Le concept de philosophie de terrain est lié, dans la perspective où je souhaite le développer, à l’expérience contemporaine des processus de globalisation et aux conséquences politiques qui y sont associées. Ce sont ces processus qui peuvent donner sens à la démarche du déplacement sur des terrains étrangers au lieu d’origine.

Mais, si la philosophie politique pense les rapports de pouvoir et leur relation aux institutions, elle doit aussi penser nécessairement les processus de subjectivation qu’ils induisent. Et elle est traversée par leurs dimensions empiriques. Cette démarche ne vise donc pas à faire un état des lieux de la question sociale, mais plutôt à en éclairer la part des contre-discours et des contre-pouvoirs, tels qu’ils se présentent à celle qui va les solliciter. Elle ne vise ni à la scientificité, ni à l’exhaustivité, mais plutôt à la mise en évidence des formes de l’intelligence collective tentant de se faire droit dans un espace public largement gangrené par la violence technocratique.

Son idée est de ne pas réduire la parole de ceux qu’on traite, selon la formule de Gramsci, en « subalternes », à un discours de la complainte, du « ressenti », de la position victimaire ou de la demande d’assistance, qui ne sont que des modes particuliers de cette subalternité. S’il y a bien plutôt une évidence qui ressort du terrain, c’est que le vécu de la violence, de la discrimination ou de la crainte pour la survie a souvent l’effet d’un redoutable activateur intellectuel, amenant à destituer les lieux communs et les standards des représentations en usage, dans l’espace médiatique autant que dans une large part de l’espace universitaire.

La démarche qui induit un rapport critique au terrain procède donc de ce que Durkheim appelait « solidarité organique », à l’encontre de la dimension spontanée d’une solidarité « mécanique » induite par des rapports d’affiliation ou de proximité. Il s’agit, dans mon travail, de la conscience de relations d’analogie et d’interdépendance entre des mouvements collectifs que leur éloignement peut faire apparaître comme dissociés (dans les Balkans, en Pologne, en Égypte, au Chili, en Turquie, en Bulgarie, en Irlande, en Grèce, mais aussi en France – dans les camps de réfugiés du Nord, dans les quartiers populaires, ou auprès des Gilets Jaunes). Un certain nombre de questions sociopolitiques (gentrification urbaine dans les politiques du logement, corruption des milieux décisionnaires, torsions et distorsions du droit, ségrégation raciale ou exploitation du travail, contrainte à l’émigration) participent ainsi à la fois du local et du transnational, et la démarche qui pousse à les aborder procède de cette conscience, qui inscrit le travail intellectuel de l’entretien dans un devenir-solidaire.

La question des gouvernementalités sera donc saisie, dans une large mesure, à partir de celle de l’activité revendicatrice et des mouvements de protestation, si l’on admet, dans la perspective déployée entre autres par Rancière, les deux sens antagonistes du politique, comme police du contrôle social et comme exigence d’une « part des sans-part ».

Dans cette perspective, la question politique se pense en interrelation avec les sciences sociales, mais aussi dans l’écart d’une visée à la fois conceptuelle et intersubjective. Elle se pense enfin dans son rapport à l’esthétique, c'est-à-dire à la question de la représentation comme problématique centrale du devenir politique. Gayatri Spivak, interprétant Marx, insistait sur l’opposition entre Vertreten (se substituer comme représentant) et Darstellen (présenter à la perception). Le travail de présentation de la parole ouvre aussi un espace de représentation par l’image. Et une politique de l’image est de ce point de vue associée à une politique de l’entretien dans le travail que je mène en collaboration avec le photographe Philippe Bazin. À cet égard, ce travail convoque aussi ce que Castoriadis appelait L’institution imaginaire de la société.

© Christiane Vollaire