Qui est nous ?


Exposition BAZIN-VOLLAIRE. Maison Robert Doisneau à Gentilly
Du 4 octobre au 10 novembre 2019
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QUI EST NOUS ?

« J’écris pour n’avoir plus de visage ».
« Ne nous regardez plus, rejoignez-nous ! »

Cinquante ans séparent la première formule, celle du philosophe Michel Foucault dans la préface de L’Archéologie du savoir publié en 1969, de la seconde, celle qui clôt l’appel de l’Assemblée des Gilets jaunes de Saint-Nazaire en 2019. Dans cet écart, mesuré à la question de la représentation, s’inscrivent les trente ans qui couvrent les multiples configurations du NOUS dans cette exposition, des portraits de vieillards de 1985-86 au travail de terrain en Grèce de 2017-18. Le NOUS n’apparaît pourtant nullement ici dans les images, mais il se constitue de leur sérialité et se construit dans le dispositif de l’exposition. Il y engage aussi celui qui les regarde.

Du milieu des années 80 à la fin des années 90, vieillards, adolescents, nouveau-nés, sont d’abord saisis, en remontant les âges biologiques et les institutions sociales (Centre de Long séjour, collège, maternité) dans les dispositifs au sein desquels – et à l’encontre desquels – surgit leur singularité, qui peut faire écho à celle de chacun. Un NOUS pluriel et singulier, qui se tisse par l’image en contrepoint des structures institutionnelles d’homogénéisation.

Au tournant des années 2000, les Femmes militantes des Balkans, rencontrées pour la revue Transeuropéennes à la fin de la guerre du Kosovo, affirment un NOUS explicitement politique. Et qui ne peut se dire tel qu’en transgression et en opposition aux faux communs nationalistes. Le dispositif de l’image se tisse de celui de leurs paroles accordées en entretien. C’est notre premier travail commun.

Dans la dernière série, celle des solidarités en Grèce, élaborée dans les deux dernières années à partir de l’association entre photographie documentaire et philosophie de terrain, c’est l’entretien qui fixe l’image. La prise de vue n’est pas celle du temps posé, mais celle de la captation de l’échange. La parole fait ainsi image, avant même de se glisser entre les portraits de l’exposition.

De la première série à la dernière, le focus s’est élargi, passant de l’écarquillement sur le gros plan du visage, qui fait éclater le cadre, à l’émergence du buste qui donne son assise sculpturale au mouvement de la parole. Et la couleur vient donner une actualité nouvelle à cette incarnation : les sujets, au sens esthétique comme au sens politique, prennent position.
De cette position commune participent les figures, pleinement solidaires, de ceux qui sont renvoyés à la marge ou réputés « étrangers ». Figures communes d’une résistance à des directions politiques de plus en plus hostiles qui, en Grèce comme partout, ne peuvent s’imposer que par leur globalisation.

Dans tous les cas, le NOUS n’est nullement consensuel ou pré-établi : il ne peut se construire qu’en tension avec des dispositifs de gouvernementalité, qui le suscitent dans le temps même où ils le répriment. Exposer ces tensions est un moyen de leur donner forme et de s’y engager.

SOLIDARITÉS EN GRÈCE

Partis en 2017-2018 dans la Grèce soumise aux injonctions économiques européennes et globales, nous souhaitions poser, par l’image et par les entretiens, la question des solidarités qui s’y affrontent.
De Thessalonique à Athènes et en Chalcidique, puis de l’île de Lesbos à celle d’Ikaria, puis de l’Épire à Patras et à la Macédoine occidentale, nous avons progressivement, dans ce creuset de la Méditerranée, de ses archipels et de ses migrations, élargi le champ géographique et historique de notre recherche, dont cette exposition présente un fragment.

De la parole de nos interlocuteurs, migrants, militants, chercheurs, volontaires associatifs (et parfois tout cela en même temps), surgissent des interrogations communes, convergentes ou foisonnantes, qui ne cessent de reconfigurer le NOUS, suscité par l’échange autant que saisi par l’image.
La Grèce n’est pas seulement ce modèle antique et largement mythologisé de la construction démocratique du droit. Elle est aussi, comme cela émerge des entretiens, le lieu de la rencontre entre les cultures méditerranéennes et balkaniques. Elle est enfin, dans sa réalité actuelle issue des migrations des XXème et XXIème siècles, un laboratoire des politiques européennes, dont beaucoup sont conscients d’être les cobayes : traités non plus en sujets de leur propre histoire, mais en objets.
Bien des décisions d’engagement sont issues de moments traumatiques où se cristallise une nouvelle conscience, vitale et réflexive, du NOUS. Ce travail commun souhaite en attester, nouant l’esthétique documentaire aux enjeux d’une philosophie de terrain.

Les regards, mobilisés par la parole, sont tournés vers l’interlocutrice invisible. Mais cette invisibilité leur donne une profondeur qui va bien au-delà. Et l’effacement du décor confère à la présence des corps une intensité concentrée sur leur épaulement. Cette puissance individuelle s’inscrit ici dans la ligne de front que constitue la série des images, et que les mots viennent déplacer. Des paysages, des espaces qui constituent une large part du travail photographique, rien n’est montré ici, car le focus se fait sur cette première personne du pluriel politique, esthétiquement réfléchie et diffractée dans ses paroles et ses incarnations singulières.

La volonté de solidarité sociale et internationale fait ici retour contre une histoire qui est aussi celle de la violence policière et de la trahison politique, manifestée dans les usages de la répression envers les migrants ou les militants.

Mais l’intention solidaire entre aussi bien souvent en tension avec la question humanitaire, dont de nombreux intervenants associatifs (soignants ou travailleurs sociaux, membres d’ONG ou volontaires d’associations de quartier) perçoivent à la fois la nécessité et les impasses. La question grecque, pour toutes ces raisons, est fichée comme un pieu au cœur des politiques européennes. Mais ce n’est qu’en écoutant, en rencontrant, en regardant, que nous avons voulu donner forme à cette idée. Et c’est le travail documentaire de l’image qui porte ici dans un espace commun ceux qui font vivre ces solidarités.

SÉLECTION D’ENTRETIENS

-> PAROLES D’ÉMIGRÉS

1. 529
Pourquoi les Européens appellent les gens « vulnérables » ? Ils veulent des malades, ou quoi ? On n’est pas des moribonds, on veut travailler. Et en outre, nous qui sommes des « vulnérables », qui s’occupe réellement de nous ? Vous traversez la mer, vous prenez tous les risques, et on vous dit à l’arrivée que pour avoir des droits, il faut être « vulnérable ». En Europe, on dit qu’on veut des travailleurs, mais on nous oblige à être malades.
S., 26 ans, réfugié du Cameroun. Entretien du 21 février 18, Moria, île de Lesbos.

2. 499
Nous nous sommes rendu compte que le Noir, où qu’il soit et quoi qu’il fasse, est toujours relégué au dernier plan. Je n’étais jamais sortie de mon pays. Étant dans mon pays, je vois comment, quand un expatrié arrive au Cameroun, il est respecté dans tout son contexte. Mais nous, quand nous partons de chez nous, nous sommes traités différemment. C’est quelque chose qu’au fond de moi je n’arrive pas à comprendre.
Sy., 39 ans, réfugiée du Cameroun. Entretien du 28 février 18, Moria, île de Lesbos.

3. 551
Alors, le gouvernement grec a pris la décision d’évacuer Idomeni. Après cinq jours, on s’est réveillés dans un camion des Nations-Unies. C’était violent. Personne ne pouvait rester, on était matraqués. Ils avaient utilisé des grenades lacrymogènes avant. Ils les ont utilisées très souvent contre nous. Plus de 100 personnes se sont retrouvées à l’hôpital. Depuis le matin jusqu’à 4-5h de l’après-midi, avec les gaz. Ils ont bombé dans le camp et à l’intérieur des tentes.
K., 27 ans, réfugié de Syrie. Entretien du 5 août 17, City Plazza, Athènes.

-> PAROLES DE MILITANTS ET D’INTERVENANTS

4. 548
En 2011, un groupe de migrants d’Afrique du Nord, travailleurs agricoles en Crète, a décidé d’organiser une grande grève de la faim. On a dit OK pour les aider, en les amenant par bateau à Thessalonique. Ils ont gagné : ils ont eu des papiers, la permission de travailler et d’avoir des documents de travail. C’est à ce moment-là que le ministre a annoncé que trois millions de Grecs seraient mis hors du système de santé. Nous avons donc décidé de faire vivre une solidarité sociale.
C., 49 ans, médecin. Entretien du 14 juillet 17, Thessalonique

5. 553
Il y a la répression ; alors l’espace d’accueil des réfugiés au City Plazza doit être organisé et protégé sur trois plans : contre la répression policière et la menace de l’éviction ; contre les trafiquants qui gagnent de l’argent ; et pour créer un sentiment de sécurité interne pour ceux qui sont plus faibles. Celui qui est le plus fort peut dominer tous les autres. Il faut donc qu’il n’y ait pas de violence, pas de sexisme pas de nationalisme, à l’intérieur de la communauté.
Y., 42 ans, journaliste et militant. Entretien du 5 août 17, Athènes.

6. 544
La situation de crise a été générée par l’agrément des gouvernements européens avec la Turquie pour dealer les migrations. Ce ne sont pas les migrants, mais les gouvernements, qui font crise. Le nombre de bateaux a considérablement augmenté aux frontières des pays, et on voit ici une incroyable militarisation des frontières. On voit les bateaux de l’armée grecque, de Frontex, de l’OTAN, de Turquie. Et ce sont de gros bateaux de guerre.
B., 30 ans, volontaire à l’ONG Lighthouse. Entretien du 26 février 18, Skala Sykaminias, île de Lesbos

7. 537
La première solidarité est la solidarité active pour aider les gens à survivre. La seconde est la solidarité pour résoudre les causes dont résultent ces phénomènes : la solidarité politique. Pour ces raisons, notre organisation est antiraciste, anti-guerre, antifasciste. On ne veut pas seulement aider les réfugiés, mais changer les politiques sociales. Parce qu’aider les réfugiés est le plus simple ; mais le plus difficile est de changer les politiques sociales.
N., 62 ans, syndicaliste et militant. Entretien du 6 août 18, Patras.

8. 527
Pourquoi est-ce qu’il n’y a pas de mouvement politique en Europe ? Quand on parle des racines de la guerre, les gens disent : « C’est très compliqué. Qu’est-ce qu’on peut faire de mieux que donner des sandwiches ? ». Je sais qu’on devrait discuter les racines de la guerre. On parle de recherche de fonds, de relogement ; mais on ne parle pas des racines du problème. C’est à un niveau européen et personne ne parle de cela.
G., 36 ans, co-fondateur de l’association Agkalia. Entretien du 27 février 18, Kalloni, île de Lesbos.

-> MARQUES DE L’HISTOIRE

9. 508
En 1947, mon père a été transféré à Makronissos : on a pris tous les exilés politiques pour les transférer à Makronissos. Il m’avait parlé des tortures. Ce qui était affreux était les haut-parleurs toute la journée, qui hurlaient des chansons militaires, des ordres sur ce qu’il fallait faire pour devenir de bons Grecs, des appels au bureau de torture. Comment ont-ils pu tenir debout ? Par la solidarité et la vie commune.
Gi., 68 ans, responsable du Musée de Makronissos. Entretien du 11 août 18, Athènes.

10. 545
Il y avait des suspicions sur ceux qui étaient susceptibles de sympathies communistes. Pendant la Guerre civile, certains ont été envoyés à Makronissos. Après la Guerre civile, les gens de Gauche avaient peur, ils étaient discriminés par les autres partis. Les gens qui avaient collaboré avec les Allemands ont été considérés comme victorieux. C’est à cause de ce qui est arrivé à Athènes en décembre 1944 : les Anglais ont collaboré avec les anciens collaborateurs.
R., 47 ans, historien. Entretien du 16 août 18, Pevkos (Macédoine occicentale)