Politiques solidaires ou politiques policières :
Ikaria, Makronissos, Lesbos



Texte pour le séminaire doctoral INALCO
Être réfugié en Europe et dans les Balkans du XXe et du XXIe siècles : définitions, représentations, commémorations et témoignages.
Jeudi 16 mai 2019
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Trois îles sont emblématiques de la tension, dans une Grèce-archipel, entre deux sens du politique : celui qui met en œuvre les solidarités et celui qui produit répressions et discriminations. Ce sont précisément les deux sens que le philosophe Jacques Rancière donne au mot politique : celui de la revendication d’une « part des sans-part », et celui du contrôle policier du territoire.
À Ikaria, la déportation des militants communistes a suscité un mouvement de solidarité d’une population de paysans et de pêcheurs, qui a pu faire en partie échec aux mesures répressives pendant la guerre civile.
Makronissos, au contraire, est l’île emblématique d’une volonté d’humiliation, de « redressement » et d’extermination politique de la part du pouvoir fasciste au tournant de la guerre civile et de l’après-guerre.
Lesbos est actuellement un carrefour des politiques migratoires européennes, suscitant à la fois la violence du camp de Moria et les mouvements solidaires qui se font jour dans les différents espaces de l’île, à partir de la mémoire des migrations antérieures.

Dans ces trois îles, un travail associant philosophie de terrain et photographie documentaire critique tente de mettre en œuvre les enjeux contemporains d’une histoire de long terme.

1. Makronissos

À peine une île, de 3km de long sur 500 de large, dans l’archipel des Cyclades. On gagne à l’Est d’Athènes le port de Lavrio, village où se dresse, sur la place centrale, une statue de femme regardant en direction de l’île. On ne peut pas toujours y accéder : il faudra attendre plusieurs jours, en plein mois d’août, que les vents se calment, pour qu’un petit bateau à moteur puisse nous amener. En compagnie de deux pêcheurs qui, une fois qu’ils nous auront débarqués sur l’île, iront lever leur canne dans une crique pendant quatre heures en nous attendant. Par ailleurs, on n’apercevra ni ne croisera âme qui vive : tout est désert et personne n’habite là. Aucune adduction d’eau, très peu d’arbres, un paysage minéral en aplomb sur la mer, qui pourrait fournir matière à bien des épanchements lyriques, parce qu’il relève clairement de cette qualité esthétique que Kant appelle, au § 28 de la Critique de la Faculté de juger, « le sublime » :

Ainsi la nature ne peut-elle, pour la faculté de juger esthétique, valoir comme force, par conséquent être sublime dynamiquement, que dans la mesure où elle est considérée comme objet de peur. (…) Des rochers audacieusement suspendus au-dessus de nous et faisant peser comme une menace, (…), des volcans dans toute leur puissance destructrice (…), etc. réduisent notre pouvoir de résister à une petitesse insignifiante en comparaison de la force dont ces phénomènes font preuve. Mais, plus leur spectacle est effrayant, plus il ne fait qu’attirer davantage, pourvu que nous nous sentions en sécurité ; et nous nommons volontiers sublimes ces objet, parce qu’ils élèvent les forces de l’âme au-dessus de leur moyenne habituelle et nous font découvrir en nous un pouvoir de résistance d’une tout autre sorte, qui nous donne le courage d’être capables de nous mesurer avec l’apparente toute-puissance de la nature .

Mais ici, dans l’affrontement au danger de mort et la résistance qu’il suppose, ce n’est pas à la nature qu’on s’affronte, mais bien plutôt à la culture, dont attestent encore les ruines aux effets romantiques qui se découpent sur le ciel tout au long de l’île. Ce n’est pas la violence des vents meurtriers et des tempêtes qu’ils soulèvent, mais un véritable creuset de la violence politique. Dans Malaise dans la culture, publié en 1929 en pleine montée des fascismes en Europe, Freud écrivait :

La souffrance menace de trois côtés, en provenance du corps propre qui, voué à la déchéance et à la dissolution, ne peut même pas se passer de la douleur et de l’angoisse comme signaux d’alarme, en provenance du onde extérieur qui peut faire rage contre nous avec des forces surpuissantes, inexorables et destructrices, et finalement à partir des relations avec d’autres hommes .

Ce sont précisément ces trois éléments de ce que Freud appelle « le principe de réalité » qui convergent dans l’espace de Makronissos. Car la minéralité du paysage elle-même n’est pas simplement naturelle. Entre les rochers et les cailloux, des sentiers poudreux se perdent dans la broussaille. Et la route pierreuse qui monte de la mer et cerne l’île n’a pas été tracée par les gardiens de chèvres invisibles qui trouvent abri occasionnellement dans la maisonnette-cabane sur le porche de laquelle nous déposons nos affaires en arrivant. Une unique statue à l’esthétique des années cinquante, dans sa symbolique appuyée, représente cet homme de Makronissos, avec des chaînes, portant sur l’épaule un rocher, qui n’est pas seulement écho au mythe de Sisyphe. Et la partie Sud-Est de l’île est jalonnée de constructions en ruines dont la vision ne peut qu’entrer en résonnance avec celles du temple de Poseïdon, au Cap Sounion voisin.

Dans la beauté sauvage de la nature, s’inscrit très perversement une forme de beauté intégralement produite par la violence humaine, issue du travail forcé. Ce n’est plus celui des esclaves qui ont bâti les pyramides ou construit le Parthénon. Mais, comme les ouvriers esclavagisés meurent actuellement sur les chantiers pharaoniques de Dubaï, ou les exploités clandestins dans les « chantiers interdits au public » de Bouygues, les résistants de la Gauche grecque, qui avaient remporté la victoire contre les nazis dès 1944, ont subi une véritable tentative d’extermination physique et mentale, jusque dans leur filiation, dans la guerre civile qui s’en est suivie et a duré officiellement de 1946 à 1949. Elle a en réalité commencé bien avant, et par bien des aspects on peut dire qu’elle s’est poursuivie à plus ou moins basse intensité jusqu’à la dictature des colonels en 1967, où elle s’est réintensifiée pour se réapaiser à leur chute en 1974.
Mais, comme l’apaisement n’est pas la paix, on en retrouve les feux dans les brutalités actuelles d’Aube Dorée, poursuivant à bas bruit un travail de haine et de violence politique et infiltrant massivement les réseaux de la police, en particulier ceux des Unités Anti-Émeutes.

À partir de 1946 ont été déportés dans l’île non seulement les militants politiques, mais ceux dont la filiation supposait qu’ils puissent le devenir : une sorte de naturalisation génétique de l’opposition, sur le modèle des théories discriminatoires du « criminel-né » dans le darwinisme social. Mais, si les autres îles qui ont servi à la déportation étaient habitables et habitées, fût-ce de façon sommaire (Léros par exemple), Makronissos ne l’était pas. Raison pour laquelle elle est devenue un archétype du cauchemar, où les prisonniers, privés d’eau autant que d’abri, devaient s’épuiser dans les travaux forcés de la construction des bâtiments militaires où ils étaient ensuite torturés.

L’épuration de l’armée et de la marine grecque, c'est-à-dire l’extermination de ses éléments démocratiques, a commencé en Égypte avant la fin de la Deuxième Guerre Mondiale. En 1944, alors que s’est constitué sur le territoire grec un « Gouvernement des Montagnes », constitué des forces progressistes qui sont en train de remporter la lutte contre les nazis, l’amiral grec Voulgaris, aux ordres des Anglais mettant en œuvre la politique de Churchill, donne l’assaut aux navires grecs insurgés contre le pouvoir royal en exil. Comme l’écrit l’historien Olivier Delorme :

Dix mille Grecs, traités en ennemis, seront enfermés derrière les barbelés des camps anglais du Soudan, d’Érythrée ou de Lybie .

Stratis Tsirkas tirera, de cette période et de cette configuration politique, le roman documentaire Cités à la dérive. Dora Parissis, avec qui je m’entretiens sur l’île de Lesbos en février 2018, a 80 ans. Elle se souvient de son oncle qui pourrait être une figure de ce roman :

Je l’ai connu une fois, en 1946, quand il est revenu d’Afrique. Puis en 1958, quand il est sorti de prison ici.
Les militaires grecs étaient partis au Liban et en Égypte. Au Liban, les communistes se sont révoltés parce qu’ils n’aimaient pas le roi, et les Anglais les ont emprisonnés dan un camp dans le désert. Il a fait quatre ans là. Il disait que les Anglais étaient pire que les Allemands pour les tortures. Il y avait beaucoup de gens de Lesbos. Trois étaient devenus fous quand ils sont revenus. Ils les mettaient sous le soleil debout pendant 24 heures, et leur donnaient à manger du poisson salé. Trois n’ont pas pu résister, mais ne sont pas morts : ils ont perdu la tête. Lui a subi les mêmes traitements. La guerre a fini en 1944, et il est arrivé ici en 1946. La guerre civile avait commencé. Il est resté six mois ici, de 46 à 47, à Lesbos. Puis il est parti dans la montagne, ici à Lesbos. Le maquis était à Lesbos, il était sur la montagne (à Yassos en particulier), dans la forêt. Il s’était engagé dans le PC à 19 ans. Il est parti au Liban où il s’est engagé. Il y a eu une révolte, et les Anglais ont envoyé les communistes dans le désert. Il est parti au maquis, et il est redescendu du maquis en 1949. Il est parti à Makronissos en 1949-50. Il a fait beaucoup de prison. Puis Gyaros. À la fin, il était à la prison d’Anfissa. Ils l’ont sorti avec une permission en 1958, parce qu’il était malade : il ne pouvait plus marcher, à cause des tortures .

Makronissos apparaît ici dans ce cycle du soutien des Anglais au pouvoir monarchique, qui va priver les progressistes grecs de la victoire qu’ils avaient réellement remportée contre les nazis, et dont la mise sera récupérée par les anciens collaborateurs fascistes. Et la reine Frédérika, remise sur le trône grec par Churchill, utilisera le même lyrisme que les députés d’extrême droite pour qualifier Makronissos de « nouveau Parthénon ». C’est le lieu de la revanche des perdants réels de la guerre contre les forces de l’Axe, devenus les dominants dans le temps même de leur défaite par le soutien anglo-saxon, au moment même où, dans la ligne des accords de Yalta, s’affirme la partition de l’Europe. Makronissos devient ainsi l’espace punitif qui se présente comme un centre de redressement idéologique.

À Athènes, c’est Maria Vamvaka qui, en août 2017, nous parle de ses parents, dans ce même cycle de pérégrination de prison en prison que cristallise la mémoire de Makronissos :

Je suis d’une famille exilée dans toutes les îles (Ikaria, Makronissos, Chios, etc.). Mon père et ma mère ont été en prison pendant six ans. Mon père est resté 15 ans en exil. Ma mère a été de 1947 à 48 à Chios, puis jusqu’en 1954 à Averoff, la prison centrale d’Athènes. Mon père a été en résidence surveillée de 1947 à 1954. Ensuite, avec les colonels, il a été à Oropos (camp de concentration, près d’Athènes) de 1967 à 1972. Les colonels n’ont pas emprisonné les mères avec leurs enfants, car ils ne savaient pas quoi en faire. Mon père parlait beaucoup : depuis toute petite, je savais beaucoup de choses. Et on m’emmenait au marathon d’Athènes, créé par Lambrakis. Mon père a fait la guerre d’Albanie, et il était dans la Résistance .

La tradition familiale est donc à la fois celle des victoires remportées (la guerre d’Albanie, la Résistance), et celle des tortures subies à la suite même de ces victoires.
Mais, à Athènes aussi, Yannis Almpanis, impliqué dans l’accueil des réfugiés à l’espace alternatif du City Plazza, insiste sur l’effort continu de résistance qui pouvait permettre une survie mentale à Makronissos :

Un membre de ma famille était en exil dans l’île de Makronisssos, près d’Athènes, de 1947 à 1950. C’était un espace de torture et de propagande. C’était un espace pour que les communistes arrêtent d’être communistes. C’était un camp de concentration très important, un laboratoire du politique pendant la guerre civile. Il était torturé pendant toute la journée. Et dans la nuit, ils apprenaient à lire Marx et Lénine. Ces militants d’organisations populaires, pour eux, lire et éduquer étaient un devenir politique .

De fait, travaillant sur la question des solidarités dans la Grèce d’aujourd’hui, ce sont souvent des descendants ou des proches des militants déportés dans les îles que nous rencontrerons. Si Makronissos a fonctionné comme entreprise de violence et d’extermination physique, elle a clairement échoué comme entreprise d’éradication idéologique. Les différents avatars du pouvoir fasciste depuis la guerre civile ont pu s’imposer par la force et les appuis de l’extérieur, mais ils demeurent – peut-être en partie parce que leur pouvoir n’est pas issu d’une victoire, mais d’une défaite et d’une inféodation à des puissances étrangères – sans légitimité historique.

Dans l’île d’Ikaria, nombreux sont les échos de Makronissos, non seulement parce que l’île servait souvent d’étape avant d’y envoyer les déportés, mais parce que les jeunes habitants de l’île eux-mêmes, par représailles pour leur assistance aux prisonniers, y ont été envoyés faire leur service militaire. Nous y rencontrons Thanasis Vasilaros, journaliste de 90 ans :

Je n’ai pas fini l’école, je suis allé faire mon service militaire. On m’a envoyé à Makronissos. J’étais à Makronissos pour faire mon service militaire, mais j’étais accusé. Depuis l’âge de quatorze ans, j’étais membre de l’EPON organisation de la jeunesse des EAM, Depuis cet âge, je suis devenu journaliste. J’ai fait mon service militaire en 1952. Il n’y avait plus d’exilés sur Makronissos, mais uniquement des soldats « mauvais sujets ». Il y avait également une prison spéciale, où il y avait aussi des criminels de droit commun. J’ai été enfermé dans la prison de Makronissos. On ne savait pas si on allait survivre. Il y avait trois bataillons sur Makronissos, et il y avait le bâtiment appelé « prison ». Plusieurs autres personnes d’Ikaria (20% des gens d’Ikaria qui faisaient leur service) étaient punis parce qu’ils étaient de gauche. Rien n’a changé après la guerre civile, on n’a jamais eu de démocratie .

Popi Papamichali, à 85 ans, sur la même île d’Ikaria, nous offre un bouquet multicolore de fleurs en fil de coton et fil de fer, qu’elle a fabriqué et dont la facture est minutieuse et complexe. Elle précise que c’est son grand frère qui lui a appris à les faire, et nous dit dans quel contexte :

Mon frère Nikos, c’était en 1950, il a été obligé de faire tout son service militaire de 36 mois à Makronissos. Il a été torturé. Lui était exilé pour son service militaire, il a été vraiment torturé là-bas. Une des tortures, nous disait Nikos, que le pouvoir aimait, c’était de mettre les hommes dans des sacs avec des chats et de les jeter à la mer : les hommes étaient déchirés par les chats. C’est Nikos qui m’a appris à faire des fleurs : il avait trouvé cette technique pendant qu’il était à Makronissos. Je ne sais pas si c’était son invention, car tous les jeunes gens là-bas faisaient des choses. Mais moi, je l’ai appris de mon frère. C’est quand il est revenu qu’il a parlé de ce qui se passait là-bas. Il avait son meilleur ami à Makronissos, qui venait du Pirée, et on l’a tué à Makronissos. Ils ont envoyé Nikos pour aller annoncer à la mère la mort de son fils .

De la torture des chats à la mort de l’ami, il reste une place où poussent ces fleurs de fer que nous ramènerons chez nous. Au détour de nombre de conversations où on ne l’attendait pas, le trauma politique de Makronissos ressurgit ainsi régulièrement, comme un retour du refoulé sur la scène des solidarités contemporaines.

Mais en août 2018, c’est dans l’espace du petit musée qui en conserve la mémoire à Athènes depuis le début des années 2000, que nous interrogeons la fille d’un déporté, pharmacienne de 68 ans, qui nous en ouvre les portes au moment où elle y fait le ménage :

C’est l’état-major de l’armée grecque qui a pris la décision au moment où la Grèce était sous protectorat britannique. Les Anglais avaient leur expérience par les colonies, et c’est avec leur expérience de colonisation que Makronissos a été ouvert. Mais bien sûr, ce sont les Anglais et Américains, mais avec la complicité des collaborateurs grecs. À un degré important, les collaborateurs des Anglo-américains étaient les mêmes que les collaborateurs des nazis.
L’idée principale était de leur casser la gueule jusqu’à ce qu’ils signent (une profession de foi anti-communiste) : c’était le principe à Makronisos. Ceux qui ne signaient pas étaient emmenés au précipice et ils devaient rester dans les tentes pendant l’hiver. Soit ils tombaient malades, soit ils étaient atteints de gangrène et on leur coupait les pieds. Plus de 4000 personnes, qui n’ont pas signé, ont été exécutées. Dès qu’ils débarquaient du kaïk, ils étaient battus avec des bâtons. Derrière les barbelés, on mettait ceux qu’on considérait le plus « dangereux », et ils devenaient fous.
Je suis née en 1950, quand mon père a quitté Makronissos. Mon père m’a parlé des tortures. Ce qui était affreux était les haut-parleurs toute la journée, qui hurlaient des chansons militaires, des ordres sur ce qu’il fallait faire pour devenir de bons Grecs, des appels au bureau de torture. Comment ont-ils pu tenir debout ? Par la solidarité et la vie commune. Yannis Ritsos, qui était à Makronissos, dit la cigarette coupée en deux, qui passe d’une bouche à l’autre : ils ont essayé de sauvegarder cela.

D’un élément d’information à un autre, d’une pièce du musée à l’autre, se tissent les fils individuels d’une mémoire collective, mettant à l’avance des mots, des images et des bruits sur le vide minéral des paysages que nous découvrirons quelques jours plus tard.

2. Ikaria

L’histoire d’Ikaria dans la guerre civile est liée à celle de Makronissos. Mais ce qui nous mène à l’île d’Ikaria est la figure d’Eleni. Jeune paysanne ikariote envoyée comme bonne chez un médecin conservateur d’Athènes, elle va éduquer aux idéaux de gauche ses enfants, dont elle s’occupe et avec qui elle noue des relations de profonde affection. C’est par la relation qu’ils nous font de cette éducation politique, que nous souhaiterons venir voir l’« île rouge ». Eleni meurt en 1982, à 49 ans. Mais, 36 ans plus tard, l’émotion est toujours palpable chez ceux qui en parlent.
Le premier contact avec l’île se fait à Athènes, en février 2018, où une dame de 101 ans, elle aussi paysanne ikariote envoyée comme bonne à Athènes, accepte de nous recevoir . Elle s’appelle Evguenia Pallis, elle est née en 1917 au village de Rakès. Ce qui émerge en premier lieu, ce sont des images de la Seconde Guerre mondiale :

De la Deuxième Guerre mondiale, je me souviens de la pauvreté, des bombardements et de la famine. On ne portait quasiment pas de vêtements, ou seulement en lambeaux. Les gens ne pouvaient pas porter leurs vêtements, ils étaient nus, ils ne pouvaient rien y faire.

L’avilissement est physique : ce n’est pas seulement le manque, mais le total dépouillement de tout, qui renvoie, au sens littéral, à ce qu’Hannah Arendt appelait « la vie nue ». La faim n’est pas décrite dans les termes du manque alimentaire, mais dans ceux de la nudité : la représentant d’une île comme rendue à la vie animale, mais où la conscience de l’impudeur n’a pas quitté l’esprit. Mais le mot qui vient ensuite à sa bouche est celui de décadence morale, qui accompagne cette dégradation :

Il y avait une grave décadence morale. Il n’y avait pas de respect les uns des autres. Les gens qui se connaissaient s’aidaient les uns les autres pour survivre, mais les autres essayaient de leur prendre tout. Les gens venaient à l’intérieur des camps où on était regroupés. Ils se volaient de la nourriture les uns aux autres quand ils ne se connaissaient pas. L’armée volait les gens, les collaborateurs volaient les gens. Il y avait des bases italiennes sur l’île, et ils se livraient au pillage.
Ensuite, les Allemands sont venus. Mais ils étaient stationnés dans les villes principales, et pas dans les campagnes. Ils étaient donc loin de nous pendant toute la guerre. Seuls les Italiens étaient stationnés dans les villages. Ils prenaient les gens pour les mettre en prison. La révolution n’a commencé qu’après. Ce n’était pas organisé. Les Italiens n’étaient pas violents contre les femmes, mais ils prenaient des femmes comme femmes de compagnie. Elles collaboraient avec les italiens parce qu’elles avaient faim. Ensuite, elles ont été tondues.

La décadence morale, c’est le vol et le pillage, dans des lieux exposés parce que relégués : les villages reculés de l’île. Evguenia décrit un partage du territoire entre les puissances de l’Axe : les villes stratégiques de la côte pour l’armée allemande nazie, les villages perdus de l’intérieur pour l’armée italienne fasciste. Dans cette configuration, c’est aux Italiens, et non pas aux Allemands, qu’elle et ses proches ont eu affaire. Et la famine n’est évidemment pas le résultat du manque mais celui de la prédation : pillage de la part des militaires, spoliation de la part des collaborateurs, vol de la part des voisins se dépouillant les uns les autres. Le vol de la nourriture en temps de spoliation et de famine, c’est la condamnation à mort. Mais affamer, c’est aussi condamner à la prostitution : il n’est même plus nécessaire alors d’imposer une contrainte physique pour réduire l’autre à l’asservissement sexuel. Les figures de la décadence morale sont donc multiples, dans la situation d’anomie que produisent les ruptures et les dislocations de la guerre. Mais la décadence morale, ce sera ensuite aussi l’humiliation de la tonte, pour celles qui n’ont rien fait d’autre que tenter de survivre, et qui, pour cette raison, seront doublement livrées au sadisme et à une forme de lynchage.
« La révolution n’a commencé qu’après », dit-elle en incise. Et la révolution, c’est la guerre civile. Elle le saisit d’une formule : « C’était guerre avant et guerre ensuite ». Mais elle ajoute : « Je ne peux pas parler de guerre, parce que les gens étaient en colère contre le gouvernement ». Révolution, colère, une victoire populaire (celle qui a été remportée par les communistes de l’intérieur contre les armées nazies et fascistes) a été confisquée. Les pouvoirs anglais et américain ont imposé cette confiscation, avec la complicité objective du pouvoir stalinien en Russie, abandonnant les combattants communistes en Grèce pour accréditer un partage diplomatique de l’Europe entre Est et Ouest. Ceux qui ont remporté la victoire en sont spoliés : ce sont les résistants communistes, et ils seront déportés. L’île d’Ikaria est l’un de ces lieux de déportation. Et les paroles d’Evguenia en éclairent d’un jour particulier les conséquences :

En 1937, pendant la dictature de Métaxas, des communistes avaient déjà été déportés à Ikaria. La population avait des idées très libres, et cette mentalité s’est bien associée à la mentalité communiste. Les communistes n’étaient pas prisonniers, mais déportés. Au début, ils étaient dans des vieilles maisons délabrées. Mais quand la police a vu que les communistes étaient infiltrés dans les maisons des habitants, ils les ont fait sortir pour les mettre sous garde. Après la dictature de Métaxas, les communistes avaient fait des groupes de résistance. Il y avait des bateaux qui faisaient des aller-retours en Turquie.

Les premières déportations de communistes ont donc été faites par la dictature fasciste du général Métaxas, soutenue par le pouvoir royal, dans la deuxième moitié des années trente. Elles ont eu pour résultat paradoxal la diffusion des idées communistes au sein de la population de l’île, la création de groupes de résistance et la facilitation des trajets vers la Turquie. La « décadence morale » produite ensuite par l’occupation italienne de l’île a encore accentué les convictions anti-fascistes des habitants.
La fin de la Deuxième Guerre mondiale, suscitant la répression du Parti communiste de l’intérieur par l’occupation anglo-américaine, va réactiver le mouvement des déportations dans une île déjà largement imprégnée des idéaux communistes. Le contexte de la guerre civile qui suit la Deuxième Guerre mondiale est donc, sur l’île d’Ikaria, le contexte d’une nouvelle expérience politique : à la décadence morale vient faire pendant un vécu de la solidarité, qui va s’affirmer à tous les niveaux de la vie quotidienne :

Pendant la guerre civile, nous avons hébergé et caché trois communistes à la maison : ils dormaient au niveau d’en-haut. Ils venaient dans la cuisine avec la famille. Ma fille, quand elle était petite, a eu une pneumonie. Je l’ai amenée chez un médecin communiste, qui l’a sauvée. C’était un médecin déporté. Il y avait beaucoup d’hommes de science, de médecins, d’intellectuels, parmi les communistes déportés ; donc, ils aidaient les gens. On s’aidait des deux côtés. Les communistes aidaient les gens sur place : dans l’organisation agricole, ils leur apprenaient à créer des syndicats, de la solidarité. Beaucoup d’entre eux sont revenus ensuite dans les villages.

Dans une situation de pauvreté et de pénurie, l’entraide est vitale, et l’expérience de la guerre civile sera pour cette raison même, sur l’île, une expérience d’échange de compétences. Pour les paysans des villages les plus reculés, elle sera aussi un apprentissage professionnel et syndical, et une forme d’éducation politique. Evguenia se souvient encore avec émotion du médecin qui a sauvé sa fille, mais aussi du menuisier qu’elle a hébergé, protégé et caché, et qui lui a fabriqué une « belle table », et de celui qui lui a appris à cultiver les pois. Et elle voit aussi toute ce que cette activité solidaire produit pour une collectivité abandonnée des pouvoirs politiques :

Les déportés ont aidé à faire des routes, d’eux-mêmes, sans être payés. Les gens étaient reliés entre eux. Ils ont aidé à construire des canaux d’irrigation pour cultiver de la salade. Il y avait beaucoup de solidarité dans le groupe. Beaucoup d’intellectuels sont venus à Ikaria. Il y avait une école locale, une place de théâtre, des conférences. Ensuite, tous les gens d’Ikaria ont voté pour le Parti Communiste, parce qu’il s’était occupé d’eux.

De cette dynamique collective, et des acquis sociaux et culturels réservés aux bourgades plus importantes, le village éloigné ne peut guère profiter :

Nous, nous étions isolés, parce que la plupart des gens étaient dans les principaux villages d’Ikaria. Je ne pouvais pas marcher pour y aller, et il n’y avait pas de moyens de transport.

Mais, pour cette raison même, il sera protégé des représailles :

Si on attrapait les gens qui avaient hébergé des communistes, il y avait des violences contre eux. Il n’y a pas eu de violences contre nous, parce que nous étions isolés. Les dirigeants ne savaient pas où nous étions.

Ce que décrit la dame d’Ikaria, c’est, dans une situation de mépris et d’abandon, la place que viennent occuper les déportés communistes, porteurs d’un espoir social et d’un sens de la communauté. Le contexte des représailles devient alors un motif de solidarité politique dont l’expérience continue de tisser la mémoire collective. Toute sa vie, Evguenia, qui n’a pas d’engagement politique, continuera, avec les autres habitants de l’île, de voter communiste.

Le journaliste Giorgos Vitsaras, qui vit à Ikaria où nous le rencontrerons, remonte plus haut dans l’histoire :

L’histoire d’Ikaria est aussi une histoire de corsaires, de piraterie et de gens sur les montagnes. Il y a des lieux que l’on peut visiter, où la population se cachait quand les pirates arrivaient : c’est un élément constitutif de la solidarité au XIXème siècle .

Dimitra Pédou et Popi Papamichali, amies d’Eleni, qui ont plus de 80 ans, revivent avec une pleine intensité leur expérience, enfantine autant que lucide, de cette période . Popi évoque les déportés sur l’île :

Je me souviens, j’étais enfant, j’avais 10-11 ans, et j’ai des souvenirs terribles avec les exilés qui habitaient ici à Kampos. Ils étaient obligés d’aller trois fois par jour à Fondantos ( ?) pour dire qu’ils étaient là, à pied. C’était une route très pentue, et ces gens-là, on les obligeait à monter sous le soleil. Ceux qui ne tenaient pas le coup et tombaient par terre, on les battait.

Et Dimitra réactive, en un éclair, les terreurs qui y sont associées :

On finissait l’école primaire. Comme je n’étais pas intelligente, j’étais plus grande que la normale. Notre instituteur nous a donné à écrire un texte avec le titre : « Où sont nos frères ? ». « On demande que nos frères reviennent de Moscou, que les révoltés ont kidnappés et qu’ils deviennent des janissaires ». C’était la propagande anti-communiste des instituteurs. Je ne pouvais rien écrire, donc j’ai croisé les bras. L’instituteur m’a dit : « Pourquoi tu n’écris pas ? Tu n’as qu’à écrire que les méchants révoltés ont pris nos frères ». J’ai répondu : « Je n’ai pas vu de révolutionnaires venir et prendre qui que ce soit. Ce sont les gendarmes qui ont pris les parents de mes amis ». L’instituteur m’a prise par les cheveux et m’a jetée dehors. Ensuite, il a craché sur mon frère qui avait transformé sa sœur en communiste.
Les autres enfants ont accepté d’écrire, et moi, je devais attendre la récréation pour rentrer chez moi. Et quand je suis rentrée chez moi, en arrivant, c’est mon père et mon frère qui ont posé la question : « Qu’est-ce que tu as fait ? On a rencontré ton instituteur qui nous a insultés ». J’ai répondu que je n’avais pas vu de révoltés, mais des gendarmes.
Quelques jours plus tard, il y avait la fin de l’école, on faisait la fête de fin d’année. On est donc allés au stade. Il y avait tous les gendarmes, et le chef des gendarmes a montré le « kapsokalinos » ( ?) qui mettra le feu dans les maisons pour qu’on ne puisse pas cacher les exilés. C’était un test pour l’instituteur fasciste, pour savoir si les enfants y croyaient. L’instituteur fasciste m’a montrée à tous les gendarmes en disant : « C’est une communiste ». Après cela, j’ai eu tellement peur que je ne me suis pas présentée aux examens d’entrée au lycée.

Et Vassili Koutoufaris, le plus jeune frère d’Eleni, ajoute :

Sur les instituteurs fascistes, on a compris qu’à Ikaria, on envoyait de Samos les instituteurs qui, en réalité, étaient les colonels de l’Intelligence Service jusqu’à la fin de la dictature. Nos instituteurs, on les appelait « instituteur », mais on a vu une fois quelqu'un de l’armée dire : « Bonjour mon capitaine ». C’est là qu’on a compris que, pour Ikaria, les instituteurs étaient des militaires.

Ilias Sirigas, marin, suscite aussi la mémoire de cette période de son enfance où une partie des maisons était réquisitionnée pour héberger les déportés, en l’absence d’infrastructure carcérale :

Quand on cohabitait avec les exilés dans la même maison, nous, les Ikariotes, on faisait la cuisine dehors. Donc d’une porte sortaient les Ikariotes dans la cour pour faire la cuisine, et de l’autre sortaient les exilés. Et on se réunissait dans cette cour. Les familles des exilés leur envoyaient souvent des colis, mais ces colis n’arrivaient jamais entre leurs mains. Quand nous on était à table dans la cour, et qu’on voyait cet exilé qui restait seul, on ne pouvait pas manger sans l’inviter. Donc, dans notre casserole familiale, il y avait toujours une part pour l’exilé.

3. Lesbos

En 2015, plus d’un millions de personnes ont afflué vers l’Europe, venant pour l’essentiel de pays en guerre, ou en guerre civile, ou en délabrement économique lié à la guerre que les dirigeants mènent contre leurs propres populations. Et sur ce million, huit cent mille ont abordé les côtes grecques, dont celles des îles, et de Lesbos en particulier, qui n’est qu’à quatre kilomètres de la côte turque. En 2016, l’accord de l’Union européenne avec la Turquie, dont la finalité purement technocratique est de contenir le « flux migratoire », aura pour seul effet d’aggraver les conditions du périple sans pour autant en limiter les effets.
Dans le bourg de Kalloni, au centre de l’île de Lesbos, la mer est bien loin et personne ne voit ceux qu’on appelle « migrants » venir s’échouer sur les plages. C’est pourtant là, au fond d’une supérette à côté du rayon « boucherie », que s’ouvre un dialogue avec Giorgos Tyrikos, qui y travaille. « Boucher académique » comme il se définit lui-même, titulaire d’une thèse en anthropologie, et cofondateur de l’association Agkalia :

Pourquoi est-ce qu’il n’y a pas de mouvement de la paix et de discussion en Europe ? Pourquoi est-ce qu’il n’y a pas de mouvement politique en Europe ? Quand on parle des racines de la guerre, les gens disent : « C’est très compliqué ». Qu’est-ce qu’on peut faire de mieux que donner des sandwiches ? Je sais qu’on devrait discuter les racines de la guerre. On parle de recherche de fonds, de relogement ; mais on ne parle pas des racines du problème. C’est à un niveau européen et personne ne parle de cela.

Que les racines de la guerre ne soient pas hors de l’espace de Schengen, mais dedans, ne fait pas à ses yeux le moindre doute. Mais cette évidence est l’objet d’un véritable tabou : personne ne parle de cela. La conséquence de « cela », c'est-à-dire des politiques bellicistes, suite des politiques coloniales qui sous-tendent les rapports Orient-Occident, ce ne peut être que la fuite. Et ceux qui fuient ne sont nullement des fuyards, mais bel et bien des fugitifs, dont la condition particulièrement perverse est qu’ils doivent chercher l’asile sur les territoires mêmes qui sont à l’origine de leur fuite. À Mytilène, S. , réfugié camerounais, sous une tente accotée au camp de Moria, nous le dira :

Nos enfants sont restés là-bas et on va chercher de quoi vivre pour eux. Les Européens ont tout pris en Afrique, nous venons chercher notre part.
Mais avant de venir, on ne savait pas qu’ici non plus, rien ne va. Ici, on a découvert la manière dont l’homme blanc traite l’homme noir. Les Blancs nous regardent comme des gens qui n’ont pas d’éducation. On connaissait la question du racisme en Europe ; mais là, il s’agit de la vivre. (…) Ça fait mal d’avoir traversé tout ça pour être dans ces conditions.

Sous ce long abri de toile, sous la pluie, nous sommes les seuls blancs du petit groupe de douze qui s’est progressivement constitué autour de nous, dubitatif et intrigué. Et assignés, de façon très logique, à rendre compte du comportement aussi bien des dirigeants européens que de nos compatriotes sur cette question spécifique du racisme. La colère, l’ironie, le refus de l’humiliation, s’affrontent toutefois à une forme de désespoir, qui prend la forme d’une conviction de l’inéluctable. Avoir fui les exactions pour se trouver exposé au mépris et aux insultes génère un sentiment de fatalité.
Mais, dans le même temps du mois de février 2018 où a lieu cet échange à Moria, se prépare, sur l’île voisine de Chios, le procès des « 35 de Moria ». Le 18 juillet 2017 a en effet eu lieu, depuis le camp de Moria, une Marche pacifique des demandeurs d’asile jusqu’aux bureau de l’EASO (European Asylum Support Office), pour protester contre leurs conditions indignes de rétention dans le camp, l’attente et l’arbitraire des procédures. La manifestation a été sauvagement réprimée, et elle a donné lieu, le même jour, à une rafle ultra-violente dans la section africaine du camp, où les policiers ont sorti de force les habitants des containers pour les tabasser. Trente-cinq ont été emmenés et placés en détention provisoire. Et c’est ainsi que le journal Infomigrants présente leur apparition le lendemain:

Le lendemain de la descente de la police, ils sont présentés au tribunal pour témoigner. Sur des images de l’arrivée à la Cour figurant dans le documentaire "Moria 35" on peut voir les accusés pieds nus pour certains et avec encore des traces de sang sur le visage.

Une évidente réminiscence de la Traite des noirs apparaît dans cette figure, qui sera réitérée dans leur apparition ultérieure au procès du 20 avril 2018 (deux mois après notre entretien), où ils arrivent menottés deux par deux. Ils y seront condamnés à un temps de prison qui correspond exactement à celui de leur détention arbitraire, et servira ainsi à la justifier. Mais en outre, J., réfugié de RDC, évoque devant nous la Marche pacifique organisée en RDC le 20 décembre 2016, protestant contre la violence du pouvoir de Joseph Kabila, réprimée dans le sang, qui l’a obligé à fuir et a coûté la vie à ses parents. Et là, c’est un autre parallèle qui se fait jour, entre la violence des discriminations raciales ici, et l’omniprésence de la violence politique sur les territoires post-coloniaux, face à l’énergie collective des protestations.

C’est cet espace de la vitalité politique, face à la dimension mortifère des technocraties européennes, qu’éprouve une large partie de la population de l’île de Lesbos, face à l’afflux des migrants. Et elle renvoie à un véritable inconscient collectif. Giorgos Tyrikos nous en donne les éléments :

Ensuite, 2015 arriva, ce fut la pire année de ma vie. Février, mars et avril 2016, c’était encore très moche, ça ne finissait pas, à cause de l’agrément avec la Turquie. On ne savait pas ce qui se passait à Moria, la difficulté de la situation. C’était le grand drame. On n’était pas sur les bateaux, mais à Kalloni, et les gens devaient venir à pieds. Ils venaient de Molyvos, Skaminia, pour aller à Mytilène. On ne peut pas faire ça en août si on est malade, fatigué. Ils avaient faim, et ils devaient aller à Mytilène. C’était une torture. Les gens arrivaient à Kalloni, qui est au milieu du trajet vers Mytilène.

En 2015 et 2016, un exode ininterrompu traverse l’île de Lesbos du Nord à l’Est en passant par le centre, directement lié à l’agrément de l’UE avec la Turquie, dénoncé par tous les défenseurs des droits. Et la vision quotidienne de ces foules en danger va faire muter les consciences des habitants. Double conscience : celle de l’inacceptable de cette condition faite aux personnes, et celle de la démission des dirigeants politiques, locaux, nationaux ou internationaux, devant l’urgence suscitée par les décisions politiques elles-mêmes. Car si l’agrément avec la Turquie était supposé verrouiller le passage, il avait de ce point de vue échoué, n’aboutissant qu’à en rendre les conditions plus dangereuses, plus violentes, plus opaques, mais non pas plus dissuasives. Quand ce que l’on fuit est le risque de mort, s’exposer à la mort n’est que l’une des conditions de la fuite. Ce que décrit Giorgos, c’est un véritable chaos social, auquel les décisions de solidarité vont tenter de donner une forme qui ne soit pas celle de la honte :

Un jour, on a eu mille personnes dormant sur la route, sous les arbres dans tout ce coin. Personne ne se demandait ce qui allait se passer. Personne ne se préoccupait de personne, regardant les centaines de gens qui passaient. Personne ne nous a donné les moyens de nous préparer. Ça a continué en novembre-décembre, rien n’arrêtait les gens pour venir.

Un petit centre se crée, pour tenter de rendre cette étape vivable, pour ceux auxquels aucun moyen de transport ou d’hébergement n’était donné :

Dans ce petit centre, il fallait donc de la nourriture, des chaussures, des soins médicaux. Je ne peux même pas décrire cela, c’était comme une gangrène. Les gens passaient, ils avaient une place où dormir, et continuer ensuite leur chemin. Mais on ne pouvait rien faire. On avait commencé la chronique depuis longtemps, mais à travers cette chronique, les gens ont compris. Avec le Père Stratis, on pouvait prévoir des bus. On nous a dit qu’il y aurait des transports. Il y avait des arrivées de gens jour et nuit dans la rue, cherchant du pain par 40°. On était au milieu du chemin.

À la brutalité des décisions politiques internationales répond la vacuité des décisions politiques locales, là où, selon l’expression de Balibar, « la production d’illégalité, destinée ensuite à la manipulation politique, ne pouvait se faire sans de constantes atteintes aux droits civils ». Et face à ce régime de déni, ce qui va prendre corps est précisément la « chronique » : la parole des réfugiés, saisie non seulement dans l’écriture mais dans le travail de sa traduction, va rendre audible, partageable, la réalité d’un vécu chaotique, et faire surgir un cosmos, ou, pour reprendre l’expression que le philosophe Étienne Tassin emprunte à Kant, une « cosmopolitique ». Les réfugiés et les habitants du bourg deviennent les chroniqueurs de leur histoire commune et se font ainsi historiens, dans un geste solidaire qui n’est pas seulement celui de l’aide matérielle, mais celui de la reconnaissance symbolique et d’une transmission vers le futur.
Mais cette historicisation d’un vécu, qui permet de lui donner forme dans la conscience même de ceux qui en font l’expérience, Katerina Selacha, co-fondatrice de l’association Angkalia à l’origine de cette chronique, la resitue dans l’Histoire même de la Grèce :

On attendait que les gens se comportent de façon très négative envers les réfugiés. Mais ils se sont montrés très solidaires. C’est parce que Lesbos a ne tradition avec les réfugiés : la plupart des habitants sont des réfugiés de 1919 et 1922, lors de la catastrophe de l’Asie Mineure, et il y a beaucoup d’associations qui s’appellent « Union des réfugiés de Mytilène ou de Kalloni », qui sont des enfants de gens venus d’Asie Mineure. Nous aussi, nous en sommes les arrière-petits-enfants. Ça a influencé beaucoup la façon dont les personnes ont vu les réfugiés venir ici. C’était quelque chose de tragique, parce qu’il y avait des milliers de personnes dans la rue, personnes âgées, petits-enfants. C’était la première fois qu’ils étaient entrés dans l’eau et avaient vu la mer. Ils venaient d’Afghanistan et de Syrie, il y avait des familles entières qui sont parties pour venir en Europe.

C’est bien de la résurgence d’un inconscient collectif, familial, social et historique, qu’il s’agit ici. La « Grande catastrophe d’Asie mineure » est le moment où, la Grèce ayant perdu la guerre qu’elle voulait mener face à la Turquie (comme une autre Guerre de Troie) dans une politique de conquête pour réaliser l’ambition d’une « Grande Grèce », les habitants d’origine grecque de la côte turque (Izmir en particulier), qui y vivaient depuis des siècles, ont dû fuir et se réfugier en particulier sur l’île grecque la plus proche : justement Lesbos. Ceux à qui nous parlons sont, comme beaucoup d’habitants de Lesbos, des descendants de ces familles. Et, dans la supérette où a lieu l’entretien, est accroché au-dessus de la porte le portrait de l’aïeul qui a fondé ce petit commerce au début du XXème siècle, migrant sur ce territoire.
Or cette subjectivation par un vécu commun de l’exil va elle-même se diversifier, par la variété des processus d’identification et de répulsion qu’elle détermine. Katerina insiste ainsi sur les situations de rejet qui ont eu lieu lors de l’exode de 1922, dont les ascendants des habitants actuels de Kalloni ont pu être acteurs ou victimes :

Même en 1922, les réfugiés n’étaient pas bienvenus sur l’île. À Skala, il y a eu un campement de réfugiés sur la côte. La mémoire est très importante. Personne n’en parle, mais on témoigne que beaucoup de gens ont mal traité les réfugiés. Certains les ont gravement maltraités en 1922. Les générations sont différentes. Maintenant, ils disent : « Nous sommes fiers de descendre de réfugiés ». Mais en ce moment où les choses ne vont pas bien, les histoires reviennent. (…) C’est une mémoire sélective.

Et Giorgos met l’accent sur les spécificités d’un exil post-colonial, et l’humiliation qui peut être ressentie dans l’identification à des populations réputées subalternes :

Dans le même temps, il y a mémoire et oubli. Beaucoup de gens ne veulent pas faire la relation entre les deux types de réfugiés : « Nos réfugiés étaient différents ». Certains ne veulent pas réaliser que leurs grand-parents étaient les mêmes : « Nos réfugiés étaient fiers, ils combattaient ». Des hommes et des femmes très forts, dans un nimbe d’or. Quand ils voient les réfugiés partout étranger, ils ne les reconnaissent pas et disent : « Les nôtres étaient mieux ».

« Les nôtres étaient mieux » passe par la différence entre le rapport à la parole et le rapport à l’image : les récits de ce qui s’est passé, transmis de génération en génération, laissent entrevoir la misère et les rapports de domination subis à l’arrivée sur le territoire ; mais les images sont les photographies, prises ultérieurement, de ceux qui ont réussi, fondé des familles, ouvert des commerces, et qui viennent dans les années 1925 chez le photographe, endimanchés, pour faire saisir dans l’objectif la visibilité de leur réussite. C’est un portrait d’ancêtre comme celui-là qui est accroché au-dessus de la porte où nous nous entretenons. Les « hordes » loqueteuses qui arrivent dans ce village du centre de l’île, ayant fait plus de soixante kilomètres à pied après une traversée meurtrière et des mois de périple antérieur, n’ont en effet rien de commun avec les portraits d’ancêtres migrants sédentarisés depuis. Et les images qui en sont données dans la presse mainstream renvoient beaucoup plus clairement aux images humanitaires des affamés du continent africain, telles que Susan Sontag en dénonce l’usage en écrivant Devant la douleur des autres en 2002.

À l’autre bout de cette route que les migrants ont parcourue, au Nord de l’île de Lesbos où ils ont précédemment accosté, se situe le village de Molyvos, où une autre association, Starfish, plus importante en termes de réseaux, s’est créée. Nous en avons rencontré l’un des membres, Dimitris Mouratidis. Il fait le même récit de ces deux années de surgissement de la folie politique et du chaos, 2015 et 2016, autour de l’agrément UE-Turquie dont l’anticipation, puis la réalisation, provoque la massivité des afflux. C’est la situation du petit groupe de cinéma dont il s’occupe, au bord de la plage, qui l’a rendu témoin de l’arrivée des naufragés, depuis 2008 :

En 2008, quelques bateaux sont arrivés à la plage d’Eftalou, pendant la nuit, au long de l’hiver. On avait formé un groupe qui s’occupait de projections de cinéma : certaine personnes projetaient des films au Centre de conférences près de la plage. On a vu les gens arriver, et on a décidé de les aider. Ils sont venus à l’arrêt de bus avant l’école. On a pris l’habitude d’aller là avec thé, café et sandwiches, et on voyait la police venir les prendre là pour les envoyer à Mytilène.

Ce que Dimitris met ici en évidence est une gestion purement policière des exilés, devenus, dans tous les sens terribles de ce terme, déplacés, comme le décrivait Arendt en 1951 :

Même la terminologie appliquée aux apatrides s’est détériorée. Le terme d’« apatride » reconnaissait au moins le fait que ces personnes avaient perdu la protection de leur gouvernement, et que seuls des accords internationaux pouvaient sauvegarder leur statut juridique. L’appellation postérieure à la guerre « personnes déplacées », a été inventée au cours de la guerre dans le but précis de liquider une fois pour toutes l’apatridie en ignorant son existence. La non-reconnaissance de l’apatridie signifie toujours le rapatriement, c'est-à-dire la déportation vers un pays d’origine, qui soit refuse de reconnaître l’éventuel rapatrié comme citoyen, soit, au contraire, veut le faire rentrer à tout prix pour le punir.

Et Dimitris, tout comme Giorgos à Kalloni, montre la vacuité des décisions politiques locales, leur inertie face à ce qui apparaît pourtant bien à tous comme une urgence. C'est-à-dire une claire volonté de nier l’évidence, en ne mettant en place aucun moyen social, mais seulement des moyens policiers :

On a demandé à la Municipalité la permission de mettre une tente à l’arrêt de bus où les gens arrivaient, pour qu’ils puissent être au chaud. Elle a refusé. Ils ont refusé aussi les toilettes qu’on leur a demandées. Les gens continuaient à arriver à l’arrêt de bus, la police les envoyait à pieds à la station de police. Ils les prenaient à la station de police.

Or cette gestion policière conduira ceux qui veulent apporter de l’aide à d’étranges collusions :

La police nous a demandé, parce qu’on était là avec du thé, du café et des sandwiches, de prendre les noms et les nationalités des gens, parce qu’ils n’étaient pas assez nombreux pour le faire. On ne pouvait pas refuser de faire ce qu’ils avaient demandé, parce qu’on voulait avoir de bonnes relations avec tout le monde, et on ne peut pas combattre tout le monde.

Situation plus que troublante, où ceux qui refusent la gestion policière des migrants et visent spontanément à tenter de leur apporter un soutien que la municipalité leur refuse, sont conduits, de ce fait même, à devenir des auxiliaires de la police dans l’identification des personnes. Mais précisément, Dimitris montre comment ce choix va conduire les militants à transmettre aux migrants les informations qu’ils ignorent :

On a amené une grande carte pour leur montrer où ils étaient : ils pensaient avoir seulement passé une grande rivière. Beaucoup d’entre eux étaient très déçus quand ils ont vu que c’était à nouveau une île. Ils ont l’habitude de marcher beaucoup, et ils étaient allés à pied par de grandes distances à travers la Turquie.

Ce qui est montré ici, c’est l’ignorance et l’aveuglement dans lequel on entretient les migrants, l’impossibilité où ils se trouvent d’avoir la maîtrise de ce qui leur arrive, dans une situation où la tentative de comprendre pour adopter des stratégies, individuelles ou collectives, est devenue vitale. Et c’est ici que surgit, pour Dimitris, ce moment de 2015-2016 où le chaos atteint son comble :

Alors, cette crise a commencé dans un sens très violent. On a commencé à avoir deux bateaux par jour, puis dix, puis cent. En 2015, l’été a été très dur, on ne sait pas pourquoi : quelqu'un d’autre contrôle, peut-être un résident ou un passeur (ils sont au dernier moment de ce jeu). Mais quelqu'un décide pourquoi et quand, et c’est quelqu'un qui est en Turquie. Puis, ça a été 2016, à la suite de l’agencement avec la Turquie. Autant qu’on le sait, il n’y a pas de connexion avec cette partie.

L’opacité des décisions, leur absurdité, leur absence apparente de logique, ne peuvent que renvoyer vers des logiques occultes, des rapports d’intérêt ou de pouvoir inavoués, qui évoquent les collusions mafieuses des circuits de décision politique. Dimitris le laisse entendre sans pouvoir le dire clairement ni l’étayer, mais il en a la conviction intuitive à travers son expérience de citoyen ordinaire, jeté sur le terrain des migrations avec une brutalité analogue, même si elle ne lui est pas égale, à celle avec laquelle les migrants sont jetés sur les plages.

Il n’y a plus de guerre civile en Grèce. La monarchie fasciste a quitté le pouvoir au referendum qui a suivi la chute des colonels, et a ouvert les prisons. Et le rideau de fer issu de la doctrine Truman et de la guerre froide s’est dissous au tournant des années 90 dans la chute des blocs. Et pourtant, dans un village de Macédoine occidentale où nous menons un entretien dans un café l’été dernier, nous verrons s’asseoir silencieusement, sur une chaise juste derrière nous, un homme mutique qui ne cessera pas de nous observer et se lèvera quand nous partirons. Quand j’interroge, quittant le bistrot, mon interlocuteur sur ce personnage, il me dit que c’est le fils d’un indicateur du village, devenu lui-même policier. Et qu’il y a pour cette raison des choses qu’il ne nous dira pas, même hors de sa présence.
Il n’y a plus de guerre civile en Grèce. Et pourtant, l’intervention brutale de la troïka des banques européenne et mondiale, avec ses conséquences économiques, sociales et politiques qui tuent physiquement autant que métaphoriquement, réitère l’ingérence criminelle de l’Angleterre de Churchill et des USA de Truman.
Il n’y a plus de guerre civile en Grèce. Et pourtant, sur les îles en particulier, le courage, la détermination des mouvements solidaires actuels sont comme une filiation symbolique de la résistance acharnée des combattants andartès, puis des mouvements antifascistes, contre la criminalité des décisions politiques.