Penser une philosophie de terrain



Présentation pour le colloque Penser et réaliser la transformation du travail
12-13-14 octobre 2017
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Il ne s’agit pas seulement ici de penser un rapport de la philosophie au terrain, mais de penser une philosophie de terrain. Et de repenser par là même le rapport de la philosophie aux sciences humaines, non pas comme attendant d’elles la nourriture concrète dont elle a besoin pour penser, ou une expertise méthodologique dont elles auraient le monopole ; mais comme leur offrant sa propre relation spécifique à des terrains communs, qui seront ainsi l’objet d’échanges, de croisements et d’apports mutuels.

Le travail contemporain est en effet aussi le travail des chercheurs, eux-mêmes travailleurs allant débusquer, sur des territoires dont ils sont distants, la forme de proximité qui leur est nécessaire pour penser. Et sur ce point, toute une tradition, philosophique autant que sociologique ou anthropologique, éclaire ce rapport plastique de la distance à la proximité travaillé par Georg Simmel, par lequel se constitue ce que j’ai choisi d’appeler, depuis quelques années, « philosophie de terrain » , après l’avoir en partie, ainsi que d’autres philosophes, dans certaines des perspectives ouvertes par Yves Schwartz, pratiquée sans l’avoir nommée.

C’est ce concept d’une philosophie de terrain, lié à la problématique de l’entretien qui en est corrélative, qu’il s’agit d’éclairer ici, en relation avec les enjeux sociaux et politiques dont il est vecteur.

De fait, le rapport au terrain interroge le travail même du philosophe, sa position sociale et son rôle. Il interroge aussi la dimension compacte du concept, sa pseudo-homogénéité, la dimension souvent intentionnellement surplombante de sa démarche.
Car penser une position, une fonction, une posture, c’est d’abord penser à quoi elle s’adosse, c'est-à-dire la plupart du temps à quoi elle s’affronte. On ne peut pas, en physique, penser la notion de force sans celle d’une force antagoniste. Et de même, dans le domaine du politique, on ne peut pas penser un champ qui est d’abord un champ de pouvoir sans questionner le régime de pouvoir dans lequel on s’inscrit, qui conditionne lui-même les effets de la puissance dont on est porteur.
Dans le champ des dynamiques productives, dont le travail est le vecteur, on ne peut pas penser une fois pour toutes une domination comme acquise – sinon, il n’y aurait pas même lieu de la penser, puisque penser ne peut pas se réduire à constater. Mais on ne peut pas non plus ignorer quelles force de domination sont à l’œuvre – sinon, on s’interdit de penser la réalité des systèmes d’inféodation. Il faut donc trouver l’espace qui, en pensant une forme, permet aussi de « transformer » (pour reprendre le titre de ce colloque). C'est-à-dire qu’il faut penser le jeu (au sens propre du terme) au sein duquel la mutation est possible. Et, pour cela même, il faut aussi penser les terminologies qui la rendent impossible.

Si l’on pense les systèmes dans lesquels sont inscrits nos espaces de travail comme « démocratiques », on fait perdre au concept même de « démocratie » son sens fondateur, mais par là surtout, on s’interdit de les critiquer, voir de les condamner, au nom même de la perversion conceptuelle dont ils sont porteurs.
Le champ du travail n’a jamais cessé d’être le lieu d’abus de pouvoir, par ce que les relations nécessaires à la production sont à la fois vitales en ce qu’elles produisent, et jouissives en ce qu’elles se prêtent à la domination. Un texte de Simone Weil, philosophe faisant l’expérience du travail en usine, est particulièrement éclairant sur ce point. Elle a décidé de faire l’expérience du travail ouvrier aux usines métallurgiques Alsthom en 1937-37. Et elle écrit à l’ingénieur qui l’a fait embaucher :

Je suis entrée à l’usine avec une bonne volonté ridicule, et je me suis aperçue assez vite que rien n’était plus déplacé. On ne faisait appel en moi qu’à ce qu’on pouvait obtenir par la contrainte la plus brutale. (…)
Un chef peut imposer soit des méthodes de travail, soit des outils défectueux, soit une cadence qui ôte toute espèce d’intérêt aux heures passées hors de l’usine, par l’excès de la fatigue. De légères différences de salaires peuvent aussi, dans certaines situations, affecter la vie elle-même. Dans ces conditions, on dépend tellement des chefs qu’on ne peut pas ne pas les craindre, et –encore un aveu pénible – il faut un effort perpétuel pour ne pas tomber dans la servilité.

La simple lecture de ce texte nous dit très précisément la finalité réelle des rapports de subordination au travail : non pas en permettre l’efficacité productive, mais d’abord produire la subordination. Le premier produit du travail n’est pas ici l’objet réalisé, mais la subordination de celui qui le fabrique à celui qui est supposé l’avoir pensé.
Et elle en avait déjà perçu les conséquences, dans l’article qu’elle écrit pour le journal syndical auquel elle collabore, lors d’un voyage de terrain dans l’Allemagne de 1933, juste avant les élections qui porteront au pouvoir le NSDAP :

Marx avait bien vu la force d’oppression que constitue la bureaucratie. Il avait parfaitement vu que le véritable obstacle aux réformes émancipatrices n’est pas le système des échanges et de la propriété, mais « la machine bureaucratique et militaire de l’État ». Il avait bien compris que la tare la plus honteuse qu’ait à effacer le socialisme, ce n’est pas le salariat, mais « la dégradante division du travail manuel et du travail intellectuel », ou, selon une autre formule, « la séparation des forces spirituelles du travail d’avec le travail manuel ». (…) On ne voit pas comment un mode de production fondé sur la subordination de ceux qui exécutent à ceux qui coordonnent pourrait ne pas produire automatiquement une structure sociale définie par la dictature d’une caste bureaucratique.

Dans un monde contemporain globalisé, la question du travail doit aussi être pensée non seulement dans ses réalités nationales, mais dans les systèmes de production inter-étatiques qui ont pris le relais de la décision souveraine des États. Les pays européens sous contrôle de la « troïka » des banques européennes et mondiales en sont le paradigme. Les systèmes de délocalisation du travail qui permettent corrélativement l’exploitation sur les territoires extra-étatiques et le chômage sur les territoires nationaux, avec l’abandon des acquis du droit du travail, en sont un autre paradigme. La violence des politiques migratoires en est un troisième paradigme, puisqu’elle conduit à réduire à la clandestinité des millions de sujets (issus en particulier du monde post-colonial) qui, pour cela même, seront rendus intégralement exploitables en tant que force de travail, en tant qu’objet d’exploitation sexuelle ou en tant que corps livrés au trafic d’organes.

L’expérience d’une philosophie de terrain consiste à tenter de leur donner la parole, non pas en tant que victimes éternellement réduites à se plaindre du tort qui leur a été fait, mais bien plutôt en tant que sujets acteurs de leur histoire et d’une histoire qui nous est commune. L’entretien vise à établir cette relation de travail commun entre un sujet compétent, pensant, saisi dans un système de violence qui n’a pas réussi à l’anéantir, et celui qui l’interroge, depuis une position nettement plus confortable, et, pour cette raison même, moins experte.

Une expérience décisive pour penser cette relation là a été celle que j’ai faite en Angola, où j’étais supposée enseigner la médecine tropicale à des cliniciens angolais. Une enseignante n’ayant pas d’autre bagage sur ce point que le diplôme de médecine tropicale qu’elle venait de passer à Paris, après ses études de philosophie, et des infirmiers cliniciens dotés d’une redoutable expérience de terrain. Et ma plus grande surprise n’a pas été d’avoir besoin de leurs compétences, mais bien plutôt qu’ils aient besoin des miennes pour remettre en ordre intellectuellement un acquis concret, et faire les liens entre des expériences qu’on ne leur avait pas jusque là donné les moyens de nommer. La rapidité d’acquisition, l’avidité de savoir, l’intelligence conceptuelle immédiatement activée par ce simple coup de pouce énonciatif, m’en ont plus appris en trois mois sur la relation entre théorie et pratique que les commentaires de texte surélaborés que j’avais pu faire auparavant de l’ouvrage éponyme de Kant. Et leur ignorance antérieure n’avait rien de congénital : elle était intégralement liée aux conditions politiques des guerres ost-coloniales.

Penser une philosophie de terrain conduit donc nécessairement à penser des relations qui tentent de dépasser l’arbitraire des rapports de classe ou de nationalité, sans méconnaître ce que leur présence constante induit en termes de torsion des relations, de perversion subreptice de ce qu’on tente de rendre droit.
C’est en outre aussi penser les interactions entre les différents domaines des sciences humaines dont les éclairages sont nécessaires : anthropologie, sociologie, histoire, économie, psychologie, etc.
Mais ces relations se nouent aussi autour de problématiques esthétiques : faire un film, produire une série photographique, rendre compte visuellement, auditivement, par le geste artistique de la danse ou du théâtre, de la multiplicité des réalités contemporaines, relève bel et bien d’une réflexion esthétique, si l’on ne veut pas en faire un simple bricolage. C’est la raison pour laquelle je mène aussi mon travail de terrain en relation avec un photographe dont le travail allie la qualité réflexive à la compétence technique.
En Pologne en 2008, en Égypte en 2011, au Chili en 2012, en Turquie en 2013, en Bulgarie en 2014, dans le Nord de la France en 2016, en Grèce en 2017, c’est ce travail commun que nous avons décidé de mener : autour des politiques migratoires de l’espace de Shengen, autour des mouvements de protestation, autour des politiques du logement, autour des politiques mémorielles, autour des dispensaires de santé solidaires.

Dans toutes ces occurrences, allier la spécificité de chaque terrain avec la dimension internationale des problématiques affrontées est l’enjeu du travail philosophique entre universel et particulier. Mais c’est aussi ce qui permet de penser la parole des sujets selon un statut équivalent à celui de la citation philosophique : non pas témoins assignés par un juge à subir une mise à la question, mais un discours de référence dont la pensée s’appuie sur l’expérience.
Une tentative en ce sens avait été proposée par Michel Foucault, partant sur le terrain iranien en 1979, au moment de la révolution. Mais Foucault demeurait malgré tout lui-même plutôt un interrogé qu’un interrogateur dans le travail de l’entretien. Ce que nous disent cependant ses textes autour de cette tentative, c’est la conviction où il se trouve, pour être dans ce qu’il appelle « notre actualité », de s’éprouver toujours en-deçà de son sujet. Et cette épreuve-là pourrait à mes yeux résumer la permanence d’un travail de terrain dans son authenticité.