Politique d’urbanisation et dynamique de revendication


OUTIS n°5 Post-Europe, Juin 2014

ENTRETIEN avec Betül TANBAY
Professeur de mathématiques à l’Université du Bosphore
(Décembre 2013)
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1. Quelle a été votre implication dans les événements de la place Taksim et du parc Gezi ?

J’ai été impliquée à Taksim depuis le début : je suis une des deux personnes qui ont créé la plateforme Taksim . On a fondé la plateforme Taksim en 2011, après les élections générales de juin. La grande promesse du gouvernement était une Constitution qui allait être établie pour la première fois par des non militaires. C’était la première fois que le Parlement allait écrire une Constitution avec un consensus, un travail civil. On voulait que la Constitution reflète notre volonté de vivre ensemble malgré nos différences.
En même temps, le Premier ministre a décrété un projet sur Taksim. Et la résistance à ce projet est devenue le symbole de notre volonté d’une Constitution. Ce devait être une répétition (comme au théâtre) de la manière dont on va écrire cette Constitution. On veut donner notre avis dans une participation citoyenne, qui reflète notre volonté de vivre ensemble, dans une ville où il n’y a pas grand place pour espérer. Le parc, on tient à ça. Istanbul est une ville favorisée par la géographie : le Bosphore, la mer de Marmara, les forêts. Cette ville gâtée par la nature, en faire autant de béton, il fallait y arriver !
En deux ans, on a réuni beaucoup de gens. 15 000 signatures au début. On disait juste : « On veut notre droit de respirer, de marcher, on veut prendre en compte les piétons avant les voitures ». Un des tunnels a été fait depuis. C’était déjà très laid avant. En mai, c’est devenu un miroir de ce qu’est la Turquie. La volonté de liberté de la société est beaucoup plus avancée que les actes du gouvernement. La police est toujours aussi violente : aucun progrès du côté de l’Etat. Le gouvernement avait l’air de jouer sur la démocratisation de la Turquie, alors qu’ils sont nuls sur ce plan. La répétition est alors devenue un miroir.

2. Comment le mouvement s’est-il organisé au départ ?

On a fait tout un travail avec la mairie, jusqu’au moment où la mairie a dit : « Oubliez Taksim, le Premier ministre veut la réalisation du projet, et ça se fera ». Le maire a ainsi déclaré qu’il était la marionnette du Premier ministre, et on ne peut pas être Premier ministre et maire en même temps. C’est donc devenu un tour de force, un jeu de pouvoir. Le projet était immobilier, ils allaient reconstituer une caserne militaire, pour y mettre ceux qui sont en fait les nouveaux « militaires », c'est-à-dire les consommateurs : ils voulaient y faire un Centre commercial. Le lendemain, c’était devenu un Musée de la cité, puis une bibliothèque pour la ville. Il s’agissait juste, en fait, de faire une opération immobilière.
Pendant deux ans, on a fait un grand mouvement de signatures pour que le Comité de protection dise non à la baraque. On a remis 50 000 signatures au Comité, disant non à la construction. Le lendemain, le Premier ministre a dit : « Nous allons refuser le refus ». Ils ont dépossédé le Comité local de protection, en mettant seize bureaucrates. Les comités locaux ont été dépossédés, mais il y a eu un comité de coordination de ces comités, qui a eu un pouvoir de décision : ils ont refusé le refus du comité local.

3. Quels étaient les dispositifs du pouvoir dans cet espace ?

Il y a deux histoires : la caserne et le tunnel. Normalement, on ne peut pas faire les choses séparément ; mais ils avaient tout fait séparément. Le projet de tunnel a été refusé par le même comité, et le comité local a dû dire : « Faites un tunnel, mais annulez le reste ». Ils n’ont pas légalisé à la mairie le refus du tunnel, les plans sont toujours là. Depuis une semaine, tout le système de corruption est ressorti dans la presse : ça a bien sûr à voir avec ces projets immobiliers.
Ils ont commencé le tunnel en novembre dernier. Deux mois après, la mairie n’était pas venue une seule fois. Ils ont donné le projet de tunnel à des constructeurs, qui maintenant sont convoqués par le Procureur pour corruption. Donc, les constructeurs qui devaient faire le tunnel sont entrés dans le parc, parce que dans leur projet il n’y avait pas de place pour les piétons. Ils ont alors voulu faire le trottoir dans le coin du parc ; et là, on était prêts. On avait décidé, des milliers de gens, que le jour où le bulldozer entrerait dans le parc, on se tiendrait devant les arbres. On s’attendait de l’autre côté, mais c’est venu du côté du tunnel, à 21h. Les gens se sont écrit. On se disait : « Si le jour des bulldozers on n’est pas deux mille personnes, alors on s’est battus pour rien ». Il y a eu au final des millions de personnes. On n’y est pour rien : c’est le Premier ministre, par sa malgérance, qui a produit cela. Le premier jour on était trente : c’était illégal pour les bulldozers, le Comité de protection n’avait donné aucun accord. Le premier matin à 8h30, j’étais au bureau du comité pour voir le plan : l’entrée était illégale dans le parc. Les constructeurs étaient partis, ils sont revenus avec la police. Les constructeurs font obstruction à la loi, le peuple appelle la police, la police vient avec les constructeurs contre le peuple. Plus il y avait de gaz, plus il y avait de monde qui arrivait.

4. Comment s’est fait le lien avec la suite du mouvement ?

On fait partie de l’initiative, parce qu’il y avait suffisamment de dénominateurs communs. Mais après, ce qui s’est passé ne peut plus être restreint à notre part. C’est un mouvement de jeunesse, alors que les gens de la plateforme étaient des gens de plus de cinquante ans. J’ai donné une interview au Frankfürter Algemeine, et ils m’ont prise pour un membre de l’organisation de protestation, alors qu’en fait c’est un mouvement de jeunesse spontané. Il y avait des marginaux de gauche tout le monde était là, avec ses références : mai 68, Woodstock, Tahrir. Les anticapitalistes musulmans aux côtés des LGBT. Ma fille était là, et dormait ici, dans le parc. Notre projet de répétition est devenu un théâtre. Il y a deux cents arbres, ils ont tout ouvert. On voulait sauver les arbres. Aujourd’hui, à Paris, les autorités ne pourraient pas imposer un tel projet : à Paris, sur les quais, il n’y a que des vélos.

5. Sur quels fondements repose la politique d’urbanisation de la ville ?

C’est une folie, mais maintenant la spéculation immobilière est énorme à Istanbul : le gouvernement est en train de vendre notre ville. Il y a une gentrification énorme, les gens ne pourront plus habiter ici. Ils ont évacué la population pour faire des hôtels, il y a un projet touristique énorme, d’américanisation du centre-ville : on ne fait que consommer dans le centre, et on habite dans les ghettos, soit de riches, soit de pauvres. Ce sont des conceptions trop criminelles, pour une ville qui date de 2000 ans : on n’est pas à Los Angeles ou à Shanghaï.
Mais ici ça va très vite : la Turquie est très fière d’être le second pays qui croît le plus vite, et on n’est pas la Chine. En Turquie, il n’y a pas d’investissement sur la recherche (en mathématiques, par exemple). Il y a un Institut de recherche en sciences fondamentales, géré par l’Etat, notre CNRS. Mais ils ont totalement coupé les projets. Ils veulent tout investir dans les automobiles et la construction.

6. Le mouvement actuel s’étend-il du local vers le national ?

Taksim est une place que tout le monde connaît dans le pays : un référent historique, culturel, politique. Le 1er mai 1977, les provocateurs de l’Etat ont tué des dizaines de protestataires lors d’une réunion à Taksim. Pour les ouvriers, c’est la place du 1er mai ; pour les kémalistes, c’est la place de la République. C’est un endroit chargé, et cela depuis bien des années avant Gezi.
Le Premier ministre avait fait des déclarations sur l’avortement, le voile, la vie privée, l’alcool. C’est une réaction générale à ces déclarations, qui a été initiée par le parc. Personne ne veut détruire le parc, il y avait un dénominateur commun ; et, par là-dessus, une pression du gouvernement : ça s’est conjugué. Mais en même temps, le soutien populaire a été énorme : 50 %. La première raison est économique : depuis 2003, il y a eu un essor économique remarquable. Ça a été réalisé juste avant l’AKP, par les sociaux-démocrates qui ont pris des précautions avec la Banque Centrale. Le gouvernement de l’AKP a eu cette chance politique. La société turque est conservatrice. Donc, ça ne gênait pas qu’ils fassent la politique des banques. Et ils étaient ouvertement contre les militaires, ce qui leur donnait un bon support.

7. N’y a-t-il pas eu des rejets au sein de la population sur ces événements ?

Il y a eu un vrai mouvement populaire ici : pas élitiste, pas de gauche pure. Les gens étaient là ; et parmi eux, pas mal qui avaient voté pour Erdogan. Mais ce mouvement reflétait le peuple. La société turque n’est pas un peuple qui réagit beaucoup ou qui proteste, mais on a un sens commun assez mûr. Les gens ont des réactions parfois un peu lentes, mais ils n’aiment pas la marge. Il n’y a donc pas eu, de la part d’une partie de la population, un soutien ouvert. Mais le soutien effectif a été énorme. Tout le monde apportait à boire et à manger aux jeunes gens qui campaient sur la place. Je venais à 7h30 ou 8h du matin pour voir : tout le monde dormait dans les tentes, on préparait le petit déjeuner, c’était une commune. Le goût de la liberté, ils ne vont jamais l’oublier. Ça va avoir des répercussions.

8. Quel est le lien avec les manifestations actuelles sur la corruption ?

En juin c’était une cause très juste, mais le gouvernement a très mal réagi. Même au sein de l’AKP, il y a eu un malaise. Beaucoup de politiciens n’étaient pas favorables à la répression. Mais Erdogan n’a pas pu faire marche arrière, et a continué une politique de polarisation. Elle a tourné à son désavantage. Le mouvement Gülen date d’il y a trente ans. C’est un mouvement religieux. Gülen habite aux USA, mais il y avait une coalition entre les Gülen et le gouvernement, et le mouvement a dissocié cette coalition. Les Gülen, qui sont plus religieux, sont moins consuméristes que le gouvernement. Gülen, en tant que religieux, était contre cette consommation énorme, alors qu’Erdogan poussait de ce côté-là.

9. Les manifestations actuelles seraient donc liées à un clivage entre religieux opportunistes et religieux plus fondamentalistes ?

Erdogan, dans l’ivresse de la victoire, a perdu des deux côtés : c’est un pouvoir qu’il n’a pas pu gérer. Il n’y a pas de parti suffisamment fort pour le gérer : le parti principal d’opposition est une nullité, et on ne peut pas critiquer le pouvoir quand le contre-pouvoir ne fait rien. Ce sont des mouvements civils qui ont créé l’opposition, parce que l’opposition officielle ne faisait pas son travail. Je ne sais pas ce que vise la politique de Gülen, c’est une autre idéologie. Au début les opposants étaient kémalistes, maintenant ils sont laïcs. Dans l’AKP, il y a un noyau islamiste plus religieux, et leurs intentions ne sont pas ouvertes.
Le mouvement Gezi était une fusion. Ensuite, il y a eu fission, mais c’est politiquement trop divers : aucun parti politique ne peut refléter ce qui s’est passé ici. Maintenant on est en train de travailler sur une initiative. Notre logo était « Taksim appartient à nous tous ». Or en Turquie, la société est polarisée. « Nous tous », c’est donc le début d’une troisième langue non polarisée : « Taksim Hepimizin »

10. Quels sont maintenant les effets de ce « nous tous » ?

En mars 2014, il y aura les élections municipales, et il faut que ça ait un effet. Notre but est de rester en-dehors de la politique politicienne, mais de faire un manifeste Comment devrait être la municipalité. « Je suis à Istanbul, JE suis responsable » : le citoyen prend en charge ses responsabilités sur la ville. Jusqu’à présent, on votait et les politiciens s’occupaient de ce qu’ils voulaient. Ce que nous proposons n’est rien de nouveau philosophiquement (Rousseau l’avait déjà vu), mais c’est un contrat, pas seulement entre les citoyens, mais entre les citoyens et l’administration. Ce qu’on voudrait en janvier, c’est avoir beaucoup de signatures pour pousser les candidats à changer de langage : ils ne mentent même pas comme comme on pourrait le vouloir !
Un livre vient de paraître en France : Manifeste de convivialisme, publié par Edgar Morin et Alain Caillé. Il y a tellement d’idées qui sortent en France, une façon de penser pour toute la planète … sur le Manifeste, tout le monde est francophone, et à Taksim, on peut faire des choses avec les mouvements français. A travers Hrant Dink en particulier, la question arménienne est importante en France. Mais les Français ont souvent le désir de se restreindre à un contenu francophone : on m’a appelée de France-inter, juste parce que je parlais français. Tous les francophone sont des amis … et il y en a six.

11. Quel est votre mode de fonctionnement ?

Nous sommes une structure très amorphe : tout le monde donne de son temps. Le logo a été designé par un des meilleurs de Turquie, les architectes qui travaillent avec nous sont vraiment bien, les avocats, tout le monde donne de son temps. On se réunissait tous les lundis à une heure précise. Si l’on comptait cela comme un temps de travail, ça nous aura coûté 2 à 3000 € pendant deux ans. Erdogan a cherché dans les banques, et n’a trouvé aucun transfert d’argent nous concernant. C’est vraiment un mouvement civique, non mesuré financièrement, évidemment désintéressé. Au début, il y avait des avocats, on a fait beaucoup de procès. À un moment, j’ai dit : « Une heure de cours en mathématiques, c’est 150 € ». Ça s’est fait comme ça : design, website, vidéos, festivals, d’autres préparations de procès. On vient de gagner un procès qui annule toutes les possibilités initiales, tous les plans initiaux du gouvernement.

12. Il y a donc un système judiciaire réellement indépendant ?

Il y a eu un effort dans les cent dernières années pour avoir une justice indépendante. Mais les soixante-dix premières années étaient dominées par les militaires. Il est possible de trouver des juges et des procureurs qui ont l’habitude de gérer les choses dans une tradition de légitimité, malgré un pouvoir trop centralisé. Mais maintenant, c’est Gülen qui apparaît comme un contre-pouvoir.

13. Comment s’inscrit votre contestation dans les problématiques européennes ?

Un des grands problèmes, c’est l’Union européenne. Par exemple, en décembre 2012, six mois avant Gezi, j’ai demandé une réunion au Consul général français sur Taksim. Tous les consulats sont à Taksim. Il y avait douze consuls généraux, dont onze de l’UE, plus la Suisse. J’ai expliqué ce qui se passait, ils n’étaient au courant de rien, alors que les tunnels s’ouvraient devant chez eux. J’ai demandé : « Pourquoi ne contrôlez-vous pas si les accords de la Turquie sont conformes à ce projet ? Ça concerne Istanbul ». Le Consul allemand a répondu : « La seule chose qui nous intéresse, c’est la sécurité ». J’ai dit : « Alors, on va devoir défendre les valeurs européennes malgré les Européens ». Et ils n’ont rien fait. Le sujet de la Turquie dans l’Europe est devenu un sujet de politique intérieure des pays. Six mois avant Gezi, Noam Chomsky était là, je lui ai raconté l’histoire, il a été intéressé par tous les détails. Chomsky avec Gezi ? Il a vu le lien, ce qui est universel dans le local.

14. Qu’en est-il du rapport aux nationalités dans ce mouvement ?

Pour ma part, j’apprécie beaucoup les films de Serge Avedikian : Chiens de vie, sur l’extermination des chiens d’Istanbul, en relation avec le génocide arménien. Et un film sur Paradjanov (l’auteur de La Couleur de la grenade). Dans le mouvement, il y avait à la fois des Kurdes et des nationalistes turcs. Ce n’était pas un mouvement anti-nationaliste, on ne peut mettre aucune idéologie sur Gezi. Il faut en donner l’esprit (« the spirit »). Il faut aussi voir qu’Erdogan n’est pas un bon leader. Un vrai leadership doit faire preuve de réactivité pour faire un pas en arrière ; or il a toujours mal géré les crises.
En 2011, on a fait notre première réunion le 26 juin ; le 27 l’armée turque a bombardé trente-cinq de ses citoyens turcs dans un village kurde à la frontière. Ce n’étaient même pas des trafiquants, il y avait des enfants de douze ans. C’est là qu’on a eu le bon sens de rester en disant « On va continuer sans changer de focus ». Ils disaient que c’étaient des trafiquants, alors que l’armée s’était tout simplement trompée. Ils ont tué trente-cinq personnes, et le village a disparu. Une chose pareille, est-ce que ça se fait en Europe ? Mais après le parc, un tweeter, deux facebook, et tout le monde est au courant, même si le parallèle avec Tahrir n’est pas pour autant justifié. Il y a un clivage entre citadins et ruraux dans le pays lui-même. Mais Gezi était une cause juste au sens d’ « innocente ». Du simple fait qu’il puisse exister une violence des « terroristes » kurdes, tout le monde dit « On ne s’en mêle pas ». Mais pour le parc, là, tout le monde comprend, c’est un fondement de persuasion plus facile. C’est la même chose pour les mouvements écologistes.