possible.

Cette recommandation dit à quel point c’est l’initiative de l’enquêté qui doit orienter le contenu même de l’enquête, là où la réflexion de l’enquêteur est impuissante à anticiper la variété, la richesse et la complexité des réponses qu’il sollicite ; et, par là même, à projeter l’efficacité de leur usage. Si la question ne mobilise pas l’attention de l’interlocuteur, c’est qu’elle est vaine et sans objet. Et si l’interlocuteur répond à côté de la question posée, c’est que cet à côté est beaucoup plus riche d’un potentiel informatif que ce que la question elle-même laissait supposer. Ainsi la position de l’enquêteur est-elle de se laisser sans cesse prendre à revers par une compétence toujours plus étendue que la sienne sur les domaines de son questionnement. Et cette prise à revers est la condition même de son information. Mais elle est, comme le montre la « stupeur » mentionnée par Engels, à l’encontre de la position subalterne de l’interrogé, qui motive pourtant le questionnement.
L’interrogateur est ainsi incessamment dérangé sur le terrain de son propre déplacement. Ce rapport à un objet que les modalités mêmes du questionnement obligent à considérer en sujet affecte, comme l’écrivent Blanchet et Gotman, la totalité de la relation politique aux « subalternes » :

Ce qui a présidé à la transformation du protocole d’enquête, ce qui a permis d’échanger la question de l’enquêteur avec la question de l’enquêté, c’est un changement plus général survenu dans les manières d’interroger les populations (à l’époque, les indigents et les indigènes), et l’émergence d’une nouvelle figure observationnelle de l’Homme.

Que l’observation s’applique à l’« indigent » ou à « l’indigène », elle impose toujours au regard surplombant de se retourner en regard quémandeur d’information, et de reconnaître par là son insuffisance et son incomplétude, face à celui qu’il considérait jusque là en position d’insuffisance. Cette même prise à revers du protocole d’observation s’impose face à la maladie mentale, où l’écoute de la parole informative et informée du « défaillant » oblige à entendre non pas un pur et simple délire, mais une logique rigoureusement équivalente à celle du discours rationnel, qu’elle renvoie par là à ses propres présupposés subjectifs et à la relativité de ses données.

2. Des terrains dévoyés par leur instrumentalisation

Cette évidence philosophique d’une prise à revers de la position surplombante de l’enquêteur par l’intersubjectivité introduite par la relation d’entretien ne peut toutefois exister qu’en relation à une finalité authentiquement informative de l’entretien. Mais c’est précisément cette finalité qui est remise en cause par la commande de l’enquête elle-même. Commande qui, sous couvert d’une ambition de savoir, peut mettre en œuvre l’instrumentalisation du sociologue dans un rapport de pouvoir, plaçant au cœur du terrain le double langage de la position du chercheur.
La sociologie de l’École de Chicago du début du XXème siècle est actrice de ce double langage, inscrit dans la question de l’appropriation du territoire : l’appropriation du territoire urbain devient, après celle du territoire rural, la nouvelle forme de la conquête, telle qu’elle se manifeste dans l’idéologie dominante américaine. Et le parallèle est saisissant, entre l’idéologie conquérante du western à l’encontre des populations indiennes, et celle d’une volonté de recomposition du territoire urbain, par la réappropriation de ses zones d’ombre et lieux de soulèvement, qui fait suite aux émeutes raciales de 1919 à Chicago. Les émeutes raciales sont liées prioritairement à la domination économique, à l’exploitation du travail et aux obstacles à l’accès au logement. Mais William Isaac Thomas en donne, dans un article de 1923, le présupposé :

Toute grande ville a ses colonies raciales.

La conquête du territoire urbain devient ainsi un enjeu social de discrimination raciale. Les chercheurs chargés de l’analyser sont des Blancs, et on peut lire sous la plume de Robert Park, figure de proue de l’École de Chicago, dans un article de 1925, cette « analyse » fort éclairante d’une « écologie urbaine » qui considère la « pauvreté » à la fois héréditaire, liée au « vice » et consubstantielle de certains espaces urbains :

Dans la grande ville, la promiscuité malsaine et contagieuse dans laquelle vivent l’indigent, le vicieux, le délinquant, fait qu’ils se reproduisent indéfiniment, corps et âme, et je me suis souvent dit que ces longues généalogies des Jukes et des tribus d’Ismaël n’auraient pas présenté une telle régularité désespérante dans le vice, le crime et la pauvreté si elles n’étaient pas bien adaptées à l’environnement dans lequel elles sont condamnées à exister.

C’est donc bien de contrôle social qu’il s’agit, non pas seulement pour stigmatiser l’origine « ethnique », mais pour la circonscrire. Le même « sociologue » écrit en 1929 :

La science de la nature est née dans un effort de l’homme pour parvenir au contrôle de l’univers physique. La science sociale cherche aujourd’hui par les mêmes méthodes désintéressées, à procurer à l’homme le contrôle de l’homme.

L’adjectif « désintéressé », pour qualifier le « contrôle de l’homme sur l’homme », a quelque chose de sidérant, tant il est clair qu’il s’agit bien du contrôle d’une classe d’hommes sur une autre, classification qui s’opère autant par le repérage ethnique que par la discrimination économique. Dans un texte de 1952, écrit donc un quart de siècle plus tard par le même auteur, on a la conséquence logique de ce « désintéressement », tirée sans le moindre état d’âme :

Les noirs, la pauvreté, les familles nombreuses, les Églises, sont des indices d’une communauté de niveau intérieur. Par contre, les dentistes, les bureaux de tabac, la propriété du logement et un faible taux de natalité – je chois quelques traits au hasard – sont des indices d’une communauté de niveau supérieur.

Chercher à comprendre le réel sera bel et bien ici chercher à l’orienter ou le réorienter : lui donner sens, c’est assigner une finalité aux actions sociales qui vont contribuer à accréditer la ségrégation, à la légitimer et à faire du territoire urbain l’objet d’une conquête de la « civilisation » ou d’un empiètement de la sauvagerie primitive. Et cette partition recouvre bien évidemment une partition raciale. En 1921, Roderick Mackenzie, autre éminent membre de l’École de Chicago écrivait :

Le quartier noir, c’est l’ « ombre du tableau » pour les gens de Hilltop si fiers de leur communauté. (…) Beaucoup de familles de couleur y vivent depuis plus de trente ans, mais il s’y est ajouté un apport d’occupants noirs qui a suivi de peu les émeutes de Springfield, voilà dix ans environ. Un marchand de biens immobiliers dépourvu de « sens social » et « âpre au gain » a vendu sa propriété à ces gens-là qui, de ce fait, sont devenus des éléments inamovibles de la communauté. Pourtant, en-dehors des graves problèmes que leur présence suscite dans les écoles, les gens de couleur vivent entre eux.

Le marchand de biens immobiliers dépourvu de « sens social » et « âpre au gain » est celui qui a vendu sa propriété à ces gens-là, permettant par là une forme de mixité sociale. Et, clairement, la préconisation du sociologue « désintéressé » est de circonscrire ce fléau en cantonnant une communauté noire désormais indésirable dans des quartiers réservés. Une politique du ghetto s’instaure et se pérennise, au début du XXème siècle, pour prendre le relais de la discrimination qu’assurait jusqu’au XIXème un esclavage désormais aboli.
Le concept qui se fait jour par la sociologie de l’École de Chicago n’est nullement descriptif, et ne relève d’aucune finalité scientifique. Il est au contraire prescriptif, et relève bel et bien d’une finalité politique au sens policier du terme : les motifs de la réappropriation de l’espace urbain, à Chicago, sont profondément discriminants.
La population noire y est considérée d’abord comme un facteur de perturbation sociale. Les émeutes raciales, qui ont précisément eu lieu à Chicago, ne sont pas considérées comme une conséquence de la discrimination qui pourrait engager à pratiquer une politique de mixité, mais au contraire comme la cause nécessaire de nouvelles discriminations qui doivent désormais relever de l’ « écologie urbaine » : un équilibre du milieu urbain qui passe par sa division en classes et en races, et considère la convivialité comme un pur et simple facteur de contamination. La présence des Noirs est désormais considérée comme un motif de fuite des Blancs, et donc comme un simple objet de spéculation immobilière, en tant que repoussoir et obstacle à la montée des prix des biens immobiliers.

3. Prendre acte, philosophiquement, de ce qu’est la position du chercheur

Tous les présupposés de classe et de race dont est imprégnée l’École de Chicago de la première moitié du XXème siècle portent ainsi sur les « subalternes » (tels que les définira en 1985 Gayatri Spivak) un regard marqué par le darwinisme social, et prétendant fonder l’« écologie urbaine » sur le modèle des sciences de la nature. Mais ce modèle précisément, loin d’être rationnel et scientifique au sens propre, est au contraire profondément marqué aussi bien par des préjugés discriminants non examinés, que par l’inféodation à des pouvoirs politiques et économiques qui en orientent la commande. Comme l’écrira Henrika Kuklick en 1980 :

(Il y a) une affinité élective entre le mandat des bureaucrates et l’idéologie évolutionniste de la sociologie de Chicago.

La seconde École de Chicago, à partir des années soixante, sous l’influence de Howard Becker et Everett Hughes, remettra en cause cette position, en particulier par le modèle de l’observation participante, pour laquelle le terrain nécessite une réorientation inclusive de la subjectivité même du chercheur.
Mais c’est un modèle philosophique qui, en France, a dès les années trente proposé un rapport au terrain qui réoriente la question du travail. Simone Weil, philosophe sur le terrain du monde ouvrier, engage son travail sur une triple orientation : d’une part un rapport au militantisme syndical en France, dont elle fréquente les instances et tente de comprendre les modalités d’action ; d’autre part un séjour d’investigation sur le terrain de l’Allemagne de 1933, juste avant l’arrivée au pouvoir du NSDAP, où elle va interroger le monde ouvrier et mettre en évidence, pour la première fois, le sort réservé aux chômeurs parqués dans des camps ; enfin une embauche en usine, où elle va expérimenter la condition ouvrière, non seulement par le travail, mais par les conditions d’existence, de logement, de trajet et de rapport aux hiérarchies lié à la condition prolétaire.
Il ne s’agit pas ici d’enquêter en tant que chercheur, mais de penser le statut même d’une situation dans laquelle la pensée, à laquelle les conditions de travail font obstacle, est intentionnellement annihilée dans les modalités mêmes de la condition subalterne. Ce que Weil montre, c’est que la division du travail, en prétendant dissocier travail « intellectuel » et travail « manuel », ne dissocie pas deux types d’activités, mais deux formes d’humanité dont la seconde n’en est plus une à proprement parler, puisqu’en la privant de la possibilité de penser, on lui en dénie la faculté, qui est précisément ce qui est supposé distinguer le monde humain du monde animal. Elle écrit ainsi :

(Marx) avait parfaitement vu que le véritable obstacle aux réformes émancipatrices n’est pas le système des échanges et de la propriété, mais « la machine bureaucratique et militaire de l’État. Il avait bien compris que la tare la plus honteuse qu’ait à effacer le socialisme, ce n’était pas le salariat, mais la « dégradante division du travail manuel et du travail intellectuel », ou, selon une autre formule, « la séparation des forces spirituelles du travail d’avec le travail manuel ».

Ce qui est en cause ici, à travers ce refus de la distinction entre travail intellectuel et travail manuel, ce n’est pas seulement la représentation de l’ouvrier comme dénué d’une pensée efficace, mais sa réduction effective, par ses conditions de travail et les rapports de soumission qu’elle engage, à ne pas pouvoir effectivement penser, et à ne plus même se permettre une vie affective :

Des conversations, à l’usine. Un jour une ouvrière amène au vestiaire un gosse de neuf ans. Les plaisanteries fusent : « Tu l’amènes travailler ? » Elle répond : « Je voudrais bien qu’il puisse travailler ». (…) Une autre, bonne camarade et affectueuse, qu’on interroge sur sa famille. « Vous avez des gosses ? – Non, heureusement. C'est-à-dire j’en avais un, mais il est mort. » Elle parle d’un mari malade, qu’elle a eu huit ans à sa charge. « Il est mort, heureusement ». C’est beau, les sentiments, mais la vie est trop dure.

Ces bribes de conversation happées ne signifient nullement pour Simone Weil le constat neutre d’une recherche sociologique sur les éléments de la vie affective des ouvriers. Elles sont, par leur caractère elliptique et lacunaire lui-même, le signe de l’impossibilité de trouver le temps de parler autrement qu’en saisissant au vol un mot, une notation, une remarque échappée du silence, porteuse des effets de cruauté liés à l’organisation du travail. Comme ouvrière elle-même, Weil n’a pas même le loisir d’un entretien, mais seulement le temps de consigner quelques formules qui condensent brièvement une vie de renoncement à la vie, qui est celle du monde ouvrier dont elle tente de partager temporairement la condition. Ce qu’elle en partage, de fait, c’est l’impossibilité d’en partager pleinement l’expérience, sauf à renoncer au sens même de sa recherche.
Mais cette impossibilité a pour conséquence de rendre le travail du chercheur virtuellement impraticable : qu’y a-t-il à penser, sur le terrain, d’une condition qui destitue l’acteur ouvrier de sa propre pensée ? Et comment peut-on admettre une recherche qui réduirait de ce fait le chercheur à la position impossible d’un penseur sans objet de pensée ? Ce que Weil engage par là, c’est la réfutation radicale d’une philosophie purement abstractive, qui accréditerait les effets pervers de la division du travail en prétendant penser à la place de celui qui produit. Et elle montre qu’une telle position n’est rien d’autre que l’intention bureaucratique elle-même, telle qu’elle se manifeste dans la réalité politique de la technocratie. Cette pensée politique de la technocratie s’applique à l’ensemble des dispositifs d’abstraction de la vie. Abstraction dans laquelle s’inscrit, fonctionnellement, la part majoritaire de la tradition philosophique dont Weil, comme philosophe, cherche à émanciper sa propre pensée.

4. Les contextes du terrain philosophique

Avec cette volonté d’émancipation, résonne de façon spécifique l’attitude de Michel Foucault, partant en 1978 sur le terrain de la révolution iranienne :

« Que voulez-vous ? » C’est avec cette seule question que je me suis promené à Téhéran et à Qom dans les jours qui ont suivi les émeutes. Je me suis gardé de la poser aux professionnels de la politique ; j’ai préféré discuter longuement parfois avec des religieux, des étudiants, des intellectuels intéressés aux problèmes de l’islam, ou encore avec de ces guérilleros qui avaient abandonné la lutte armée en 1976 et avaient décidé de mener leur action sur un tout autre mode, à l’intérieur de la société traditionnelle.

Foucault mettait ainsi en pratique ce qu’il avait appelé, dans un autre texte de cette époque, un « reportage d’idées », à partir du constat qui s’était imposé à lui :

Il y a plus d’idées sur la terre que les intellectuels souvent ne l’imaginent. Et ces idées sont plus actives, plus fortes, plus résistantes et plus passionnées que ce que peuvent en penser les politiques. Il faut assister à la naissance des idées et à l’explosion de leur force : et cela non pas dans les livres qui les énoncent, mais dans les événements dans lesquels elles manifestent leur force, dans les luttes que l’on mène pour les idées, contre ou pour elles. (…) Ce ne sont pas les idées qui mènent le monde. Mais c’est justement parce que le monde a des idées (et parce qu’il en produit beaucoup continuellement) qu’il n’est pas conduit passivement selon ceux qui le dirigent ou ceux qui voudraient lui enseigner à penser une fois pour toutes.

Deux dimensions se font jour ici. D’une part celle de l’émergence vitale des idées produites par l’action elle-même : l’action est porteuse de sa propre réflexivité, à laquelle nulle pensée du surplomb ou de l’après-coup ne peut se substituer. D’autre part celle de la puissance de ces idées comme pouvoir de résistance active à ce que Foucault appellera « les dispositifs de gouvernementalité ». Le philosophe a donc ici pour tâche non pas de produire les idées et de servir de guide, mais au contraire de se faire le relais d’une pensée qui naît du collectif et ne trouve sa force et son potentiel de légitimation qu’à partir du terrain.
Trente ans plus tard, en 2008, souhaitant porter une pensée critique sur la violence des politiques migratoires européennes, je partais sur le terrain des centres d’hébergement et de rétention en Pologne. Je n’y intervenais ni dans la perspective d’une recherche en sciences humaines, ni dans celle d’une intervention humanitaire, ni dans celle d’une évaluation en vue de l’octroi ou non de papiers, d’autorisation, d’aide ou de subvention. Je n’y intervenais pas non plus comme journaliste dans la perspective d’un reportage de presse. Le terme de « reportage », galvaudé dans la presse pour désigner le travail journalistique, me semblait lui-même beaucoup trop connoté et abusivement valorisé, pour que je puisse reprendre à mon actif l’appellation de « reportage d’idées », employée par Foucault, mais que lui-même n’a guère utilisé par la suite dans son travail. Il avait servi à Foucault, dans un cadre lié à la diffusion de presse, à proposer au Corriere della serra le projet d’une série d’articles écrits par des philosophes ou intellectuels à partir d’une incursion sur divers terrains : Foucault sur l’Iran, Finlielkraut sur les USA, Glucksman sur les Boat People, Sontag sur le Viet-Nam, Arpad Aitony sur la Hongrie, Semprun sur la démocratisation espagnole, Laing sur le suicide collectif à Guyana.
Mais les termes employés par Foucault sur la naissance des idées et l’explosion de leur force, je pouvais les reprendre à mon compte pour engager un travail de terrain auprès des demandeurs d’asile (essentiellement tchétchènes) en Pologne. J’ai donc choisi la modalité de l’entretien en parcourant les centres d’hébergement et de rétention auxquels nous avions, le photographe Philippe Bazin et moi, obtenu des accès à travers le pays. Ce travail permettait ainsi d’associer un travail de photographie documentaire critique (à l’encontre du photojournalisme de reportage) à un travail de philosophie de terrain. Il a donné lieu à la publication du livre Le Milieu de nulle part , dont les trois chapitres du texte sont scandés par trois cahiers photographiques.
Foucault avait posé aux Iraniens en plein mouvement révolutionnaire une seule question : « Que voulez-vous ? ». J’en posai trois aux cent-un demandeurs d’asile qui avaient accepté l’entretien dans les seize centres d’hébergement et les deux centres de rétention visités : « D’où venez-vous ? Où êtes-vous ? Où allez-vous ? ». Et la question du « Que voulez-vous ? » était au cœur des trois. Les réponses à ces trois questions impliquaient non pas la position passive de la victime, mais la position agissante de l’acteur. Ils étaient donc interrogés en tant qu’acteurs d’une histoire collective dans laquelle ils avaient clairement conscience que s’inscrivait leur propre histoire. La volonté de partir dit une histoire ; la volonté de résister à la violence des politiques migratoires européennes de l’espace de Schengen et à l’abandon à la clandestinité en dit une autre ; la volonté de mettre en œuvre un projet de vie, de se projeter dans le futur, en dit une troisième. Et la volonté, pour certains, de se taire ou de ne pas répondre, ou de dévier la question, faisait partie de cette histoire.
Les réponses obtenues, les conditions dans lesquelles elles ont été faites, en disent long sur notre propre histoire collective. Et je suis donc partie de ce présupposé que l’histoire des migrations nous est commune, parce qu’elle engage ceux qui prétendent faire valoir leur sédentarité dans une histoire post-coloniale, une histoire des processus de globalisation, une histoire de l’exploitation du travail qui lui est liée, dont nous sommes intégralement partie prenante. Étienne Balibar publiait en 2002 la seconde édition de l’essai Droit de cité. On peut y lire, le texte, intitulé « Ce que nous devons aux Sans-Papiers », présenté à la réunion du 25 mars 1997 autour des sans-papiers, grévistes de la faim de l’Église Saint-Bernard. Il y montrait, en tant que philosophe, comment la situation même des Sans-Papiers faisait « voler en éclats » le double langage du discours de la décision politique :

Nous leur devons d’avoir fait voler en éclats la prétention des gouvernements successifs à jouer sur les deux tableaux : d’un côté celui du « réalisme », de la compétence administrative et de la responsabilité politique (il faut bien réguler les flux de population, maintenir l’ordre public, assurer « l’intégration » des immigrants légaux, etc.), de l’autre, celui de la propagande nationaliste et électoraliste (désigner des boucs émissaires à l’insécurité, projeter la crainte de la pauvreté de masse dans l’espace fantasmatique des conflits identitaires).

Mais il désignait aussi cette nécessité de mettre fin au discours victimaire pour reconnaître la revendication de citoyenneté non seulement comme activité politique, mais comme l’activité qui donne sens au politique :

Enfin nous leur devons d’avoir (avec d’autres – ainsi les grévistes de décembre 1995) recréé parmi nous de la citoyenneté, en tant qu’elle n’est pas une institution ou un statut, mais une pratique collective. (…)
Ainsi les Sans-Papiers, « exclus » parmi les « exclus » (et certes ils ne sont pas les seuls), ont cessé de figurer simplement des victimes, pour devenir des acteurs de la politique démocratique. Ils nous aident puissamment, par leur résistance et leur imagination, à lui redonner vie.

Clairement, ces mots écrits il y a vingt ans n’ont malheureusement pas perdu un gramme de leur actualité, et c’est cette actualité qui éclairait en 2012 la publication du travail de terrain fait en Pologne. C’est pourquoi les extraits d’entretien utilisés y ont le même statut que des citations d’auteurs (Hannah Arendt était elle-même réfugiée, avant de traiter la question des « sans-droit ») , dont ils partagent la pertinence et la réflexivité : non pas des « témoignages » mis en annexe, mais une pensée tirée de l’expérience, qui vient fournir ses concepts à une philosophie de terrain, qu’elle nourrit et qui lui donne l’occasion de se dire.

5. Les modalités plurielles d’une philosophie de terrain

On a vu le rôle joué par le déplacement de classe. Mais tout déplacement suppose la même nécessité, parfois mise en échec, de travailler ses présupposés pour tenter d’entrer, sans illusion fusionnelle, dans des régimes de discours par lesquels il est nécessaire de sentir, à un niveau ou à un autre, concerné, sans en être pour autant pleinement familiers. Éviter les écueils de la projection autant que ceux du surplomb sera l’objet difficile d’un équilibre entre distance et proximité qui permet d’entendre ce que nos présupposés initiaux n’auraient peut-être pas permis d’envisager. En Bulgarie en 2014, partis faire un travail sur vingt immolations qui s’étaient produites à travers tout le pays pendant la période du mouvement de protestation de l’année 2013 contre la corruption politique, nous avons été sans cesse, lors des entretiens pris à revers par les origines les plus diverses qu’on pouvait leur attribuer, et qui semblaient sans rapport direct avec le geste militant sacrificiel que nous avions imaginé. Et pourtant, c’est précisément cette diversité contradictoire des motivations qui nous a fait entrer de plein pied non seulement dans la réalité quotidienne des personnes que nous interrogions, mais dans l’histoire du pays de ses origines antiques et médiévales à la dérégulation contemporaine, en passant par la période stalinienne qui en a marqué la seconde moitié du XXème siècle jusqu’aux années quatre-vingt-dix. Tout un vécu, urbain et paysan, des générations précédentes et des générations nouvelles, des militants ou des « apolitiques », est venu éclairer nos représentations et nous donner à penser ce dont nous n’avions à l’origine que des idées confuses et des anticipations convenues. De même en Égypte en 2011 (autour de la chute du régime autocrate), au Chili en 2012 (autour des politiques de la mémoire), en Turquie en 2013 (autour des protestations du parc Gezi), dans les camps de réfugiés du Nord de la France en 2016, nos modalités d’approche des événements ou des situations qui nous avaient poussés à venir, ont dû sans cesse se reconfigurer autour de nouveaux concepts ou de nouvelles problématiques que nous n’avions pas envisagées, et qui donnaient, à partir des entretiens, une nouvelle forme aux textes et aux images.
Enfin, c’est ce travail de terrain qui m’a poussée à reconsidérer mes engagements professionnels, devenus eux-mêmes le matériau de terrains de plus long terme, dans le monde médical puis dans celui de l’enseignement. L’expérience infirmière de dix ans, en formation, puis en service d’urgences, puis en service de réanimation, puis en mission avec Médecins sans Frontières, m’a bel et bien fourni les concepts qui ont nourri la série d’interventions faite au Collège International de Philosophie sur Les Processus de désesthétisation en médecine . Elle a nourri aussi l’ouvrage de philosophie politique Humanitaire, le cœur de la guerre, publié en 2007 aux éditions l’Insulaire comme travail de recherche critique sur les usages réels de l’intention humanitaire. Et l’expérience de l’enseignement nourrit actuellement une pensée des usages et des représentations de la fonction d’autorité, dans sa relation paradoxale aux intentions politiques d’une égalisation sociale, et le double langage qui en est la conséquence. Enfin, le travail autour des problématiques esthétiques se nourrit d’un rapport aux dimensions contemporaines de l’art, à son usage politique et à ses dévoiements médiatiques dans les représentations, devenues homogénéisantes, et pour cette raison même, productrices d’un impensé consensuel, du photojournalisme.

Le concept d’une philosophie de terrain bannit toute idée possible d’une ataraxie politique : il n’y a pas d’autre temps que celui du trouble, et les temps actuels ne sont pas plus troublés que d’autres, même s’ils peuvent l’être différemment. La question du travail elle-même, de son exploitation et de son usage, ne cesse d’être, dans tous les temps de son actualité, une source de trouble majeure. On prendra donc le mot « trouble » non pas au sens de guerre ou de conflit particulièrement violent sur nos propres territoires, mais au sens d’indétermination, d’indifférenciation, et par là justement d’obstacle à la réflexion, qui peut en devenir le stimulant : violence économique, violence policière, violence politique, violence « identitaire », violence institutionnelle, trahison des « élites », sont des sources de trouble qui nécessitent d’être philosophiquement réfléchies avec l’aide de ceux qui y sont le plus exposés, et pour cela même le plus aptes à les penser et à les donner à penser.
L’idée d’une philosophie de terrain émerge d’un double refus : celui de la philosophie académique dans sa volonté dépolitisante d’abstraction, et celui de la « pop philosophie », de la philosophie de comptoir et de café-philo. D’un côté une pensée déconnectée du réel, surplombante, refusant la question foucaldienne « Qu’est-ce que notre actualité ? ». De l’autre une pensée prétendument populaire, et de fait platement démagogique, dont l’un des signes actuels est la question fondatrice posée au centre d’une de ses manifestations récentes «Magie et philosophie». Dans les deux cas, on se trouve devant une invalidité à penser le politique, à porter sur lui un regard critique, à offrir des outils de lutte et de réflexion, à faire émerger une théorie forte d’une pratique forte, à affronter le réel au lieu d’en dresser le constat, à n’offrir d’alternative qu’entre la complaisance et le désabusement. C’est de ce double refus, c'est-à-dire d’une intention profondément polémique, qu’est né le concept de philosophie de terrain qu’on veut défendre ici, et dont les antécédents sont bien réels, même si souvent masqués, dans toute la tradition philosophique. Il doit trouver sa forme contemporaine dans les échanges et la variété des expériences philosophiques qu’il peut susciter.