Photo documentaire et philo de terrain



Pour les Ateliers de Philosophie plébéienne, Fertans
Samedi 14 mars 2015
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Ce qu’on présente ici est un work in progress : celui de la relation entre photographie documentaire et philosophie de terrain, la seconde locution constituant à elle seule un oxymore. L’association d’une esthétique documentaire à un travail de terrain philosophique a déjà trouvé une de ses réalisations dans un livre publié fin 2012 et présenté à Besançon hier, Le Milieu de nulle part.
Elle avait eu un antécédent en 1999, dans un travail sur les Femmes militantes des Balkans, où elle s’était donné une forme différente : celle d’une publication dans la revue Transeuropéennes, et d’une exposition itinérante à travers l’ex-Yougoslavie à l’initiative de cette revue, puis d’une nouvelle exposition au Musée des Beaux-arts de Tourcoing.
Elle a eu des suites, dans quatre pays différents entre 2011 et 2014 : en Égypte, au Chili, en Turquie et en Bulgarie.
Tous les terrains dont il s’agit ici sont des terrains de court terme : entre dix jours et un mois. Dans tous ces cas, il ne s’agit nullement de prétendre prendre la mesure totale d’une réalité ou d’une situation ; mais bien plutôt d’y tenter des coups de sonde qui permettent des rapprochements ou des mises en relation, qui offrent une piste à la réflexion critique. Et dans cette perspective, l’association du travail esthétique et du travail philosophique a un double effet : D’une part, dans le temps même du terrain, elle produit sans cesse des interactions qui se potentialisent mutuellement : telle rencontre pour un entretien va générer telle idée d’image, telle photographie ou tel contexte de prise de vue va suggérer telle piste interprétative, ou telle réorientation de la perspective.
Mais d’autre part, dans le temps de l’élaboration du travail en vue de la publication, la confrontation entre texte et image, la manière dont l’un résonne avec l’autre, va conduire à inventer des formes différentes : celle du livre ou celle de l’exposition, celle de l’article ou celle du fascicule. Celle qui inclut le texte dans le dispositif muséal ou celle qui le dispose en préambule ; celle qui met les images en regard du texte ou celle qui les réunit dans des cahiers séparés par les chapitres. Et, dans certains cas, même si le travail de terrain a été collaboratif, la publication en sera dissociée : un article sans image, un livre sans texte.

1. Le terrain comme stratégie de déplacement et la question de l’entretien
La position de Frantz Fanon me paraît centrale pour penser celle d’un terrain philosophique, dans la mesure où elle tire son efficacité des multiples déplacements qu’elle opère :
- déplacement géographique des Antilles au continent africain, de l’Afrique du Nord à l’Afrique sub-saharienne ;
- déplacement de la position du médecin à celle du militant, de celle du militant à celle du théoricien ;
- déplacement du domaine de la philosophie à celui de la psychiatrie, du domaine de la psychiatrie à celui de la sociologie.
C’est de ce refus de l’assignation que naît la possibilité même de son parcours critique. Et c’est dans le choix du travail de terrain qu’il forge les armes de sa théorie. C’est donc cette question du terrain qui doit nous solliciter ici , dans la mesure où elle nous paraît sous-tendre nécessairement, sous une forme ou sous une autre, les formes d’un exercice intellectuel autant que celles d’une problématique relationnelle. Le déplacement, mettant le chercheur à distance de sa propre origine, nous paraît nécessaire aux nouvelles formes de proximité qu’il doit engager pour comprendre son objet.
Mais « terrain » a un autre sens, que le dictionnaire définit à partir de son émergence en 1690, comme « lieu où se déroulent des opérations militaires ». Dans la langue française, il émerge donc pour identifier l’ancrage dans un sol avec la stratégie de la conquête. Et c’est de ce sens-là, et non pas du premier, qu’est dérivée sa signification scientifique :

Un homme de terrain se dit d’un scientifique, d’un commercial, d’un homme politique qui observe et agit sur les lieux mêmes de l’action. Ex : Géologie de terrain (opposée à de laboratoire).

Le chercheur est celui qui gagne du terrain sur l’inconnu en se situant hors de son propre sol, dans une stratégie de conquête. Faire un terrain serait donc la forme intentionnelle d’un déplacement, d’un exil de la condition intellectuelle originelle vers la condition empirique, en vue d’augmenter l’espace territorial d’un savoir. Or cet espace territorial, s’il concerne bien dans les sciences de la nature une portion géographique, concerne nécessairement dans les sciences humaines un ensemble de sujets, avec qui l’échange sera la condition première d’une avancée intellectuelle.
L’entretien est donc la modalité centrale de ce travail de terrain. Et de ce point de vue, sa conceptualisation s’avère doublement problématique dans le champ de la philosophie. D’une part dans la mesure où toute la tradition majoritaire de cette dernière repose sur la volonté d’abstraction et d’universalisation, à l’encontre de l’ancrage dans un territoire. D’autre part, dans la mesure où sa volonté d’objectivation supposerait que soit évacuée la relation intersubjective qui menacerait sa neutralité.
Les critiques contemporaines des valeurs de la rationalité, comme les déterritorialisations du concept de sujet, devraient tendre manifestement non seulement à autoriser, mais même à imposer une telle transgression. Et cependant, on ne voit guère se former le concept d’une philosophie de terrain qu’on voudrait élaborer ici.
Donner forme philosophique à la parole d’un sujet n’est ni écouter la plainte d’une victime, ni convoquer l’attestation d’un témoin, ni faire œuvre de nostalgie. Et pas davantage plier un matériau narratif au moule d’un discours théorique préformé.
C’est bien plutôt se mettre à l’écoute, dans cette parole, de ce qui peut nourrir et reconfigurer la pensée elle-même. Lui donner la matière empirique dont elle a besoin pour se constituer comme forme intellectuelle. L’entretien, dans le sens philosophique qu’on veut lui donner ici, n’est donc pas l’activité « scientifique » du chercheur en sciences humaines. Ce n’est ni l’activité de l’enquêteur, ni celle de l’analyste.
Mais on dira plutôt que le questionnement philosophique lui-même engage une position d’exil : ce que la pensée deleuzienne ou derridienne a thématisé comme « déterritorialisation », qui ne nécessite pas un déplacement géographique, mais l’épreuve constante et dynamique d’une inadéquation. Éprouver l’exil mettrait dès l’origine la philosophie en résonance avec l’épreuve du déplacement.

2. Le rapport entre philosophie et sciences humaines
Si donc toute une tradition idéaliste tend à faire de l’abstraction son domaine d’élection, il existe aussi une tradition empiriste, pour laquelle le rapport aux choses est la condition d’une parole réflexive tirée de l’expérience. C’est dans celle-ci que peut s’inscrire une politique de l’entretien, telle que nous tenterons ici de la mettre en œuvre à partir d’une philosophie de terrain. Si la notion de terrain philosophique n’a donc pas été véritablement pensée, bien qu’elle constitue, à des degrés divers, un élément nourricier de plusieurs démarches philosophiques, elle a bel et bien, pour cette raison même, valeur polémique : elle s’inscrit à l’encontre d’une représentation idéaliste et purement académique de la philosophie, telle qu’elle s’est standardisée dans l’institution universitaire, et telle qu’elle perdure dans la majorité des lieux d’enseignement de la philosophie. Telle aussi qu’elle a fini par intégrer l’option phénoménologique, qui, comme l’a très pertinemment montré Dominique Janicaud , a fini par s’infléchir largement vers l’abstraction théologique.
Durkheim avait, dès la fin du XIXème siècle, éprouvé ce poids dévitalisant de l’abstraction, qui l’avait poussé à s’émanciper de sa formation philosophique pour fonder en France la discipline sociologique, élaborée à la même époque par Weber en Allemagne. Et, dans la seconde moitié du XXème siècle, des figures comme celle de Bourdieu en sociologie ou de Lévi-Strauss en anthropologie reconduisent cette volonté vitale de prendre du champ par rapport à leur formation philosophique initiale pour se tourner vers le terrain. Une telle option a produit diverses modulations de la rivalité universitaire entre philosophie et sciences humaines, des crispations disciplinaires et des conflits académiques qu’elle a générés. Mais elle a produit aussi les rencontres les plus fructueuses de la philosophie contemporaine :
- ses rapports avec la psychanalyse (Lacan),
- avec l’antipsychiatrie (Deleuze et Guattari)
- sa relation à la discipline historique (Foucault et Dumézil),
- ses échanges avec le terrain politique (François Châtelet),
- ses possibilités d’inscription dans le champ social (Simone Weil).
Pour des auteurs aussi divers, voire antagonistes, que Michel Foucault ou Simone Weil, la présence sur certains terrains, loin de constituer une trahison de leur discipline, en a au contraire été un motif de revitalisation. La question du terrain paraît donc être un enjeu majeur, bien que fort peu interrogé, de la philosophie contemporaine.

3. La construction d’un travail
La parole des entretiens est donc structurante pour le contenu du livre qu’on a construit, et que la relation aux images va reconfigurer : le texte des entretiens s’intègre, au même titre que les citations et références philosophiques, dans un texte philosophique qu’il nourrit. L’expérience des sujets n’y est pas présentée comme un témoignage victimaire, mais comme une parole réflexive portée par l’expérience. Les personnes interrogées ne sont pas des spécialistes de la « question migratoire » dans son sens politologique, mais elles ont, par leur expérience, une authentique expertise sur sa réalité, et une pensée de son vécu, qui informe le texte et oriente son contenu philosophique. La parole est, pour eux comme pour moi, une occasion à la fois d’échanger et d’élaborer sa propre réflexion, mais aussi de se déplacer de son propre terrain d’expérience. Pour faire ce travail et entrer en contact avec ces personnes, il était donc important que je me présente pour ce que je suis par mon activité : ni une journaliste, ni une responsable d’administration, d’ONG ou d’OIG qui aurait pu leur apporter une aide matérielle, mais une philosophe. Avec ce que ce terme signifie à mes yeux : non pas le statut survalorisé d’un maître à penser, mais l’activité de quelqu'un qui vise à forger quelques outils d’analyse pour trouver des repérages dans son environnement social, existentiel et politique, tenter d’en faire un objet d’échange, et par là même une occasion de réflexion et d’action commune.
Les trois terrains suivants (Egypte en décembre 2011, Chili en juillet-août 2012 et Turquie en décembre 2013) seront moins nourris du point de vue de la quantité d’entretiens, ciblés de manière plus singulière pour les personnes interrogées. Le quatrième terrain (Bulgarie en août 2014) donnera lieu à cinquante entretiens : quarante-et-un pendant quinze jours de voyage à travers toute la Bulgarie, et neuf pendant une semaine à Sofia, la capitale. Tous manifestent la même volonté de produire la possibilité d’une symétrie entre l’interrogateur et l’interrogé. Que la question s’adresse à un migrant ou à un sédentaire, à un chercheur intellectuel ou à un travailleur manuel, à un entrepreneur ou à un artisan, quel que soit l’âge, l’origine ou le genre de celui qui parle, toute question s’adresse à un sujet supposé plus compétent, dans le domaine qui fait l’objet du questionnement, que celui qui l’interroge. Mais toute question suppose aussi une orientation de celui qui la pose, un projet qui détermine et motive l’appel à la compétence de l’autre, en même temps qu’une aptitude à réorienter ou à infléchir le projet en fonction des réponses et de la réactivité de l’interlocuteur. Toute une stratégie réflexive se noue ainsi autour de l’entretien, liée aussi au lieu où il se déroule comme inscription spatiale du terrain intersubjectif dans un territoire géographique, et aux modalités de déplacement qui en découlent.
A chaque fois, la décision du terrain est motivée par un objet politique spécifique :
- Sur les politiques migratoires : dans les centres d’hébergement et de rétention en Pologne, en 2008
- Sur les événements liés à la chute du régime Moubarak : au Caire et à Alexandrie, en Égypte, en 2011
- Sur les violences passées, les violences contemporaines et l’état des revendications, au Chili, en 2012
- Sur le mouvement de contestation autour du Parc Gezi : à Istambul, en Turquie, en 2013
- Sur les immolations autour du mouvement de protestation de l’année 2013 en Bulgarie, en 2014.

4. Le terrain comme interrogation sur le déracinement
En 1943, juste avant sa mort à Londres, Simone Weil écrit L’Enracinement, dont le chapitre central s’intitule « Le déracinement ». Le « déracinement ouvrier » n’est pour Simone Weil que l’un des modes de l’exil intérieur, dont elle fera aussi l’expérience comme travailleur saisonnier dans le monde agricole. Elle écrit ainsi, faisant directement référence à cette expérience :

Il est contre-nature que la terre soit cultivée par des être déracinés.

Elle a touché au plus près, dans cette expérience, la condition des travailleurs migrants, mais aussi celle des paysans :

Le déracinement paysan a été, au cours des dernières années, un danger aussi mortel pour le pays que le déracinement ouvrier. Un des symptômes les plus graves a été, il y a sept ou huit ans, le dépeuplement des campagnes se poursuivant en pleine crise de chômage. Il est évident qu ele dépeuplement des campagnes, à la limite, aboutit à la mort sociale.

Et son analyse s’étend des formes de l’exode rural vers les villes à celles de la condition rurale comme condition d’exil. À la même période, American Exodus, publié en collaboration entre le sociologue Paul Taylor et la photographe Dorothea Lange, met en évidence cette condition rurale comme condition de l’exil au sein d’une nation industrialisée. Weil écrit :

Mais même quand ils sont matériellement plus heureux (…), ils sont toujours tourmentés par le sentiment que tout se passe dans les villes, et qu’ils sont « out of it ».
Bien entendu, cet état d’esprit est aggravé par l’installation dans les villages de TSF, de cinémas, et par la circulation de journaux tels que Confidences et Marie-Claire, auprès desquels la cocaïne est un produit sans danger.

Ainsi, c’est le fonctionnement même des modèles sociétaux tels qu’ils sont médiatiquement diffusés par la presse ou la radio, bien avant les conditions contemporaines de l’internet, qui construisent ce sentiment d’exil par la norme sociale de l’urbanité, et fabriquent la conviction intime de l’inadéquation dans la représentation de soi. Marie-Claire comme cocaïne résonne avec l’analyse élaborée dans les années deux mille, par la philosophe américaine Avital Ronell, de Madame Bovary comme paradigme de l’addiction à la norme impossible. Enfin, du déracinement paysan, Simone Weil étend l’analyse à cet oxymore que constitue le déracinement national : l’idée de nation comme construction interne du déracinement. Elle montre que ce troisième déracinement, induit par la construction artificielle de l’Etat nation, est lié à la fois à cette construction elle-même et à sa décomposition, dont le moment emblématique est, dans l’expérience française, la défaite de 1940. Cette décomposition, elle ne la vit évidemment pas seulement comme une défaite militaire, mais comme un véritable processus de perversion du concept d’unité nationale, dans la discrimination raciste qui lui est liée, et dont elle subit aussi, sur le terrain de sa propre vie, les effets de la persécution. En 1897, Maurice Barrès, chantre du nationalisme anti-dreyfusard, avait publié Les Déracinés, premier roman de sa Trilogie de l’énergie nationale. Il est clair que c’est dans la perspective exactement inverse que Simone Weil écrit L’Enracinement : non comme crispation patriotique sur le territoire, mais comme affirmation du caractère profondément déracinant de cette crispation elle-même.
En 1964, Bourdieu en reprendra le thème dans l’analyse qu’il conduit sur le terrain algérien, juste après la guerre, en collaboration avec Abdelmalek Sayad, nouant la question coloniale à celle du déracinement paysan . Dans tous les cas, c’est précisément une logique de pouvoir territoriale qui détruit la possibilité de faire fond sur du commun : c’est la territorialisation, comme logique de conquête ou comme logique de classe, qui détruit la possibilité d’appartenance. Écrivant en 1951 L’Impérialisme, Hannah Arendt donnera une autre date de cristallisation du même phénomène, qui produit l’exil comme condition massive dans le temps même où il prétend à la construction du collectif, et par cette construction même. C’est le début du chapitre V de l’ouvrage, une ouverture au sens propre explosive :

Aujourd’hui encore, il est presque impossible de décrire ce qui s’est réellement produit en Europe le 4 août 1914. Les jours qui ont précédé la Première Guerre Mondiale et ceux qui l’ont suivie sont séparés non pas comme la fin d’une vieille époque et le début d’une nouvelle, mais comme le seraient la veille et le lendemain d’une explosion. (…) La Première Guerre Mondiale a fait exploser le concert des nations européennes sans espoir de retour, ce qu’aucune autre guerre n’avait jamais fait. L’inflation a détruit toute la classe des petits possédants (…). Le chômage (…) a cessé de se limiter à la classe ouvrière pour s’emparer, à de rares exceptions près, de nations entières. Les guerres civiles qui ont inauguré et marqué les vingt années d’une paix incertaine (…) ont entraîné l’émigration de groupes qui, moins heureux que leurs prédécesseurs des guerres de religion, n’ont été accueillis nulle part, n’ont pu s’assimiler nulle part.

5. Violence de l’histoire et appartenance du chercheur
Dans tous ces sens, le travail de terrain apparaît en quelque sorte comme une mise en miroir de ce déracinement, intégrant la conjonction entre la violence de l’histoire et la violence du rapport de classe comme double modalité du déracinement. Aller sur le terrain, c’est opérer sur soi-même ce troisième déplacement qui tente une adéquation à l’objet déplacé sur lequel on travaille. Et ce troisième déplacement suppose précisément chez le chercheur un regard sur sa propre histoire, historique, sociale et intellectuelle. Bourdieu l’écrit dans son dernier ouvrage Esquisse pour une auto-analyse, paru en 2004, appliquant à sa propre histoire le concept de réflexivité développé en 2001 dans Science de la science et réflexivité :

Comprendre, c’est comprendre d’abord le champ avec lequel et contre lequel on s’est fait.

Très clairement, c’est nécessairement d’une distance à l’égard des pouvoirs mêmes sur lesquels on travaille, que peut naître une authentique scientificité du travail. Et, non moins clairement, c’est cette exigence même qui peut mettre en péril la poursuite d’un travail de terrain. Didier Fassin, qui en fait l’expérience dans les années 2010 en travaillant sur la police française, l’écrit :

Le durcissement des politiques sécuritaires françaises, avec pour corollaire la censure des travaux scientifiques reposant sur une observation des forces de l’ordre, m’a empêché de poursuivre plus avant mon étude et convaincu de l’urgence d’en faire paraître les résultats.

Le travail de terrain est ainsi souvent indissociable d’une écriture autobiographique qui vise à se produire soi-même comme sujet collectif jeté dans le monde étranger d’une autre classe. Et à éprouver, par les rapports de dissociation, les modalités solidaires engagées dans cette expérience. Bourdieu l’écrit à propos de son travail en Algérie au moment de la guerre :

La libido sciendi un peu exaltée qui m’animait et qui s’enracinait dans une sorte de passion pour tout ce qui touchait ce pays, ses gens, ses paysages et aussi dans la sourde et constante sensation de culpabilité et de révolte devant tant de souffrance et d’injustice, ne connaissait pas de repos, pas de limite. (…) Engagement total et oubli du danger ne devaient rien à une forme quelconque d’héroïsme et s’enracinaient, je crois, dans la tristesse et l’anxiété extrêmes dans lesquelles je vivais et qui, avec l’envie de déchiffrer une énigme du rituel, (…) ou, en d’autres cas, le simple désir d’observer et de témoigner, me portaient à m’investir corps et âme dans le travail forcené qui me permettrait d’être à la hauteur des expériences dont j’étais le témoin indigne et démuni et dont je voulais à tout prix rendre compte.

Clairement ici, la libido sciendi articule des niveaux distincts de rapport au savoir : celui d’une passion pour la connaissance, engageant corrélativement une exigence de rationalité et une volonté déterminée de la mettre en œuvre ; celui d’un désir de savoir, engageant corrélativement un intérêt pour l’objet du savoir et une visée de rigueur à son égard ; celui d’une volonté de transmettre, engageant corrélativement la passion d’une colère et le sentiment d’un devoir. Dans tous les cas, le chercheur est parfaitement conscient de tout ce qui est en jeu dans sa recherche, tant du côté de ses affects que du côté des jeux de pouvoir auxquels il va devoir s’affronter. Mais il est conscient aussi de l’étroite relation entre la volonté de savoir et l’exigence de dénoncer, qui met en œuvre un refus, parfaitement rationnel, de la neutralité.
En ce sens, la question de l’appartenance se pose dans les termes très clairs d’une culpabilité assumée. Appartenir, ne serait-ce qu’en tant que ressortissant, au système fauteur de la violence coloniale, être de ceux dont l’économie nationale en retire les profits, quelle que soit la vigueur de la dénonciation qui s’ensuit, ne relève en aucun cas de l’héroïsme, mais bien plutôt de ce que Bourdieu attribue à l’anxiété, et qui signifie, pour peu qu’on veuille bien en évacuer le cynisme, un rapport nécessaire à la honte. Un ouvrage du début des années quatre-vingt, utilisant en guise de titre une non moins célèbre formule de Rudyard Kipling, est demeuré célèbre par le cynisme parfaitement simpliste et prétendument déculpabilisant, c'est-à-dire dénégateur, qu’il manifestait à cet égard . Le texte de Bourdieu nous y semble une réponse particulièrement appropriée. Pour Le Milieu de nulle part, initié avec Philippe Bazin en Pologne, l’objet sera de trouver dans la parole des migrants le discours réflexif permettant de penser les multiples clivages de notre rapport contemporain au politique. Dans tous les cas, tenter de franchir la barrière de classe ou de nationalité, c’est avoir sous les yeux que ça ne suppose pas seulement un geste du chercheur, mais un mouvement exactement équivalent de ceux à qui l’on s’adresse, et dont on sollicite pour cela non pas un simple auxiliariat technique, mais une vraie solidarité politique.

6. Distance et rationalité
Le travail de terrain engagera donc une double problématique : celle de la distance, et celle des aléas de la rationalité. C’est dans la mesure même où sont visées des formes de solidarité, que la distance s’avère nécessaire. Distance à la fois par rapport aux personnes, et par rapport aux situations, qui va générer un triple refus :
- refus de l’objectivation qui réduirait le partenaire à un simple objet de travail, ou, sur le modèle des sciences de la nature (comme on l’a vu à propos de l’expérimentation médicale, à un terrain d’expérience
- refus antagoniste de l’identification, qui ferait entrer dans un désir fusionnel de réduction de l’autre à ses propres données et d’indifférenciation du partenaire
- refus de la projection, qui imputerait à l’autre ses propres attendus, et qu’on trouve aussi bien sous la forme de la fascination exotique que sous celle de l’émotion compassionnelle.
Se pose également dans la recherche la question du rapport à la rationalité, dans laquelle ce sont précisément les abus d’un rationalisme positiviste qui bloquent l’authentique rationalité de l’analyse. À cet égard, l’un des modes de dénaturation de la recherche est ce que j’ai choisi d’appeler « l’affectation de scientificité ». On l’a vue à l’oeuvre dans la psychiatrie coloniale telle qu’elle est dénoncée par Frantz Fanon, ou dans le savoir orientaliste tel qu’il est dénoncé par Edward Saïd. Elle consiste d’une part à faire passer pour objectifs des énoncés entièrement déterminés par des préjugés idéologiques (racistes en particulier, dans les deux cas qu’on a cités), et d’autre part à masquer sous une ambition de savoir une finalité réelle qui est celle du pouvoir (économique, et par là même politique). Dans les entretiens, cette affectation de scientificité va conduire à récuser la rencontre comme expérience, au profit d’un rapport sujet / objet comme processus d’expérimentation. Elle suppose donc une logique de la confusion entre sciences humaines et sciences exactes, pour reprendre la distinction établie par Dilthey entre comprendre (qui s’applique aux phénomènes culturels et intersubjectifs), et expliquer (qui s’applique aux phénomènes naturels). Cette logique de la confusion n’est pas seulement humainement inacceptable, elle est aussi rationnellement contre-productive : en inhibant la communication avec l’interrogé, elle fait obstacle au processus de connaissance lui-même.
Enfin, une authentique exigence de rationalité doit bien sûr conduire à assumer les processus de subjectivation du chercheur lui-même, comme un auteur tel que Bourdieu n’a cessé de le montrer. Son milieu d’origine, en termes de culture comme en termes de classe, son histoire éducationnelle et affective, les déterminants de sa formation, doivent trouver la voie d’une objectivation relative, qui permet de les intégrer d’orientation de la recherche a priori, et d’interprétation des données recueillies a postériori. D’où la nécessité, pour l’organisation du travail de terrain et la conduite des entretiens, d’un travail sur soi-même à la fois comme objet d’une recherche possible, et comme sujet orienté et le plus conscient possible de ses présupposés et de ses habitus.
La clarification de la recherche, c’est donc bien la détermination de son orientation au double sens du terme : ce qui la motive comme cause, et ce qui la détermine comme finalité idéologique nécessaire. Nier cette nécessité serait prétendre à la neutralité, c'est-à-dire au mieux s’illusionner, et au pire tromper en faisant preuve de cette prétention abusive qu’est l’affectation de scientificité. Il faudra donc multiplier les éclairages en amont sur la recherche, mais en même temps ne pas la fossiliser : être informé, mais non formaté. Et, par là, maintenir une plasticité sans perdre sa détermination. C’est ce qui détermine l’adoption d’une attitude d’écoute qui n’est ni l’attention flottante de l’analyste, ni la mise à la question du policier, ni le régime de l’aveu du confesseur tel qu’il est dénoncé par Foucault dans La Volonté de savoir, premier tome de L’Histoire de la sexualité.
Le terrain philosophique se distingue ainsi à la fois du terrain sociologique tel qu’il est orienté comme enquête susceptible de fournir des données objectivables, du terrain anthropologique tel qu’il est orienté vers la mise en évidence de constantes contextuelles, et du terrain policier tel qu’il est orienté vers la mise en accusation par la résolution d’énigmes. Il s’en distingue par son origine autant que par sa finalité ; mais aussi par ses modalités : pas de questionnaire rigide, mais une orientation de questionnement ; pas de médiation technique, mais un effort corrélatif de l’interrogateur et de l’interrogé pour tenter de se comprendre. Il tente d’établir, dans des conditions qui sont celles de la dissymétrie (de l’interrogateur par rapport à l’expert supposé être au-dessus, ou par rapport au témoin-victime supposé être au-dessous), une relation égalisante de symétrie, qui destitue l’interrogé de son surplomb, ou au contraire le fasse sortir de sa condition subalterne.

Le paradoxe d’une volonté de terrain qui s’affirme comme volonté philosophique n’est donc qu’apparent, si l’on veut bien se souvenir, comme le montrait déjà Kant dans un opuscule célèbre , et comme le montre avant lui toute la tradition philosophique occidentale, des liens étroits et indissociables qui nouent la théorie à la pratique, et qui sont la condition même d’une dynamique. Si le terrain est un sol, c’est aussi une relation intersubjective sur laquelle la connaissance peut faire fond, non seulement à partir de l’échange entre deux sujets, mais à partir de ce que l’interrogé va lui-même tirer de son propre discours pour engager une réflexivité. Il y a donc bel et bien un territoire discursif de l’entretien, dans lequel s’enracine la pensée de l’interrogateur autant qu’il nourrit celle de l’interrogé. Et il doit autant être préservé des prétentions positivistes à la neutralité, que des effusions affectives de la projection. De cette double préservation, c’est l’exil du chercheur lui-même à l’égard de sa propre condition qui est l’enjeu central. Mais cet exil, c’est aussi la conscience que cet ancrage lui-même, à bien des égards, s’avère factice et fictionnel. C’est cette fiction qui oblige à interroger le concept foucaldien d’hétérotopie, dans la mesure où il établit en quelque sorte un parallélisme des espaces, et une généalogie qui se substitue à la pensée d’un ancrage originel.