Vulnérables ?



Pour la revue Pratiques n° 82
Numéro sur le Rire (parution : juillet 18)
Mai 2018
--------------------------------------------
C’est par un éclat de rire que sont dénoncés, par des réfugiés issus de plusieurs pays du continent africain, les usages pervers de la notion de « vulnérabilité », concept sanitaire et social importé dans le registre du droit international.

Février 2018, on circule autour du camp de réfugiés de Moria, près de Mytilène, sur la côte Est de l’île de Lesbos. Sur le grill sommaire érigé au-dessus du sol en terre battue, un reste d’aile de poulet racornie finit de griller. Les deux hommes auxquels on s’adresse, accroupis devant, nous font signe d’entrer sous le long chapiteau de la tente. Ils parlent français, ils viennent du Cameroun.
Un espace sous la bâche est aménagé, avec des palettes sur lesquelles on s’assied. Et progressivement, un, puis deux, puis trois, se joignent à nous. Ceux qui passent dans l’allée jettent un œil, lancent un mot, s’arrêtent. Ils sont maintenant plus de douze, accotés au hasard. Et ils nous demandent ce que nous faisons là. On voudrait entendre ce que les exilés ont à dire des conditions qui leur sont faites. Et là, c’est une question qui fuse, suivie d’un éclat de rire :

Pourquoi les Européens appellent les gens « vulnérables » ? Ils veulent des malades, ou quoi ?

1. L’éclat du rire fiché dans la violence

Des jeunes gens pleins de vie ont quitté un pays invivable. Et c’est un éclat de vitalité qui nous explose à la figure. Les conditions sont sinistres, l’espace précaire, la police omniprésente, les barbelés juste derrière, les mafias aux aguets. Le temps est pluvieux, la boue partout, les rations distribuées maigres, mal cuites et sans goût, à l’instar des rations d’hôpital distribuées sous l’égide industrielle d’un équivalent de la Sodexho, tandis que l’Agence Frontex patrouille. Ce qu’expérimentent ici ces jeunes gens qui piaffent d’impatience et de désir d’agir, c’est le désoeuvrement, l’attente, l’incertitude, l’ennui d’un quotidien insipide et sans objet, où les risques à affronter n’ont pas de nom, mais constamment une couleur : celle de leur peau.
« Vulnérable » (exposé à la blessure), c’est la certification qui doit être donnée, pour avoir une chance d’être admis sur ce territoire de l’espace de Schengen. Et de cet espace, les effets de blessure, physique ou mentale, sont quotidiens. Ce qui signifie qu’il faut attester d’une pathologie pour avoir accès à ce monde pathogène, unique alternative aux contextes meurtriers qu’ils ont fuis. Jonathan, âgé de vingt-et-un ans, originaire de la République Démocratique du Congo, où a eu lieu une Marche de protestation le 20 décembre 2016, nous en donne une idée, par les massacres consécutifs à cette Marche pacifique :

Moi, mon père a été assassiné par Kabila. Il a été incendié. Cette haine et cette colère … On nous a mis en prison. J’y ai passé cinq mois et trois jours. J’en suis sorti par miracle, par évasion. Moi et mes frères, on s’est sauvés. Huit jours après notre évasion, ma mère a été convoquée. C’était la troisième convocation, avec mandat d’amener. Et ils ont tué notre maman.
Je suis maintenant à la fois un père et une mère pour mes frères. Le Président est en train de faire fuir les gens et de tuer. En seize ans il a fait des milliers de morts, mais il reste Président. Où est la communauté internationale ? L’Union Européenne ? Et la Cour Pénale Internationale ?

Dans la mythologie grecque, Achille est vulnérable par le talon, par lequel sa mère le tenait à sa naissance pour le plonger dans l’eau du Styx qui rend immortel. Sa mort ultérieure ne sera pas due à une puissance particulière de la flèche qui le tue, mais à son impact sur l’unique point de défaillance d’un corps par ailleurs invulnérable.
Dans la deuxième moitié du XXème siècle, un des acquis de l’internationalisation du concept de droits de l'homme a été l’importation d’un vocabulaire de l’humanitaire dans le droit commun. C’est ainsi que le concept de vulnérabilité, issu du registre sanitaire et social, est devenu un concept juridique. Que désigne-t-il donc originellement ? Une insuffisance, une défaillance, une déficience originelle du sujet, tenant à la fragilité liée à son âge ou à sa condition physique ou mentale. La liste des vulnérables, en droit, concerne d’abord les enfants et les vieillards comme tranche d’âge, les femmes enceintes comme situation transitoire, puis les handicapés physiques ou mentaux. Autant de catégories essentialisées dans ce qui est supposé être leur faiblesse, ou leur inaptitude.
C’est précisément cela qui fait exploser de rire ces jeunes gens qui ont résisté à tout, ces « invicti » qui ont affronté et surmonté les dangers politiques, la prison, la torture, la mort de leurs proches, la traversée de la mer, les risques de noyade, la violence physique, sexuelle et mentale des mafias de « passeurs » et des trafiquants en tout genre. Ce qui les fait exploser de rire, c’est qu’on puisse, après ces héroïques attestations de force, qui sont précisément la condition de leur arrivée ici, exiger d’eux un aveu de faiblesse pour les admettre à y rester :

Vous traversez quelque chose comme la mer, vous prenez tous les risques, et on vous dit à l’arrivée que pour avoir des droits, il faut être « vulnérable ». Tu es dans la mer, au milieu de nulle part, dans une espèce de radeau pompé, c’est traumatisant. Et ici, c’est encore pire. Dans notre pays, personne n’envisagerait d’entrer dans la mer.

De fait, dans cette configuration de l’exil où le double langage de la violence technocratique prend le relais de la terreur politique, la logique du rire destitue tout à coup l’illogisme absolu du droit, et renvoie la mécanique technocratique à sa propre inanité. Cette inanité est triomphante : c’est elle qui domine, elle qui dirige, elle qui décide. Que fait donc le rire, sinon renverser cette puissance réelle en impuissance symbolique ? Et imposer le triomphe réflexif de ceux qu’Hannah Arendt désignait comme « sans droits », à l’encontre du pouvoir inique d’un « droit » fondé sur une logique de l’absurde, et qui n’a de tel que le nom. Mais cette victoire symbolique de l’intelligence critique sur le double langage politique n’est pas mince. Et le fait que nous, comme partie des « ayants-droit », en soyons témoins et puissions en attester, ajoute à la puissance du symbole. Très significativement, le rire est augmenté de notre présence. Il ne fuse pas contre nous, mais contre cette part du monde dont nous sommes issus et vers laquelle nous allons revenir. Et, pour cette raison même, nous partageons avec une pleine spontanéité ce moment d’hilarité collective.
Cette part du monde, dont nous sommes à la fois issus et opposants, se représente à ce qu’elle prend pour un reste du monde, non seulement comme plus juste, mais comme plus rationnelle, plus efficace, mieux construite socialement, moins corrompue que d’autres plus effroyablement violentes (alors même qu’elle en est corruptrice) :

En Europe, on dit qu’on veut des travailleurs, mais on nous oblige à être malades. Ou peut-être il faut être fous, et aller voir un psychiatre. Ils veulent des vulnérables. Mais on n’est pas des moribonds, on veut travailler.

2. Logique de l’absurde et cacophonie juridique

Que signifie donc, dans la logique originelle de l’immigration, où le migrant devait d’abord être une force de travail importée pour les tâches réputées « subalternes » - c'est-à-dire les plus dures - cette condition de la vulnérabilité ? Et comment se peut-il que la logique inégalitaire coloniale de l’exploitation du travail s’avère au final moins violente que la logique humanitaire postcoloniale d’une reconnaissance de la fragilité, qui semble venir la supplanter ? Une amie d’origine marocaine m’a raconté précédemment comment son père, dans les années soixante, a été littéralement « importé » en France après un examen qui s’apparente à celui qu’un maquignon peut faire subir à un cheval : tâter les muscles, tester les réflexes, faire ouvrir la bouche, inspecter les gencives. Un examen « médical » clairement identifié aux techniques vétérinaires, en vue de vérifier le bon état de la marchandise humaine.
Cette logique commerciale de l’examen biologique, issue des marchés d’esclaves, vole ici en éclat. Mais est-ce par respect pour la nature humaine et par souci de la santé ? Cette force physique et mentale que les migrants ont déployée pour arriver sur le territoire européen va, maintenant qu’ils y sont de fait, se retourner violemment contre eux, sur la question même de la santé, pour les exclure du droit. Car l’attestation de vulnérabilité, posée comme exigence juridique, n’est rien d’autre qu’une menace d’exclusion. Elle est l’arme brandie non pas pour protéger, mais pour éjecter du droit d’asile.
Dans le droit lui-même, les juristes en font ressortir les contradictions. Et elles plongent dans un maelström, où se confrontent et se télescopent les différents niveaux juridiques de la décision d’asile : celui des droits nationaux (multiples et contradictoires), celui du droit européen (pour cette raison même en mutation constante), celui du droit international (dont le principal élément, déjà ancien et à bien des égards obsolète au regard des problématiques contemporaines, est la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés).
L’horizon éthique de cette cacophonie juridique est supposé être, en termes de droit naturel, la Déclaration Universelle des droits de l'homme établie par l’ONU en 1948. L’éthique de la protection des droits n’affronte ainsi pas seulement la réalité du déni de droit dans l’exercice de la force guerrière, policière ou paramilitaire. Elle affronte aussi cette autre forme du déni de droit qu’est la cacophonie juridique, orchestrée par une gestion strictement technocratique, qui n’a plus rien de commun avec la moindre visée protectrice, mais s’apparente beaucoup plus clairement à une visée d’exclusion. Et cette exclusion transforme clairement les migrants en ce que le philosophe Bertrand Ogilvie, dans la lignée d’Hannah Arendt, appelle homme jetable. D’où la question qui nous est renvoyée, ce jour-là, au fond de cet abri de toile :

Et en outre, nous qui sommes des « vulnérables », qui s’occupe réellement de nous ?

La désignation de « vulnérable » a pour fonction juridique d’appeler une protection particulière sur la personne à laquelle elle s’applique. Mais le mot lui-même ouvre sur une impasse : désignant une déficience sur le sujet lui-même, comment pourrait-il s’appliquer à un groupe ? Des juristes ont mis en évidence cet écueil du droit : appliquer à un groupe une catégorie originellement individualisée, c’est invalider son efficacité juridique.
De fait, si tous les migrants, comme catégorie, sont, par leur situation même, exposés, tous ne sont pas pour autant vulnérables. Et la vulnérabilité ne s’identifie pas à l’exposition au danger. La reconnaissance d’une exposition particulière au danger ferait passer l’imputation non du côté du sujet, mais du côté de ce qui le met en danger : un pouvoir politique, une puissance mafieuse, une lacune juridique ou un abus technocratique. C’est précisément à ces différentes formes de risque qu’est affrontée toute personne en situation de migration.
En déplaçant l’accent du registre de l’exposition à celui de la vulnérabilité, on ne se contente donc pas d’individualiser le problème, mais on en impute l’origine au sujet lui-même, et on escamote les conditions réelles du danger. Une autre réfugiée, rencontrée à Lesbos, vient d’obtenir cette attestation de vulnérabilité, non par la réalité de sa situation sociale, mais par un certificat médical. Réduite en esclavage au Cameroun par un responsable politique, torturée, enceinte de lui, elle a réussi à s’enfuir. Elle n’a pu trouver refuge nulle part dans son pays à cause du pouvoir de celui qui non seulement demeurait dans la plus totale impunité, mais encore la recherchait et la poursuivait. Elle a réussi à franchir clandestinement la frontière, a fait une fausse couche, s’est retrouvée exploitée, y compris sexuellement, dans un atelier textile clandestin en Turquie, s’est de nouveau enfuie en canot gonflable pour arriver à Lesbos. Et là, c’est seulement parce que les suites de sa fausse couche ont nécessité un curetage, qu’elle a pu obtenir le statut de « vulnérable » qui lui ouvre droit à l’asile. Sans cela, elle aurait été renvoyée dans le pays où elle est toujours poursuivie par son puissant tortionnaire. C’est ainsi parce que l’impunité des fauteurs de crime est juridiquement admise, que la vulnérabilité des victimes devient leur unique ressource juridique.

3. Une imputation inversée

Autrement dit, la protection n’est pas la réponse due à ceux dont le parcours atteste la nécessité du départ, les dangers de la fuite et les risques encourus sur le territoire d’origine. Elle est seulement la grâce accordée à ceux dont le corps ou l’esprit atteste l’insuffisance. C’est ainsi que la définit, au niveau du régime d’asile européen, la Directive Accueil, parue en 2013, dont l’article 21 du chapitre IV mentionne que les États membres doivent sélectionner les demandeurs d’asile « vulnérables » en mentionnant :

La situation particulière des personnes vulnérables, telles que les mineurs, les mineurs non accompagnés, les handicapés, les personnes âgées, les femmes enceintes, les parents isolés accompagnés d’enfants mineurs, les victimes de traite des êtres humains, les personnes ayant des maladies graves, les personnes souffrant de troubles mentaux et les personnes qui ont subi des tortures, des viols ou d’autres formes graves de violence psychologique, physique ou sexuelle, par exemple les mutilations génitales féminines.

Pour les migrants, cette assignation à la vulnérabilité n’est donc pas seulement absurde et contradictoire, elle n’est pas seulement un motif de non-droit plutôt qu’une reconnaissance du droit. Elle est en outre clairement humiliante, parce qu’elle est un déni posé sur leurs capacités réelles, les réduisant à l’impuissance et au besoin d’assistance. Niant ainsi en eux, ou passant sous silence, ce que Spinoza appelait la « puissance d’agir ». S’ils ne sont accueillis qu’au motif de leur faiblesse, comment pourraient-ils être intégrés au motif de l’apport qu’ils peuvent offrir à une société d’accueil ? Et si les raisons qui leur ont permis de survivre à la migration sont celles-là mêmes qui leur interdisent le refuge, quelle autre conclusion en tirer que celle de l’absurdité totale des politiques du refuge ? L’un d’entre eux nous le dit ce jour-là, provoquant dans le même temps un effet de sidération et une nouvelle onde de rire :

Ici, si on n’a pas une plaie infectée, si on n’est pas vulnérable, on est obligé d’être fou. Ils veulent des malades, des fous, des disjonctés. On arrive avec de l’eau dans le zodiaque, et il faut des cicatrices pour prouver qu’on est malades … mais ils vont nous rendre tous fous.

C’est du Alfred Jarry dans le texte, ou du Beckett. Ce pourrait être du Kafka, ou du Raymond Devos. Mais c’est la parole de ceux-là mêmes qui prennent de plein fouet la violence dont ils sont en train de rire, à deux pas des lignes de barbelés et dans la perspective terrifiante des reconduites à la frontière.
Sur quels bords explose le rire ? À la pointe de quel risque de basculement ? Ils sont une douzaine, sous une toile de tente, à déchaîner ce jour-là l’énergie collective du rire. Ils savent le double langage des politiques européennes d’asile, et ils ont pleinement conscience de leur bouffonnerie. Mais de cette bouffonnerie, beaucoup des leurs sont morts ou vont mourir. Et la farce se joue sur un horizon de tragédie. Beaucoup ont disparu de l’espace social, beaucoup ont été engloutis. Au moment même où nous parlons, des compagnons venus les rejoindre sont enfermés dans la prison du camp de Moria, à quelques dizaines de mètres, attendant leur reconduite à la frontière. De quelle comédie cet espace dévasté est-il donc devenu la scène ? Un passage de la Poétique d’Aristote pourrait nous le dire :

La comédie est, comme nous l’avons dit, l’imitation d’hommes de qualité inférieure, non en toute espèce de vice, mais dans le domaine du risible, lequel est une partie du laid. Car le risible est un défaut et une laideur sans douleur ni dommage ; ainsi par exemple le masque comique est laid est difforme sans expression de douleur.

On a souvent interprété ce passage comme une manière de discréditer la comédie. Elle en montre au contraire l’efficacité pour remettre à sa place l’exercice de la domination. Ces hommes de qualité inférieure raillés ici, ce sont bien ces décisionnaires politiques dont les logiques de pouvoir vont à l’encontre de l’exercice démocratique. Ils sont peut-être « aristoï » (l’élite aristocratique) en termes de position sociale et de revenus. Ils n’en demeurent pas moins inférieurs en termes de rationalité et d’argumentation logique, parce que leur manque précisément ce que George Orwell appellera « common decency », que l’on peut traduire par « sens commun », mais dont l’inverse est l’indécence : une absence totale de réflexivité politique, ou une folie du pouvoir qui en manifeste la bêtise. Et c’est cela même qui définit une forme de « laideur » qui fait rire.

En 1935, Kurt Tucholsky, pamphlétaire opposant au nazisme ayant fui l’Allemagne, se suicidait en Suède. Un recueil de ses textes politiques, publié en 1974, s’intitulera selon sa propre formule : Apprendre à rire sans pleurer. C’est cette leçon que nous venons de recevoir.
Son aboutissement, dans ces joyeux échanges sous la pluie, sous la pénombre de la tente, ce sera une discussion sur la question du racisme, non comme fatalité biologique, mais comme construction économique et politique délibérée qui a une histoire et des origines. Elle nous permettra de rire à nouveau des tentatives de légitimation scientifique d’une ineptie qui, même officiellement reconnue comme telle, continue pourtant, ici même où nous sommes, de tuer.