Une approche du mouvement des Pobladores au Chili :
Philosophie de terrain et photographie documentaire


Avec Philippe BAZIN
Proposition pour le colloque
Désexil, philosophies de l’Autre monde : consentement et désobéissance civile
Paris 8, Jeudi 18 et vendredi 19 mai 2017
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L’approche de la philosophie de terrain vise, à partir des rencontres et des entretiens, à faire émerger une pensée commune de l’expérience des sujets, considérés comme acteurs d’une histoire qu’ils sont capables de réfléchir, et non comme témoins ou victimes d’événements qu’ils subiraient. Elle s’articule ici à une pratique artistique engagée de la photographie documentaire, à l’encontre du reportage journalistique, donnant à penser les rapports de l’esthétique au politique.
De ce point de vue, le mouvement des Pobladores au Chili, que nous sommes allés rencontrer en 2012, nous a donné des éléments pour réfléchir et regarder autrement une histoire des luttes et des revendications autour de la question concrète du logement, dans un pays marqué par la violence politique. Des sujets, subissant un exil de classe au sein de leur propre espace territorial livré à la spéculation immobilière, trouvent le moyen de construire des solidarités pour refuser l’expulsion et le mal-logement auxquels on prétend les assigner. Et dans le même temps, d’anciens exilés de retour dans leur propre pays attestent des filiations étroites qui lient la violence militaire des années soixante-dix à la violence économique actuelle.
Le texte tiré des entretiens résonne avec les images des lieux, pour donner à penser une problématique de la résistance à partir du terrain des luttes.

À la fin de l’année 2011, la rencontre avec une sociologue chilienne, militante et professeure à l’Université, a donné lieu pour nous à un projet de séjour au Chili, en vue de rencontres et d’entretiens. Ce projet, associant photographie documentaire et philosophie de terrain, s’est concrétisé à l’été 2012, autour d’une double problématique de l’espace urbain : celle du logement et celle de la mémoire. Les deux ne semblaient nullement liées ; et pourtant, le travail de terrain et les discussions que nous avons eues nous ont conduits à prendre conscience de similitudes profondes dans les contextes qui les sous-tendaient. T, professeure de sociologie, nous a mis en relation avec les militants du mouvement des Pobladores, revendiquant le droit au logement dans des immeubles promis soit à la destruction, soit à des usages plus rémunérateurs pour les compagnies immobilières, en vue de ventes plus attractives et d’activités de spéculation. L’explosion de la bulle immobilière, au Chili comme ailleurs (nous l’avons constaté de la même manière en Turquie , en Égypte , en Bulgarie ou en France ), donnait lieu aussi bien à des rapports de soumission qu’à des mouvements de protestation.
Mais ce présent, dont les échos internationaux étaient pour nous si évidents, existait aussi en relation à un passé. Dans cette même ville de Santiago, que nous sillonnions pour rencontrer les protagonistes du droit au logement, et les victimes et protestataires de la ségrégation immobilière, une autre histoire des lieux s’était accomplie près de quarante ans plus tôt, de la visibilité des stades à l’obscurité des officines de torture dissimulées dans d’autres immeubles ou de charmantes villas résidentielles. Tout un double langage de la ville s’élaborait devant nous, tandis que R, lui aussi sociologue, nous emmenait en voiture sur les lieux où on l’avait traîné, entre 1973 et 1975, d’une base occulte à une autre, les yeux bandés.
Mettre en évidence cette relation des lieux aux sujets, du présent au passé, était l’objet de notre volonté d’associer nos deux disciplines, en relation avec des chercheurs qui étaient aussi des militants impliqués dans le devenir politique de leur pays, comme avec des militants qui étaient aussi aptes à penser ce devenir et à y réfléchir leur propre engagement. Notre objectif n’était cependant pas seulement de produire une « étude », mais d’engager la réflexion sur notre expérience par le biais d’une recherche/création qui articule questionnements esthétiques et politiques.

A- Au Chili, une situation inextricable

1. Interroger le mouvement des Pobladores

Un entretien avec Henry Renna, actuel responsable du mouvement des Pobladores, se fait dans le grand immeuble promis à la spéculation, et réquisitionné par le mouvement. Il en éclaire les données :

Le MPL est une alternative d’autogestion. Il organise des jardins d’enfants, des études de prêt universitaire populaire, des réappropriations de maisons abandonnées, un travail auprès des familles qui ont vécu des tremblements de terre. Les choses ne peuvent commencer à fonctionner qu’avec un toit.

Nous circulerons de pièce en pièce, et verrons à l’œuvre ce travail d’organisation, d’éducation, de transmission. Des étudiants y participent avec les moyens du bord. Chaque espace commun est dédié à une fonction collective, qui permet de faire vivre, c'est-à-dire d’aller au-delà des nécessités de la survie pour tenter d’assurer un progrès dans la réflexion commune. Car si les choses ne peuvent commencer à fonctionner qu’avec un toit, il faut aussi que ce toit commun fasse sens, et que les choses qui fonctionnent ne soient pas seulement de l’ordre de la fonctionnalité organique :

Notre mouvement est plein de contradictions : il vise l’autonomie, mais il ne tourne pas le dos à l’Etat. Il réfléchit à ce qu’il faut accepter de l’Etat pour détruire ce qu’est l’Etat. Par exemple, pour obtenir le financement et la régularisation des terrains occupés, on est arrivés à l’extrême où des gens se sont suspendus avec des cordes au Palais du Gouvernement, dans les fontaines, dans des gestes risqués.

La mise en jeu du corps pour obtenir le droit à l’espace de vie, fait partie de ce jeu contradictoire avec le pouvoir que le mouvement veut assumer. Mais notre interlocuteur n’est pas dupe non plus d’une double difficulté de classe : celle de faire militer ensemble des sujets issus de milieux sociaux radicalement différents, sans que se recréent des rapports de pouvoir liés à cette différence même. Et celle du conflit de compétence et de reconnaissance entre des professionnels militants et les professionnels liés au pouvoir (ceux que Gramsci appelait « intellectuels organiques ») :

Autre contradiction : il y a une tension entre le mouvement des professionnels d’origine modeste, et les dirigeants des territoires. Nous avons des architectes, des constructeurs, des sociologues, des historiens, dans le mouvement des Pobladores. Mais l’identification commune se fait en tant que Pobladores. Ce ne sont pas seulement des personnes de la ville, mais un sujet qui peuple le territoire et exerce une socialité sur lui-même.

Comme son nom l’indique, le mouvement des Pobladores se reconnaît comme mouvement populaire. Et cette reconnaissance commune veut fonder une entité « peuple » pour la revendication d’un espace public partagé.
Mais cette volonté de partage doit affronter l’autre sens du mot : celui de la partition. Et cette partition ne se fait pas seulement entre les quartiers que doivent séparer des lignes de classe infranchissables, mais entre les professionnels de l’architecture et de l’urbanisme, au sein desquels l’appellation même de « populaire » est source de discrédit. Ainsi David, autre militant du mouvement, évoque cette superposition du lieu de naissance et du niveau d’éducation qui fait du mouvement des Pobladores un point de cristallisation critique de la partition de classe au Chili :

Le processus à Santiago est très intéressant. La rénovation urbaine massive expulse les gens. Les limites traditionnelles de Santiago sont celles qui séparent la ville « civilisée » de la ville « barbare ». Dans la dernière année, huit ou dix étudiants ont été les premiers à recevoir une éducation universitaire. Ils viennent des cités « barbares », et l’on continue à les considérer comme tels. La privatisation des universités produit de la dette. Si vous continuez à étudier, c’est parce que vous avez de l’argent.

La partition géopolitique de la ville est ainsi brouillée par la jonction, dans le mouvement, des compétences universitaires et des exigences militantes. Mais elle montre par là même une évidence du caractère barbare de la rénovation « civilisée » qui expulse, et du caractère « civilisé », c'est-à-dire civilisateur et éducateur, d’un mouvement dont bien des cadres sont issus du monde « barbare ».

2. Un refus des multiples formes de la désagrégation sociale

Le voyage en voiture, à la sortie de l’aéroport, sur la route de la périphérie de Santiago, était déjà éclairant de ces partitions : d’abord de l’urbanisation précaire, des no man’s lands, de la tôle ondulée. Mais la route qui traverse ces lieux est, elle, en bon état : il faut que les décideurs puissent l’utiliser. Puis des zones commerciales, puis la ville. Et là, sur des places entières, des marchés de pauvres, et des gens qui vendent leurs affaires, étalées par terre sur des toiles. L’une des conséquences de la crise de l’immobilier, et de l’impossibilité de se loger et de garder un travail, ce ne sont pas des vide-greniers, mais des vide-maisons : l’équivalent de ce qu’a produit la crise des subprimes aux Etats-Unis, faisant dégringoler toute une part des classes moyennes de condition modeste du côté des sans-domicile. La question de la sécurité est doublement aiguë au Chili : d’une part parce que l’histoire même du pays est une histoire de violence politique et donc d’accoutumance et d’éducation à la violence ; d’autre part parce que les clivages sociaux retournent aussi cette éducation à la violence du côté des dépossédés. Comme le dit un entretien :

La violence fait partie de l’histoire de l’Amérique latine. C’est un continent bouffé par la violence des Espagnols, des Portugais, de l’extermination des peuples natifs. L’origine, c’est la violence. Mais après, ça continue d’une manière plus larvée : ce n’est pas la conquête, c’est la recherche de la richesse. […]
Avec Pinochet, tout s’est dévoilé, tout est sorti de la façon la plus barbare. C’est pourquoi je ne sais pas s’il a modifié, ou s’il a permis que toute la violence qui était enterrée auparavant puisse sortir sans aucun problème. Avec une autorisation, une légitimation de faire n’importe quoi. […] Tout le monde est capable de faire mal, mais on sent une honte. Mais ici, j’ai l’impression qu’il n’y a plus de filtre, que tout sort sans problème.

C’est précisément cette tenaille de la violence que le mouvement des Pobladores tente de déverrouiller, en faisant travailler ensemble des groupes sociaux que le régime de la Concertation tend à désolidariser les uns des autres. Mais cette lutte contre la déréliction sociale les engage aussi, dans les lieux mêmes qu’ils veulent se réapproprier, dans un affrontement à la délinquance. T en donne l’origine :

Dans les années 90, la drogue est rentrée massivement par le Nord. Auparavant, les jeunes gens se camaient à la rustine et mouraient empoisonnés. Mais ensuite, la cocaïne et le crack ont commencé à rentrer, et bousillé les Poblaciones. Tout cela conjoint à la démission des syndicats, et à la décision des partis politiques de gauche de se mettre aux ordres du marché.

David, étudiant travaillant avec les Pobladores, évoque ce rôle de la drogue sur les lieux mêmes où l’entretien a lieu, en nous faisant visiter Protectorat, beau bâtiment récemment réapproprié :

Dans le passé, toutes les tuyauteries ont été arrachées par les junkies, pour pouvoir acheter leur drogue. On les a expulsés nous-mêmes, d’une façon qui n’était pas pacifique. On n’a pas fait appel à la police : ils sont occupés de criminologie. Mais l’un de nos dirigeants les a jetés dehors. Cette maison était abandonnée depuis cinq ou six ans. Les junkies ont quitté les lieux il y a un an.

Comme aux Etats-Unis, le crack est une véritable arme de neutralisation des populations pauvres. Revendiquer le droit au logement, c’est donc paradoxalement aussi lutter contre l’apathie politique au sein même des populations précarisées, et combattre, outre la dégradation des lieux, la dégradation du lien social qu’engage l’addiction aux drogues dures. La conscience de ces tensions est vive dans un mouvement pour lequel les menaces peuvent aussi venir des milieux mêmes qu’il veut défendre. À cet égard, le mode opérationnel des Pobladores est l’inverse de celui du squat :

Sept familles vivent ici sur le mode de l’occupation. Le propriétaire de la maison est l’Etat. On est en train de négocier avec le ministère d’Etat de la propriété pour acheter cette maison et construire trente appartements pour les familles. Avec des subventions, nous pouvons acheter cette maison moins cher que le prix du marché. Si vous voulez acheter dans le centre, le prix du marché est très différent. Nous comprenons l’histoire importante de cette maison. Mais nous sommes convaincus que l’histoire la plus importante de la ville est celle des habitants : comment ils vont construire leur environnement et leur milieu de vie.

3. Faire valoir une histoire des habitants

L’histoire la plus importante de la ville est celle des habitants, et « habitants » est précisément le sens du mot « Pobladores ». Les lieux ne valent que dans la mesure où ils offrent la possibilité de faire habiter des personnes ; et habiter ne signifie pas seulement être hébergé ou trouver un toit. Cela signifie exister en tant qu’occupants des lieux responsables de leur devenir et collectivement impliqués dans leur usage. C’est ce sens de la responsabilité collective que défendent les habitants militants des Pobladores, aussi bien à Protectorat qu’à Espéranza ou à Franklin, les trois grands lieux de réappropriation revendiqués par le mouvement à Santiago. Dehors, l’immeuble des Pobladores à Protectorat est isolé au milieu d’un parc immobilier en construction. Une forêt de tours et de grues en hérisse brutalement l’environnement urbain. David nous dit :

C’est une partie du processus de gentrification : nous nous battons contre ce processus. Les agents de la gentrification sont en plein développement.

À Franklin au contraire, la réappropriation se fait dans un quartier de commerçants :

La rue Franklin est un lieu traditionnel d’abattage des porcs et des bœufs. Le lieu peut contenir trente familles. Nous collaborons avec beaucoup d’organisations. Les réunions ont lieu ici. Il y a aussi une coopérative de femmes qui veulent travailler dans la construction. Il y a des permanents, mais le travail le plus important se fait en assemblée, et dans l’assemblée il n’y a pas de professionnels.

Magdalena, 35 ans, est leader à Esperanza, militante souriante et forte qui brandit devant nous des appels à manifester. On la rencontre sur le marché Franklin où elle travaille sur un stand de vente comme sa mère, Jorgina. Elle est au MPL depuis le commencement. Elle est née ici, sa mère aussi :

Ce qui me pousse à militer au MPL, c’est la nécessité d’avoir une maison à moi. Mon père est séparé de ma mère. Ce sont surtout les femmes qui militent. Il s’agit de travailler ensemble, sur des principes d’autogestion et de solidarité. Tous les mercredis, on a une réunion à 18h, et on décide des actions à mener pour la lutte, et des étapes suivantes. Il y a 89 personnes dans le groupe, et 50 ou 60 viennent à chaque assemblée. L’action la plus importante, c’est l’occupation des maisons. C’est là que sont décidées les manifestations et les mobilisations. On a été au ministère. Pendant la mobilisation, on est agressées physiquement. J’ai été arrêtée, les flics n’ont aucun égard pour les familles : femmes ou enfants, c’est égal. En face du ministère, il y avait 50 hommes, 50 femmes et 4 enfants. Des charges judiciaires ont été retenues contre eux tous.

Et David rappelle les menaces que les promoteurs immobiliers, appuyés par la police, font peser sur Esperanza :

Il y a quinze jours, le Ministère des Biens publics a donné la licence pour vendre Espéranza. Dans les deux dernières semaines, beaucoup de monde voulait voir la maison. C’est une situation dans laquelle les familles sont menacées d’expulsion : il sera possible de virer les gens si la vente se concrétise.

4. Dévoiler les soubassements étatiques du dispositif urbain

Mais, dans cette même ville de Santiago où nous suivons les militants des Pobladores, nous suivons aussi les traces de R, militant arrêté à l’âge de 19 ans, huit mois après le coup d’État du 11 septembre 1973. Et c’est une autre cartographie de la ville qui se dessine : celle des lieux de torture et d’extermination, dans lesquels il sera transféré successivement. Il est essentiel d’écouter ici sa documentation des lieux et des temporalités :

Le 11 mai 74, les policiers perquisitionnent, m’arrêtent et me conduisent à Londres 38 . On avait déjà la cartographie de la ville : même avec les yeux bandés, on pouvait déduire l’adresse du Centre secret. J’y suis resté jusqu’au 29 mai 74. De là j’ai été emmené au Stade Chile. Puis, mi-juin, à la Carcel Publica, où j’ai été remis aux mains d’un Tribunal. Le procès dure quatre mois : de juin à octobre 74. J’ai donc été condamné début octobre 74, au nom de la Loi de Sécurité Intérieure, pour formation de groupes de combat. Le processus est le suivant : d’abord, on cherche à extraire l’information, c’est ce qui se fait à Londres 38. Ensuite, c’est le régime « ouvert » : au Stade Chile, ou à la Carcel Publica. Si la DINA veut des infos, elle te sort. J’ai été envoyé au camp de concentration de Tres Alamos. Quatros Alamos, qui en est voisin, est un lieu de transit soit vers Tres Alamos, soit vers la Villa Grimaldi. Il y avait deux autres camps de concentration possibles : soit Puchuncavi, près de Valparaiso dans la cinquième région ; soit Ritoque, près de Valparaiso aussi, dans la première région (aujourd’hui, on y trouve le service national des mineurs abandonnés ou délinquants). J’ai été libéré en novembre 74, dans le mouvement d’une vague de libérations liées au coup médiatique du procès : il y a eu du bruit autour de ces libérations.
Je suis alors parti en Argentine de novembre 74 à début février 75. Ensuite je reviens au Chili, en contact avec l’organisation pour développer des activités de résistance contre la dictature. On a repris les contacts, reconstruit le réseau et repris les communications avec les gens qui étaient en Argentine. Jusqu’à ma seconde arrestation : je tombe le 7 septembre 75 dans l’avenue Grecia, à côté du Stade Nacional. On avait rendez-vous avec un contact qui a donné l’information. J’ai été envoyé au Centre de séquestration Cuartel Calle 18, dit « La Firma », qui dépend des services d’Intelligence des Carabiniers. Ils avaient une brigade spéciale : la « Brigade contre les coups de main armés ». C’est cette brigade qui arrête une partie de la structure de l’organisation. Àc partir du 12 novembre, on est transportés à Quatros Alamos, qui est un lieu de transit secret dirigé par la DINA.
Le 16 novembre 75, on est amenés à Cuartel Terranova (la Villa Grimaldi), pour y rester jusqu’au 23 décembre 75. On est descendus plusieurs fois de Quatro Alamos à Villa Grimaldi, et réciproquement, pour séparer les informations et que les gens ne sachent pas où ils sont. A la fin du séjour à Cuartel Terranova, on est amenés à Quatros Alamos, lieu de transit. Le 23 décembre 75, j’ai été amené à Tres Alamos, où je suis resté jusqu’en octobre 76. En octobre 76, j’ai été expulsé vers l’Allemagne.

Cette cartographie de la violence est le fruit d’un intense travail de mémorisation et de remémoration, et ce travail n’a pas vocation au storytelling des souvenirs : c’est un acte politique qui redessine en creux le paysage urbain. R nous a emmenés dans ces lieux. L’un d’eux, la Villa Grimaldi, fait l’objet d’un véritable combat pour redéfinir une politique de la mémoire à l’encontre des politiques mémorielles officiellement promues par le régime de la Concertation. Pour nous, ce travail titanesque de R, qui dure depuis quarante ans, n’est pas simplement une source d’information. Il fait modèle, par l’obstination de son approche rigoureuse des lieux, de ce que doit être notre propre travail.

B- Au Chili, entre philosophie et photographie .

1. Les enjeux spécifiques du terrain au Chili

Tandis que les Pobladores revendiquaient donc une réappropriation matérielle des espaces confisqués par la spéculation immobilière, les militants survivants de la répression policière qui avait suivi le coup d’État de 1973 revendiquaient une réappropriation symbolique, tant singulière que collective, des espaces où ils avaient subi la violence. Et ce que tous dénonçaient au final, c’était bien le double langage du pouvoir.
C’est pourquoi la question de la réappropriation des espaces conduisait aussi à interroger une politique de la mémoire. Le Général Pinochet, figure de proue de l’ultra-violence répressive, était mort. Mais son alter-ego, l’Amiral Merino, avait sa statue dressée devant le musée de la Marine à Valparaiso, dont une salle entière lui était consacrée.
Il y avait bien un musée de la mémoire à Santiago. Mais les violences y étaient traitées sous la forme anecdotique des objets de torture ou des interviews de victimes sur les mauvais traitements subis. Et les vidéos mettaient en opposition radicale le moment de la violence politique et le moment de la libération démocratique : un édifiant storytelling qui finissait pour le mieux.
Le biais de la question du logement allait précisément nous permettre d’entendre sa remise en cause. Bien sûr, dans le Chili de 2012, la pratique de la torture n’était plus le mode de gestion ordinaire du politique ; bien sûr, les disparitions en masse étaient terminées, et l’usage de la terreur avait cessé de se substituer au débat politique. Mais, pour autant, le débat politique avait-il réellement lieu ? Le régime, qui n’était plus terrorisant, pouvait-il de ce seul fait être qualifié de démocratique ? La parole de la sociologue interrogée, militante passée par les prisons de la dictature militaire, exilée en France puis revenue dans son pays, nous fournissait des éléments de réponse :

Le problème, c’est que Pinochet n’est pas tombé. Il y a eu un referendum, les gens ont voté non, et Pinochet est resté comme sénateur désigné : les forces sont les mêmes. Il y a eu le gouvernement de la Concertation, dans une coalition de gauche démocrate-chrétienne-PS. Mais la dictature est là. Elle n’est pas en action comme elle l’a été contre la société chilienne pendant dix-sept ans. Mais il y a un esprit de la façon de vivre, de l’habitus, qui est ancré au Chili.

Une partie de la définition qu’on peut donner de ce régime de « concertation », et qui en montre les collusions, plutôt que les ruptures, avec le régime militaire précédent, est dans l’évidence de la répartition non seulement des biens, mais des moyens de production : une large part des actions immobilières (comme des actions minières) est aux mains des familles des militaires. Et ceux-ci, loin d’avoir été déchus, désavoués ou sanctionnés, bénéficient des lois qui leur attribuent de solides garanties non plus pour punir et violenter, mais tout simplement pour s’enrichir. L’impunité n’est pas seulement une problématique morale, c’est d’abord une problématique économique, dont les effets moraux sont en quelque sorte la conséquence politique. Et de cela témoignaient tous nos interlocuteurs. Mais aussi notre visite dans le secteur minier de Chuquicamata, ses espaces de vie en déréliction et les promesses de ses affiches de propagande.

2. Des stratégies urbaines et des contre-stratégies de représentation

Penser l’urbain par l’image revenait ainsi pour nous à aborder la ville non pas seulement dans sa surface, mais dans sa profondeur, par les différentes couches de sédimentation qui n’y étaient pas seulement successives, mais co-existantes. Il fallait tenter d’articuler l’actualité la plus immédiate à l’histoire récente, et l’histoire récente à celle d’un passé plus ancien. Et comme l’histoire récente est euphémisée par les politiques mémorielles qui prétendent en rendre compte, de même l’histoire plus ancienne est historicisée, patrimonialisée dans le récit enjolivé d’une « rencontre des cultures », ou dans le panache de l’épopée des conquistadores.
Parcourir la ville au rythme des entretiens, ne revenait donc nullement à un reportage sur l’urbanisme, mais à un travail de terrain qui suscitait toujours notre étonnement. Et cet étonnement s’accompagnait d’une réticence et d’une inquiétude devant les usages possibles de l’image. La stratégie du photographe consistait sans cesse à récuser le voyeurisme de la misère, autant que celui de la cruauté politique. À refuser de faire image là où celle-ci risquait de dévoyer son intention. À faire image au contraire de ce qui apparaissait dans la banalité du quotidien, dans la mesure même où celle-ci faisait sens d’une réalité cachée de la prédation. Il n’y a pas de neutralité de l’image, pas plus que de neutralité du texte, mais bien au contraire une volonté, par la corrélation entre les deux, de marquer un propos, de faire droit à une thèse que la confrontation au réel nous aura permis soit de confirmer soit de découvrir.
Le photographe était souvent présent aux entretiens, et leur teneur orientait les décisions de prises de vue. Mais l’entretien lui-même pouvait faire image : un monde de détermination, de prises de responsabilité, de choix revendicatifs, se déployait devant nous dans l’attitude de nos interlocuteurs, dans leur présence physique sur l’espace qu’ils occupaient. Du coup, il n’était pas anodin de photographier une rencontre avec entretien de plus de deux heures dans la rue, car les militants n’avaient alors pas d’autre lieu pour se réunir et nous parler. Ce qui semble ressortir d’un genre, la photographie de rue, porte en fait une toute autre signification qui ne peut s’éclairer que par le contexte dans lequel se fait le travail sur place.
Pour nos interlocuteurs, dénoncer la puissance de la spéculation immobilière, ce n’était pas seulement dénoncer, mais refuser. Occuper les lieux, ce n’était pas seulement prendre le risque de subir les violences de l’intervention policière, c’était aussi s’organiser sur le long terme : mettre en place une école de fortune, un réseau d’éducation populaire, une possibilité de garde d’enfants pour permettre aux femmes de travailler. Et tout cela existait aussi en termes d’effet visuel des espaces réappropriés et décorés d’affiches autoproduites on non. Là, l’image devait mettre en évidence le projet. Et il n’était pas si facile, dans des lieux encore précaires et peu aménagés, de faire ressortir la volonté d’aménagement plutôt que le désordre, l’intention d’action plutôt que le découragement, les débuts d’une vie collective plutôt que la décrépitude initiale des lieux où les junkies avaient précédemment détruit les canalisations pour de maigres usages de revente du cuivre.
Cette spéculation autour du cuivre nous renvoyait à d’autres espaces, hors des villes, faisant sens de cette contre-urbanisation spéculative qui vise une rentabilité de court terme, inversement proportionnelle au désir d’habiter. À Chuquicamata, une cité minière avait poussé comme un champignon dans les années quatre-vingt sur les lieux de l’exploitation du cuivre à ciel ouvert. Mais elle avait dû être abandonnée en hâte pour cause de pollution des sols.
À Valparaiso au contraire, les maisons poussées sur les collines autour de la ville faisaient indice d’une inventivité plastique proportionnelle à l’absence de programmation urbaine c’est-à-dire aussi inversement proportionnelle aux nécessités d’hygiène et aux exigences de confort d’une standardisation municipale. Aperçues de loin, elles offraient une vue incroyablement joyeuse et bigarrée aux regards des touristes. Mais les hauteurs leur étaient rendues à ces derniers sinon inapprochables, du moins dangereuses par l’hostilité que génère la pauvreté.
Ainsi, tous les lieux n’étaient pas ouverts à l’entretien, et tous les entretiens ne permettaient pas de faire image. Il existe donc des images sans texte, comme il existe des textes sans image. Comme il existe aussi des textes qui ont besoin de l’image, et des images qui nécessitent la présence du texte. Mais, comme dans tout le travail de collaboration que nous avons choisi et dans tous les lieux où nous avons tenté de le mettre en œuvre, les photos ne sont en aucun cas une illustration des textes, pas plus que les textes ne constituent une légende des images. À l’encontre des standards de la presse , nous avons choisi un mode de relation du visuel et de l’écrit qui leur permet d’entrer en résonance l’un avec l’autre, de se faire écho en conservant chacun leur autonomie et leurs propres modalités discursives.
Cette autonomie ne concerne pas seulement la façon dont nous présentons notre travail une fois qu’il a pris forme, mais aussi, plus en amont, la façon dont il s’engage et se réalise sur le terrain ; et, plus amont encore, dans la conception initiale du travail, cette autonomie est liée à ce qu’on pourrait appeler une souplesse orientée. Nous décidons en amont de ce que seront un certain nombre de nos objets, et nous nous documentons dessus pour orienter le travail ; mais c’est seulement sur place, en fonction des interlocuteurs, des lieux et des possibilités qui nous sont offertes, que vont se décider nos manières de procéder. Le travail ne répond en aucun cas à une commande, (tous nos projets sur le terrain sont autofinancés), mais à une nécessité qui est la nôtre, liée à ce qui nous paraît être une actualité politique que nous voulons interroger, et dont nous devrons trouver la forme esthétique qui prenne en compte le travail de philosophie et le travail de photographie .
Nous ne sommes pas des spécialistes des terrains sur lesquels nous partons, et nous ne prétendons pas le devenir. Mais nous sommes des professionnels des domaines de notre recherche. Et nous avons besoin, pour travailler, de la compétence de ceux que nous sollicitons. C’est la raison pour laquelle nous ne les traitons jamais comme des « témoins », mais comme des partenaires de notre réflexion. Quelle que soit leur expérience, elle leur confère un savoir que nous n’avons pas. Et nous sommes en position de demande à leur égard.

3. Une collaboration entre production de texte et production d’image

L’association d’une esthétique documentaire à un travail de terrain philosophique nous paraît donc éclairer la façon dont l’usage du texte peut s’articuler à celui de l’image, dans une relation qui n’inféode pas l’un à l’autre, mais par laquelle au contraire ils se potentialisent l’un de l’autre. Mais déjà, le choix de la photographie documentaire, comme celui de la philosophie de terrain, ne va nullement de soi, et même s’affirme largement à l’encontre des courants les plus médiatisés de ces deux disciplines.
La photographie documentaire critique, telle que la conçoit Philippe Bazin , s’oppose à un courant majoritairement dominant dans la question du rapport au terrain : celui du photojournalisme de reportage, impulsé par la diffusion des grands médias et des agences de presse, en particulier depuis la seconde moitié du XXe siècle, et les possibilités d’user d’un matériel photographique plus aisément transportable, et de diffuser l’image par le canal des magazines. Usant largement du sentimentalisme dans la photographie à vocation humanitaire, ou du sensationnalisme dans le reportage de guerre, le photoreportage renvoie à un usage relativement primaire des émotions, voire à une esthétisation du réel dans le sens de la photographie de mode. La photographie documentaire vise au contraire à promouvoir un pouvoir réflexif de l’image, une forme qui donne à penser le réel sur le long terme, plutôt qu’à en faire un objet d’affects immédiats. Cette forme critique du documentaire photographique a émergé dans les années 70 en Californie avec l’œuvre et les écrits de l’artiste Allan Sekula .
En ce sens elle trouve une interaction avec la philosophie de terrain, dont les antécédents sont nombreux (chez Simone Weil par exemple, lorsqu’elle écrit à partir de son expérience d’ouvrière en usine, ou chez Michel Foucault lorsqu’il tente ce qu’il appelle des « reportages d’idées »), mais que la philosophe a souhaité élaborer de façon spécifique au début des années deux mille . À l’encontre d’un usage abstractif, métaphysique et surplombant des concepts, le travail de philosophie de terrain vise au contraire à les faire émerger d’une présence directe sur les lieux, à partir des entretiens avec les personnes qui vont en fournir le matériau conceptuel réélaboré philosophiquement. Elle veut fournir des outils critiques pour affronter le réel contemporain dans ses problématiques politiques, plaçant la relation entre politique et esthétique au cœur du dispositif de travail.
Cette collaboration a déjà trouvé pour nous une de ses réalisations dans un livre publié fin 2012 aux éditions Créaphis, Le Milieu de nulle part, sur les politiques migratoires, réalisé dans les centre d’hébergement et de rétention à travers la Pologne. Elle avait eu un antécédent en 1999, dans un travail sur les Femmes militantes des Balkans, où elle s’était donné une forme différente : celle d’une publication dans la revue Transeuropéennes, et d’une exposition itinérante à travers l’ex-Yougoslavie à l’initiative de cette revue, puis d’une nouvelle exposition au Musée des Beaux-arts de Tourcoing. L’œuvre commune est maintenant déposée au Centre National d’Arts Plastiques.
Cette collaboration a aussi eu des suites, dans quatre pays différents entre 2011 et 2014 : en Égypte en 2011, sur les événements liés à la chute du régime Moubarak au Caire et à Alexandrie ; au Chili en 2012, comme on vient de le présenter ; en Turquie en 2013, sur le mouvement de contestation autour du Parc Gezi à Istanbul ; et en Bulgarie en 2014, sur les immolations qui ont eu lieu autour du mouvement de protestation de l’année 2013-2014. Elle s’est concrétisée également en 2016, dans un travail commun autour des camps de réfugiés du Nord de la France (dont le plus célèbre est Calais). Elle a enfin pris la forme, en 2016, d’une exposition autour de plusieurs travaux communs, et d’une projection parlée sur le travail en Bulgarie.
Ainsi, plusieurs formes de création pour montrer le travail réalisé ont déjà vu le jour, le livre, la revue de philosophie et de sciences humaines, l’exposition, la projection et la voix, alors que d’autres formes sont en préparation, comme l’affichage. Dans cette collaboration, chacun de nous deux suit son propre parcours de création, et chaque jour ce qui est vécu et expérimenté est discuté. Ce n’est pas le matériau lui-même qui fait discussion, mais la double relation d’expérience qui produit des contrastes et des angles nouveaux pour l’autre. Les matériaux concrets sont vus et lus après coup, au retour du travail, dans l’atelier, selon la vitesse (ou la lenteur) propre à chaque médium. Cela peut prendre plusieurs mois ou années pour l’élaboration d’une forme commune dont la matrice générale est celle du montage : montage entre photos, entre photos et vidéos, entre texte écrit et textes des entretiens, et entre textes et images. Dans ce dernier cas, la résonance entre les deux médias n’est pas de l’ordre de la description réciproque, de la redondance, mais au contraire de l’ordre du frottement, de l’écart, de la contradiction, du télescopage. Cela peut faire écho aux catégories et aux fonctions du montage définies par les frères Schlegel à Iéna au début du XIXe siècle . Ainsi, sans idées préconçues à l’avance sur ce que seront la forme et les objets de notre collaboration sur un nouveau projet, ce qui est visé est une poétique, au vrai sens du terme, c’est-à-dire le moment où une question politique peut être « représentée » et « interrogée » dans ses complexités, ses difficultés et ses discontinuités. Dans tous les cas, il ne s’agit donc pas au final de produire une étude de cas (même si nous empruntons certaines formes et dispositifs ayant cours dans les sciences humaines ), mais de faire œuvre de recherche/création, aussi bien par le texte que l’image.

4. Le travail de terrain comme potentiel de mutation

Le rapport entre l’espace, urbain, suburbain ou semi rural, et la parole des personnes, est essentiel pour nous. Les personnes ne sont alors pas des témoins, mais des sujets capables de réfléchir leur propre histoire, et par là de donner à penser la contextualisation de mouvements toujours vivants. Leur parole donne aussi à réfléchir les usages de la mémoire, dans un pays que la violence ne cesse de traverser. Ce travail a créé des points d’intersection entre photographie et philosophie non seulement dans son résultat, mais dans tout le cours de son élaboration, où l’un s’est sans cesse potentialisé de l’autre. L’objet de ce texte est donc d’éclaircir ces modalités d’interaction entre une pratique artistique et une recherche en philosophie, à travers une dynamique de spatialisation de la parole et des images.
C’est la raison pour laquelle, dans le programme des entretiens, ceux-ci ne sont en aucun cas balisés par un questionnaire préalable, qui en formaterait nécessairement les réponses : l’entretien n’est pas un interrogatoire, le questionnement n’est pas une enquête, les personnes interrogées ne sont pas des témoins. Et, plus généralement, le vocabulaire méthodologique de l’enquête de terrain ne nous semble pas adapté à ce qu’on peut viser par l’appellation de « philosophie de terrain ».
Notre attitude n’est pas celle d’un enquêteur, mais bien plutôt d’un quêteur, voire d’un quémandeur, qui est amené sans cesse à questionner sa propre position, à s’étonner du matériau réflexif que lui fournissent ses interlocuteurs, à se laisser prendre à revers non seulement par leurs réponses, mais par les nouvelles questions que ces réponses amènent, et qui sont la plupart du temps de l’ordre de l’imprévisible. Et cette prise à revers deviendra nécessairement non seulement un nouvel objet réflexif, mais souvent même le pivot du travail finalisé. Au Chili, l’hostilité suscitée par certaines questions, ravivant à mon insu des blessures que j’ignorais, mettant au jour des trahisons que je ne soupçonnais pas, ouvrira ma recherche à la complexité des tensions familiales que génère nécessairement la violence politique, aux clivages et aux crimes qu’elle suscite entre parents, entre proches, et dont l’entaille, à des dizaines d’années de distance, est loin d’être cicatrisée.
Et sur ce terrain cicatriciel, notre attitude sera bien souvent de taire certaines questions plutôt que de les poser, d’esquiver les effets de certaines réponses plutôt que de les approfondir, car il arrive qu’on en apprenne davantage d’un silence que d’une parole, et que le respect du refus de l’autre soit la condition de sa confiance et de la réappropriation de son propre espace mental.
Ainsi sera mise en œuvre la tension philosophique entre universel et singulier, entre collectif et particulier, par laquelle chaque histoire n’est riche que de sa singularité, et ne fait pourtant sens que de son rapport au collectif. Dès lors, c’est le projet initial lui-même qui sera amené à muter dans sa confrontation au terrain, et qui ne s’enrichira que de ses propres facultés de mutation. Et de toutes ces mutations, la mutation des images sera bel et bien l’un des effets. De la possibilité d’une prise de vue à la décision qui en est prise, puis de la prise de vue à la découverte de l’image par le photographe, puis de cette découverte au travail sur l’image qui en est la conséquence, il y a déjà toute une série de reconfigurations qui viennent en perturber le sens, ou faire irruption d’un nouveau sens. On peut en voir une expression dans ce que Philippe Bazin appelle « l’attitude heuristique » : « L’heuristique permet donc, dans ce double mouvement réflexif et hasardeux, de découvrir ce qu’on peut travailler, non un savoir qui ne saurait être préalable dans un processus de recherche, mais ce processus lui-même. L’usage des analogies et des rencontres d’idées et concepts apparemment sans relations les uns avec les autres permet d’accéder progressivement à un véritable art de la critique des documents auxquels on se réfère. »
Et le frottement de l’image au texte va à nouveau les faire muter l’un comme l’autre. Il produira de nouvelles mises en relation, de nouvelles séries, de nouveaux renvois, de nouveaux échos, dont le choix final de la relation texte-image sera le résultat. Pour ce qui concerne le Chili, cette finalisation n’est du reste pas achevée.

Conclusion

Le travail au Chili s’est ainsi déroulé de manière bien différente de celle que nous avions envisagée. Il s’est heurté plus d’une fois aux réticences de certains de nos interlocuteurs, dans le temps même où leur désir de parler et de montrer était le plus fort.
Nous n’envisagions pas cette forme de feuilletage du monde urbain à laquelle nous avons au final été conviés ; mais elle a tout à coup et rétrospectivement donné sens à un projet d’ensemble qu’elle a animé autour des questions corrélatives de la lutte contre les formes différenciées de la domination politique et de la violence économique.
Habiter, circuler, sillonner ; mettre en œuvre l’intensité de sa lucidité les yeux bandés au fond d’une voiture de police ou les yeux grand ouverts dans une manifestation de rue ; affronter la violence d’État sous la forme de sa cruauté la plus aiguë ou sous celle de l’euphémisation globalisante, c’est toujours être situé dans un espace, qui devient, pour celui qui tente d’y faire valoir ses droits, un espace stratégique. Dans La Géographie, ça sert d’abord à faire la guerre, Yves Lacoste écrivait :

L’aménagement du territoire n’a pas pour seul but de maximiser le profit, mais aussi d’organiser stratégiquement l’espace économique, social et politique de façon à ce que l’appareil d’Etat puisse être en mesure de juguler les mouvements populaires.

Le travail de terrain comme nous l’envisageons vise ici, par le repérage des soubassements du dispositif urbain et du quadrillage militaire et policier qu’il permet, à mettre en évidence la réalité du contrôle et la maîtrise redoutable des espaces de circulation, de transport et d’occultation qui sont la condition de la violence politique. Il permet aussi d’en montrer la permanence, et d’aider à saisir la réalité des filiations entre le passé d’un régime ostensiblement violent, et le présent d’un régime de violence plus sournoise (ou plus ciblée contre des catégories de population discriminées, comme le montre le comportement policier à l’égard des Indiens Mapuches qui revendiquent, dans le monde rural, leurs terres à l’encontre des grandes compagnies forestières).
Si pour l’instant l’œuvre souhaitée par nous deux n’a pu voir le jour sur ce sujet, un port-folio de photographies, montées en diptyques, peut donner une idée même partielle de nos intentions. En effet, le montage présenté ici met à jour toute la violence des différents rapports dont il a été question dans ce texte. D’un côté, des immeubles de grande hauteur se construisent, accompagnés de tout un discours publicitaire le plus souvent mensonger, de l’autre côté de la page, les lieux réoccupés par le MPL déploient modestement un tout autre discours qui tient compte des luttes passées et de l’histoire politique du continent sud-américain depuis plus d’un siècle. La forme du montage, ici, reprend celle utilisée par différents photographes documentaires au cours de l’histoire, comme Bill Brandt en Angleterre dans les années trente qui n’hésitait pas à cet entrechoquement violent de réalités opposées pour mettre à jour ce qui lui semblait être une indispensable vérité.
Notre travail vise ainsi à faire valoir la possibilité, pour des mouvements collectifs autour du territoire, de ne pas se laisser juguler. De ce point de vue, une politique de l’image, comme une politique de l’entretien, doit aussi viser à ce que la parole des personnes, au même titre que la manière dont sont montrés leurs espaces de vie, de production ou de combat, ne puisse porter ni la grossièreté du discours de la propagande, ni le défaitisme d’un discours du fait accompli, qui est de son côté la forme de propagande favorite de tout pouvoir abusif. C’est peut-être la tension entre ces deux écueils qui pourrait le mieux définir une politique documentaire, en photographie comme en philosophie.