Une écosophie de terrain ? Philosophie et écologie


Pour la Journée d’études doctorales du jeudi 11 avril 2019
-----------------------------------------
Félix Guattari, publiant en 1989 Les Trois Écologies, donne un sens nouveau au concept d’écosophie forgé antérieurement par Arne Naess. Il le fonde dans les trois dimensions que sont écologie environnementale, écologie sociale et écologie mentale. Les processus de subjectivation y sont conçus dans une problématique de l’équilibre entre ces trois données.
La notion même de terrain nous semble être au cœur de cette problématique, s’il est vrai que le terrain n’est précisément pas un espace naturel, mais au contraire un territoire d’observation, de partage, de recherche et de construction du collectif. Et par là même un donné culturel, souvent polémique. En Grèce, en 2017, le mouvement de protestation contre l’ouverture de la mine d’or de Skouriès, en Chalcidique, mobilisait aussi bien d’anciens mineurs que les médecins de santé publique de l’université de Thessalonique. Et, posant des questions environnementales, il s’affrontait aussi bien à l’ordre économique des multinationales qu’à la violence policière. Quelle place la philosophie peut-elle prendre dans un tel contexte ? Comment, et en quel sens spécifique, peut-on y concevoir une politique de l’entretien ? Quelle place peut-elle faire à la dimension esthétique des représentations ? C’est autour de ces questions qu’on souhaite orienter la présentation de ce travail, dans une perspective critique du principe de neutralité axiologique.

1. Ambivalences du concept de nature

La nature, dans son sens le plus manifeste, pourrait être considérée comme ce qui nous environne comme un ennemi nous assiège. Et le mieux que nous ayons à faire en ce sens serait de tenter un statu quo ou un armistice avec elle, pour éviter les effets destructeurs de sa domination. Le De Natura rerum de Lucrèce, alors même que la pensée épicurienne qu’il présente est celle d’une ataraxie obtenue par la conformité à l’ordre cosmique, s’ouvre sur al violence d’une tempête. Et la définition du « sublime de la nature » dans l’esthétique kantienne ne se donne qu’à partir de l’affrontement au danger et au risque de mort que la nature représente, pour éveiller en l’homme le sens esthétique par la force antagoniste de la résistance :

Ainsi la nature ne peut-elle, pour la faculté de juger esthétique, valoir comme force, par conséquent être sublime dynamiquement, que dans la mesure où elle est considérée comme objet de peur. (…) Des rochers audacieusement suspendus au-dessus de nous et faisant peser comme une menace, (…), des volcans dans toute leur puissance destructrice (…), réduisent notre pouvoir de résister à une petitesse insignifiante en comparaison de la force dont ces phénomènes font preuve .

Dans le monde animal, le modèle naturel est celui du loup tel que le reprend Hobbes dans Le Léviathan. Et Kant à son tour, dans L’Idée d’une histoire universelle, n’évoque le modèle pacifique du mouton que pour le dénoncer comme impuissant à susciter le progrès, qu’il soit moral, social ou technique. Le mythe de Prométhée nous présente non pas le feu lui-même (élément de destruction), mais sa maîtrise par la technique humaine, comme condition de la survie d’un homme naturellement dépourvu des défenses animales contre un environnement menaçant. Et Freud, dans Malaise dans la culture, opposant le principe de réalité au principe de plaisir, met en évidence cette contradiction entre le désir de bonheur et la réalité hostile, environnementale et biologique, à laquelle il s’affronte, et qui finira nécessairement par le vaincre. C’est dans la même lignée que Guattari écrira, dans Les Trois Écologies :

On pourrait tout aussi bien requalifier l’écologie environnementale d’écologie machinique, puisque, du côté du cosmos comme du côté des praxis humaines, il n’est jamais question que de machines et j’oserai dire même de machines de guerre. De tous les temps, la « nature » a été en guerre contre la vie .

Arendt, quant à elle, présente la vie de la culture comme ce que les hommes peuvent « arracher aux ruines naturelles du temps » , et cette revendication du politique comme condition de la vie sera le motif philosophique qui sous-tendra sa rupture politique, à l’occasion du procès Eichmann, avec la pensée théologique de Jonas.
Dans le rapport au monde animal, le motif de « sauver » les loups, les lions ou les tigres constitue ce retournement ironique par lequel les fauves prédateurs, archétypes du risque de mort et de danger naturel, sont devenus eux-mêmes des espèces « à protéger » au nom d’un équilibre biophysique qui est déjà lui-même en mutation. Et l’énergie nucléaire, définissant selon Gunther Anders « l’obsolescence de l’homme » à partir du motif même de sa puissance, touche au cœur de ces contradictions.
Mais, à ce débat sur la position d’un « homme » au sens universel et générique face à la nature au sens le plus multiple (environnemental, biologique ou pulsionnel), vient s’en surimposer un autre, qui ouvre au sein de l’espèce humaine la question des rapports politiques, et pose la relation à la nature dans les termes d’un questionnement sur les rapports de domination au sein de l’humanité, les rapports de classe et les effets de discrimination qu’ils engendrent.
La question de l’exploitation minière en est un enjeu massif, dont le philosophe canadien Alain Deneault a fait les frais lors du procès qui, suite à son travail sur le terrain de la prédation des multinationales, l’a opposé à la compagnie aurifère canadienne Barrick Gold dans un procès-bâillon. Et lorsque Razmig Keucheyan présente, dans son ouvrage paru en 2014, « la nature comme un champ de bataille », c’est de cette problématique politique des enjeux environnementaux qu’il traite, sur le mode sur lequel Michel Foucault traitait du progrès des biotechnologies : non pas en termes éthiques à la façon du Principe Responsabilité de Jonas, mais en forgeant le concept même de biopolitique.

2. Un terrain philosophique en Grèce

En juillet 2017, au moment de la parution Pour une Philosophie de terrain, nous partons, le photographe Philippe Bazin et moi, en Grèce, pour un travail sur la question des solidarités, initialement lié à la façon dont se sont créés des réseaux solidaires et des dispensaires autogérés, pour contrer la destruction du système public de santé par l’intervention de la troïka des banques européenne et mondiale. Notre arrivée à Thessalonique coïncide avec celle du Président de la Commission européenne et les manifestations revendicatrices qui en sont la conséquence. De la question des solidarités médicales nous serons conduits à celle des solidarités avec les migrants, puis à celle des luttes pour l’autogestion telles qu’elles s’incarnent en particulier dans la reprise de l’usine Viome par ses ouvriers. Et c’est dans le cadre des rencontres initiées autour de ces luttes que nous apprendrons celle qui se joue sur le site de la mine d’or de Skouries, en Chalcidique. Une route sinueuse, sèche et chaotique, nous mène sur l’espace de la forêt où se tient depuis la veille une rencontre de protestation. Mais avant d’y arriver, les seuls groupes que nous croisons sont un contingent important de vigiles et de policiers armés, accompagnés de chiens, patrouillant aux abords du site de la mine elle-même, par ailleurs déserte. Un déploiement de force sans commune mesure avec la population que nous allons trouver dans la forêt voisine. Que signifie ce terrain ? Il est, pourrait-on dire, d’opportunité, contingent, lié aux circonstances. C’est l’occasio machiavélienne qui, de rencontre en rencontre, nous y mène. Il vient se surimposer à un travail initial plus rigoureusement pensé dans ses finalités. Et pourtant, sur ce travail-là, il porte tout à coup un nouvel éclairage qui lui donne en réalité son plein relief. À la problématique centrale des solidarités politiques, le rapport géographique à l’environnement naturel vient conférer un nouveau contexte. Et tout le travail en Grèce sera sans cesse réinterrogé et reconfiguré par les nouvelles contextualisations qui viennent s’y adjoindre, en particulier par les remises en perspective historiques qui vont, progressivement, prendre une part croissante dans notre travail et nous amener à questionner les conflits du XXème siècle autour des Balkans.
L’autre particularité de cette incursion en Chalcidique est sa brièveté. Si l’on ne doit accorder l’appellation de « terrain » qu’à la condition d’un temps suffisamment long, alors, ceci n’en serait pas un. Mais précisément, cette condition temporelle me paraît elle-même abusive, et la brièveté d’un écart, l’aperçu d’une échappée, le temps d’une rapide entrevue, s’ils ne peuvent prétendre être éclairants sur le même mode qu’un séjour de longue haleine, n’en offrent pas moins des perspectives qui peuvent s’avérer saisissantes et indispensables à l’approche d’un sujet. De ce point de vue, le terrain philosophique, tel en tout cas que je l’envisage dans ses temporalités différenciées et ses finalités spécifiques, me paraît pouvoir offrir à certains moments une liberté, une légèreté de l’intrusion qui seraient l’équivalent de ce qu’est la dynamique de l’esquisse ou du croquis, parfaitement complémentaire et souvent indispensable à l’ampleur qui se déploie dans la peinture de fresque ou de chevalet, et pouvant même offrir un contrepoint salutaire à sa lourdeur, à l’envergure des moyens qu’elle mobilise, tout autant qu’à l’affectation de scientificité à laquelle elle prétend.
Nous arrivons à Skouriès le matin et nous en repartons le soir. Mais l’espace de cette journée, ce qu’elle nous donne à voir, à penser, à sentir et à entendre, ce qu’elle nous permet de capter, continuera de résonner dans la suite de notre travail.

Nous avons peu de temps devant nous pour faire irruption dans ce campement improvisé, à très courte proximité de l’espace dévolu à la mine, à la fois vidé de sa végétation et saturé par la présence policière. Mais ici, sous les arbres qui portent les banderoles, c’est une grande liberté d’allées et venues, en dépit du sol détrempé par la pluie des derniers jours, qui a envahi les tentes, mouillé les duvets et crotté les chaussures. Et c’est aussi une tour de Babel d’anglais, de grec, d’italien, d’espagnol, d’allemand, de néerlandais et de portugais de tous âges, plutôt jeunes en général. On y prépare la fête qui doit avoir lieu le soir. Et les habitants du village proche de Megali Panaggia amènent des fruits et des légumes, dont ils composeront des salades. L’assise financière de tous est très menacée, mais chacun tient à apporter des produits de son jardin pour accueillir les étrangers, de toute l’Europe et de quelques autres continents, venus soutenir le combat contre l’ouverture de la mine. Peu d’entretiens et un peu décousus entre deux interruptions et trois plaisanteries. Mais une constante de la volonté d’accueil et de la complicité entre les participants, qui se connaissent tous, et pour qui nous constituons une sorte de point d’interrogation.
La figure qui s’en détache est celle de Dimitris Biziriadis, ancien mineur de 74 ans, dont la présence discrète et forte capte l’attention. Du contraste entre le territoire dévasté par le projet minier, et ce sous-bois préservé, surgit sa parole, qui fait le lien entre l’histoire actuelle et l’histoire passée.

3. Un mineur pense et parle une écosophie de la mine

Je l’interroge sur le motif de la grande grève de 1977 à laquelle il a participé, à Olympiada, site minier de la même région, appartenant depuis 1928, à une famille, sur lequel il commence à travailler en 1961. Et la réponse qu’il me fait renvoie intégralement à une tradition minière ancestrale de la surexploitation du travail, dont attestait déjà, dans la même région, Diodore de Sicile au 1er siècle av. JC, en écrivant la Bibliothèque historique :

Le premier motif de la grève était l’augmentation des salaires : on demandait douze drachmes de plus (1 € = 340 drachmes). Le second motif de la grève était que notre travail soit considéré comme travail pénible. C’est en effet un métier à gros risque, où il y a beaucoup d’accidents :
- On suivait les veines de la mine. C’est long, et au fur et à mesure, on orientait le tunnel. Et il y avait souvent des accidents par les explosions.
- On utilisait les anciens tunnels qui n’étaient plus valables pour mettre les déchets toxiques. On mettait un peu de ciment, mais ce n’était pas suffisant.
- Depuis l’époque où j’ai commencé mon travail, le problème principal était la poussière. Elle provoquait la silicose par les différents types de poussières. On mettait donc de l’eau, et ça provoquait d’autres problèmes, parce qu’on avait de l’eau jusqu’aux genoux. Même si on avait moins de maladies respiratoires.
- An début, on utilisait des tonneaux pour jeter l’eau contre la poussière. Ensuite, on avait de l’eau qui venait de la ville, mais c’était glacé et ça provoquait des rhumatismes, parce qu’on devait enlever les bottes pour enlever l’eau qui rentrait dans le plastique.
À Amphissa, il y avait des métaux plus légers (aluminium), donc c’était moins dur qu’ici : quand les métaux sont lourds, il y a plus de poussière. Il y avait une aide soignante sur place. Quand il y avait un accident grave, on appelait un médecin. Mais il n’y avait pas de médecine préventive.

Une revendication salariale incroyablement faible, la demande de reconnaissance de la « pénibilité » d’un travail en réalité objectivement dangereux, la demande d’amélioration minimale de conditions d’exercice insalubres, trouveront leur réponse dans la brutalité de la répression policière. Et Dimitris lui-même sera tout simplement exclu de son travail pour activité syndicale, et contraint de changer de région.
En 1977, la Grèce a mis fin depuis trois ans au régime tyrannique des Colonels. Mais c’est précisément à ce moment qu’est créé un nouveau corps de police, les MAT, police anti-émeutes du même type que les CRS, dont une partie se paramilitarisera plus tard sous le nom d’ « unité Delta ». Ce sont les MAT qui exerceront, sur commande, leur violence sur les mineurs lors de cette grève. Ce sont eux aussi qui interviennent actuellement, régulièrement, dans les villages alentour autant que sur le site de l’exploitation minière.

Quand je rencontre Dimitris, quarante ans plus tard, en cet été 2017, il a soixante-quatorze ans, et il fait partie du groupe qui milite depuis plusieurs années contre l’ouverture de la mine d’or à Skouriès, près du village de Mégali Panaggia, sur ce même territoire de la Chalcidique. Je lui demande pourquoi, alors qu’il est désormais en retraite, il reprend le combat. Et il me répond :

Ce qui se passe maintenant, c’est plus dangereux qu’à l’époque de la grève de 77. Il y a treize villages dans la région qu’El Dorado a louée pour cent ans (concession minière). Et il y a vingt mille tonnes de poussière par jour.
Il y a une fosse où on met les déchets toxiques, qui est un creux naturel entre deux montagnes, et ils comptent mettre beaucoup de toxiques, parce que ça ne se voit pas facilement. Mais on sait qu’ils vont aussi amener des déchets d’ailleurs. Le problème le plus grave est la proximité avec le village. La distance entre la fosse et le village, à vol d’oiseau, est de moins d’un kilomètre. Et les déchets toxiques ne suivent pas les détours du chemin !

Cette fois-ci, le combat ne concerne plus seulement les mineurs et leurs conditions de travail, mais la région tout entière et ses conditions de survie. Il ne concerne plus seulement des personnes à un moment donné, mais les générations futures, et la possibilité de vivre dans un environnement définitivement dégradé. Ces informations sur le désastre écologique que constitue l’extraction minière n’ont été données par aucun des responsables politiques qui ont décidé de l’ouverture de la concession minière, ni, bien entendu, par aucun des responsables entrepreneuriaux de la compagnie minière El Dorado. Compagnie non pas grecque, mais canadienne, agissant comme une multinationale, au niveau de l’exploration comme au niveau de l’exploitation. Car la « concession » signifie précisément l’octroi temporaire d’un territoire pendant une durée d’exploitation. Autrement dit, elle dédouane par définition le « concessionnaire » des effets ultérieurs de l’exploitation, dont il ne sera ni témoin ni victime puisqu’il aura quitté le pays. Une sorte de « prends l’oseille et tire-toi » juridiquement établi par le concept de « concession ».
Or les effets de l’extraction minière sur l’environnement sont parfaitement connus et répertoriés. Le livre d’Alain Deneault et William Sacher, Paradis sous terre, éloquemment sous-titré Comment le Canada est devenu une plaque tournante pour l’industrie minière mondiale, l’atteste en plusieurs points du globe :

Au Salvador, en mai 2007, la conférence épiscopale publiait un communiqué dans lequel elle qualifiait de « lamentables » les expériences minières, en faisant état des dommages causés à l’environnement et à la santé publique par l’utilisation du cyanure dans l’extraction de l’or.

Aux Philippines, les résidus (200 millions de tonnes de déchets miniers) seraient responsables de la destruction des rivières Boac et Mogpog, suite à la pollution par des métaux lourds et par drainage minier acide. Des effets conséquents sur la santé publique sont également suspectés.

4. Economie globale et violences locales

Et ces informations résonnent puissamment avec l’expérience professionnelle et militante de Dimitris Biziriadis. Mais ce que ce dernier mentionne aussi, c’est le rôle de contrefeu que peut jouer un milieu médical et universitaire conscient de ses responsabilités citoyennes. Car le second engagement de Dimitris est motivé par la venue, dans le village de Mégali Panaggia proche de la mine en voie d’ouverture, d’un collectif d’universitaires de Thessalonique, médecins de santé publique, sociologues, anthropologues, géographes, économistes. Soucieux de diffuser une information éclairée sur les conditions d’exploitation minière et leurs conséquences en termes d’environnement et de santé publique, ils sont aussi mobilisés par une exigence de solidarité :

Le comité « Panaggia » a informé les gens et invité l’université de Thessalonique pour expliquer la situation. Et j’ai très vite compris que c’était plus grave qu’avant, grâce aux explications de ces invités. Beaucoup de monde a été convaincu que c’était dangereux. Pendant des années il y a eu une campagne d’information. Ils ont commencé par lire le projet de la société El Dorado.

Et pourtant, en dépit de la solidarité, en dépit de l’information, en dépit de la mobilisation, quand nous arrivons, le vendredi 28 juillet 2017, dans le campement sauvage qui s’est installé dans la forêt de Skouriès pour réunir les protestataires, nous passons, quelques dizaines de mètres avant d’y arriver, devant l’entrée de la mine : un terrain déjà arrasé, en cours de creusement, gardé par une meute de policiers conséquente et en tenue, avec des chiens. Un article de 2012, paru sur le site du journal Le Monde avant même l’ouverture de la mine, en donnait, il y a cinq ans, l’anticipation :

Le nouveau propriétaire des mines, le groupe canadien Eldorado Gold, a déjà doublé le nombre de ses salariés, de 400 à 800, en moins d'un an. Il promet 1 500 emplois quand les trois sites - Stratoni, Skouries et Olympiada - seront en pleine activité. Sans compter la centaine de vigiles employés pour protéger les sites des opposants. 630 millions de dollars (487 millions d'euros) doivent être investis en cinq ans.

L’argument des « emplois » – y compris ceux qui seront consacrés à la répression des militants – déjà rémunérés avant même d’être effectifs, pèse lourd, dans un pays mis sous tutelle des banques européennes, pour déstabiliser les convictions et retourner les positions. Dimitris le dit :

Mais ensuite, avec l’argent, ils ont changé de camp.

Et ce changement de camp se traduit par une sorte de réitération micropolitique de la guerre civile au sein même du village. Dimitris le dit : « Le clivage est passé au sein même de la famille ». Quand je lui pose la question de savoir quelles ont été les actions de la société minière pour convaincre les gens dans le sens inverse de celui des arguments massifs de santé publique, il me répond :

Il y a une omerta. Les gens qui travaillent ont peur et ne parlent plus. Ils sont allés jusqu’à déclarer : « L’argent et le travail d’abord, la santé ensuite ». Comme si le salaire pouvait être plus important que la santé ! Les gens ne parlent pas de la manière dont ils ont été convaincus.

Il faudra donc se reporter à nouveau aux informations transmises par Alain Deneault et William Sacher dans Paradis sous terre. Et elles concernent précisément des événements liés à la société El Dorado ou à ses semblables :

Dans le quotidien montréalais The Gazette, la journaliste Janet Bagnall évoque l’assassinat suspect au Salvador, en décembre 2009, de deux militants, Dora Recinos Sorto – alors enceinte de huit mois – et Ramiro Rivera, opposés au projet de mine d’or « El Dorado » de la canadienne Pacific Rim Mining Corp.

Au Mexique, Mario Abarca Roblero, un opposant aux activités de la société Blackfire Exploration dans la région du Chiapas, a été assassiné le 27 novembre 2009 ; les suspects arrêtés par la police mexicaine sont d’actuels ou d’anciens employés de Blackfire.

Plus récemment, (en Indonésie) l’ONG Human Rights Watch faisait état de viols collectifs commis par des employés de la société chargée de la sécurité de la mine.

Ces menaces, mises à exécution, mettent en évidence les véritables réseaux maffieux que constituent les intérêts miniers, dont les actions ne polluent pas seulement le territoire, mais la vie sociale et politique elle-même. Le livre de Deneault et Sacher le résume d’une longue phrase, qui se présente comme un catalogue, malheureusement non exhaustif :

Une volumineuse documentation internationale attribue de nombreux abus graves aux sociétés minières canadiennes dans les pays du Sud : pillage massif des ressources, expropriations violentes voire meurtrières de populations entières, chômage de masse et création de va-nu-pieds là où l’on prétend officiellement à la « création d’emplois », pollution durable de vastes territoires, manœuvres d’intimidation à l’encontre d’opposants à l’industrie minière, complicité d’assassinats, atteinte à la santé publique, évasion fiscale de milliardaires … quand il n’est pas question de liens avec d’effroyables seigneurs de guerre ou avec des présidents aux abois pour des armes.

Ce que les compagnies minières pratiquent, c’est tout simplement un régime de terreur, établi avec la pleine et consciente complicité des pouvoirs politiques. Le livre mentionne en particulier les enjeux miniers autour de la République Démocratique du Congo, et le rôle des compagnies minières occidentales dans les rivalités économiques, provoquant l’émergence et la pérennisation des violences militaires et politiques :

L’ONU a avancé elle-même que ces affrontements (dans la région des Grands Lacs africains) avaient eu lieu pour le contrôle des gisements miniers et a cité notamment les canadiennes au nombre des entreprises ayant contrevenu aux déjà bien timides « principes directeurs » de l’Organisation de Coopération et de Développement Économique.

5. Gagner quelle bataille ?

La marchandisation des corps peut prendre ainsi, dans l’industrie minière, les formes les plus diverses. Mais elle passe par la soumission de la souveraineté nationale aux intérêts privés des multinationales, comme l’énonce sans ambages, sur un mode moins directement violent, l’article du Monde cité plus haut :

Le groupe canadien prévoit la réouverture de la mine d'Olympiada, près du lieu de naissance d'Aristote. La mine d'or a été fermée en 2002 à la suite d'une décision du Conseil d'Etat reconnaissant son "danger pour l'environnement".

Une mine précédemment fermée, par décision d’État, au motif de la reconnaissance de ses effets toxiques sur l’environnement (celle dans laquelle Dimitris a fait la grève de 1977), est réouverte dix ans plus tard, au motif affiché des emplois qu’elle va générer, sans pour autant que le problème de sa toxicité ait été résolu. Selon l’expression de Dimitris, comme si le salaire pouvait être plus important que la santé. Ce « comme si » nous dit l’équivalence qui s’instaure entre la course à l’emploi et le renoncement à la santé. Il nous dit ainsi ce qui s’apparente au contrat léonin de l’esclavage : la survie immédiate en échange de la dégradation de long terme, ou la possibilité de subvenir aux besoins de sa famille, en échange de sa propre mort. Le moment où la condition de l’échange est celle de la mutilation, physique ou symbolique, celui où il n’y a plus rien d’autre à échanger, comme valeur marchande, que soi-même, nous dit exactement ce que signifie la misère. Non pas simplement dans son sens matériel, mais aussi dans son sens social de soumission totale à un intérêt antagoniste. Lorsque je pose à Dimitris la question : Est-il possible, selon toi, de gagner contre la société minière ?, il répond :

Je ne pense pas qu’on puisse gagner cette bataille, parce que toutes les parties ne sont pas égales. Je n’y crois plus.

Mais il ajoute :

Mais on va continuer à lutter : on ne peut que continuer la lutte. Je ne crois pas qu’on puisse gagner quelque chose par cette lutte, mais qui ne voudrait pas qu’on gagne ? Je suis déçu, mais je ne veux pas abandonner, ça ne m’est pas possible.

Il nous dit clairement qu’une bataille au moins ne peut pas être perdue : celle de la dignité du combat. Et dans cette bataille-là, les compagnies minières, fortes qu’elles sont de l’absurdité violente de leur économie, sont par avance défaites.
En 1895, le sociologue Max Weber publiait La Bourse, où les arguments qu’il employait pour justifier la spéculation boursière ne conduisaient qu’à montrer la violence structurelle de ses effets :

Tant que les nations poursuivront la lutte économique inexorable et inéluctable pour leur existence nationale et la puissance économique, même s’il se peut qu’elles vivent en paix sur le terrain militaire, la réalisation d’exigences purement théorético-morales restera étroitement limitée, dès lors qu’on se rend compte que sur le terrain économique également, il est impossible de procéder à un désarmement unilatéral.

Dans le monde contemporain, cet argumentaire initialement placé sur le terrain national est désormais devenu lui-même destructeur des souverainetés nationales : la financiarisation des compagnies minières génère une violence qui, réduisant la réalité des corps à l’abstraction d’un système d’échanges, ne crée même plus de la richesse, mais des formes de domination sans objet. Il reste cependant, en nombre, dans ce monde concret des corps dévasté par le monde abstrait de la spéculation, des chercheurs et des militants, pour affronter aussi bien les violences policières que les procès-bâillons, et attester d’une résistance réelle, à l’intimidation comme à la terreur.

La rencontre avec Dimitris Biziriadis ouvre ainsi une véritable encyclopédie, de la résonnance avec le passé antique de l’exploitation minière en Chalcidique à la collusion des intérêts des compagnies aurifères contemporaines sur le territoire des anciennes colonies. Et, de ce point de vue, lui fait écho l’analyse de Guattari dans Les Trois Ecologies :

Se retrouve la même mise en cause des modes dominants de valorisation des activités humaines, à savoir :
- 1. Celui de l’imperium d’un marché mondial qui lamine les systèmes particuliers de valeur (…)
- 2. Celui qui place l’ensemble des relations sociales et des relations internationales sous l’emprise des machines policières et militaires.
Les États, dans cette double pince, voient leur rôle traditionnel de médiation se réduire de plus en plus et se mettent, le plus souvent, au service conjugué des instances du marché mondial et des complexes militaro-industriels .

6. Une politique de l’entretien

Mais je souhaite insister ici sur la position du chercheur face à son interlocuteur dans ce que j’appelle « une politique de l’entretien ». Dimitris n’est pas à mes yeux l’objet d’une enquête ; pas même dans le cadre d’une observation participante. Il est bien plutôt le sujet d’une rencontre dans laquelle il accepte de m’éclairer de son expertise sur un monde dans lequel sa propre position est nourrie de son histoire et des rapports de subjectivation qu’elle engendre. Les solidarités entre les ouvriers dans l’espace quotidien du travail, les solidarités entre les ouvriers et les municipalités pour affronter la violence policière (ou au contraire les collusions qui en rendent les municipalités complices) ; les solidarités avec les chercheurs de l’université de Thessalonique, venus à la fois informer des risques sanitaires et environnementaux de l’usage du cyanure dans l’extraction de l’or, participer à la constitution du mouvement et s’y engager, tissent des liens qui subjectivent à leur tour les mineurs engagés. C’est de cet ensemble d’interrelations que participe ce que Guattari appelle une « écologie mentale », dans la dynamique des processus de subjectivation. La position du chercheur, si elle nécessite une forme de distance et d’extériorité, n’est en aucun cas neutre, parce qu’il n’y a tout simplement pas d’équivalence ou de symétrie au sein des rapports de pouvoir qui sont en jeu, et parce que le motif même de la recherche est non pas militant, mais clairement engagé dans une finalité dont une part coïncide avec celle de ses interlocuteurs.
De ce fait, ses interlocuteurs eux-mêmes ne seront en aucun cas réduits à la positon de victimes. Lorsque Dimitris aborde la question de la silicose ou des rhumatismes qui affectent l’ouvrier mineur, celle des accidents du travail liés à sa dangerosité, mortels pour beaucoup de ses amis, et qu’il a lui-même eu à subir, il n’en parle pas comme victime face à un interlocuteur qui pourrait lui permettre d’en obtenir dédommagement, mais comme acteur d’un processus collectif de revendication par lequel lui-même se resubjective dans la conscience commue d’une cause à défendre. La personne à laquelle je m’adresse n’est ni une victime passive, ni un témoin soumis à la décision d’un juge. Il est tout simplement un acteur d’une histoire individuelle et collective qui s’incarne dans sa parole et dont il assume les accusations qu’elle engage et les responsabilités qu’elle porte. Il n’est pas non plus pour autant un héros de cette histoire, mais un acteur engagé, chez qui les efforts de lucidité que je sollicite vont nourrir à leur tour mes propres efforts d’intelligibilité.
Ma propre position, en tant que philosophe, n’est pas celle de l’intellectuel face au praticien, mais celle d’un sujet dont la fonction sociale est de solliciter l’intellect de son interlocuteur pour nourrir une pensée par la cristallisation de laquelle elle va tenter de produire l’intelligence collective d’une publication. L’entretien lui-même a pour effet aussi de subjectiver l’interlocuteur qu’il sollicite. Et ce processus de resubjectivation a lui-même valeur esthétique, c'est-à-dire valeur de réesthétisation d’un sujet dans l’espace public.
Sur l’espace de Skouriès, la défiguration du site dans sa dimension environnementale défigure aussi l’espace social de la vie du village, et par là même l’espace mental des relations intersubjectives, livrées à la violence des conflits et des trahisons. Mais sur l’espace du campement revendicatif, se joue l’acte d’une resocialisation : celle de l’accueil des étrangers venus porter leur soutien, ou de l’accueil des chercheurs venus porter l’éclairage de leur expertise à la construction d’une intelligence collective.
Il n’est pas indifférent à cet égard que notre travail soit aussi la collaboration entre une philosophe et un artiste affirmant la position d’une photographie documentaire critique. Les portraits d’entretien, dont le concept pour Philippe Bazin prend naissance sur ce terrain des solidarités en Grèce, visent à mettre en évidence cette réesthétisation du visage et du corps des sujets par une politique de l’entretien ; la concentration qu’ils incarnent ou la lumière qu’ils irradient, la perplexité qui s’y inscrit ou la détermination dont ils sont porteurs ; l’inquiétude, l’ironie ou l’éclat de rire que suscite la parole. Une histoire de l’intersubjectivité s’y déploie, autant que elle de l’interaction entre le travail de la pensée et celui du corps.

Ce travail tente ainsi de faire écho, à sa manière, à la métaphore que donnait Guattari, en 1989, d’une contamination mentale de l’imaginaire médiatique :

34. De même que des algues mutantes et monstrueuses envahissent la lagune de Venise, de même les écrans de télévision sont saturés d’une population d’images et d’énoncés « dégénérés ».
Une autre espèce d’algues, relevant cette fois de l’écologie sociale consiste en cette liberté de prolifération qui est laissée à des hommes comme Donald Trump qui s’empare de quartiers entiers de New-York, d’Atlantic City, etc., pour les « rénover », en augmenter les loyers et refouler, par la même occasion, des dizaines de milliers de familles pauvres, dont la plupart sont condamnées à devenir « homeless », l’équivalent ici des poissons morts de l’écologie environnementale.
35. Non seulement les espèces disparaissent, mais les mots, les phrases, les gestes de la solidarité humaine. Tout est mis en œuvre pour écraser sous une chape de plomb les luttes d’émancipation des femmes et des nouveaux prolétaires que constituent les chômeurs, les « émarginés », les immigrés …

Peut-être est-il aussi du ressort de la philosophie de contribuer, avec les concepts qui sont les siens, à soulever cette « chape de plomb ».