En Égypte : un possible entre les réels
Autour de la place Tahrir, en décembre 2011



Pour la revue OUTIS
Janvier 2013
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1. Trahison de l’armée
2. Discrédit de la police
3. Clivages religieux et rapports d’inféodation
4. Le pouvoir copte en position de complicité
5. La politique comme pratique de désorientation
6. Sur la place
7. Une grève à Alexandrie
8. La modernité dans le pilon de la culture religieuse
9. Contre les ruines de la solidarité
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Les clivages actuellement présents en Égypte évoquent des menaces de l’ordre d’une guerre civile, ou d’une paix des cimetières. Et les reconfigurations en cours en Tunisie, en Lybie, en Syrie et dans un certain nombre de pays arabes, obligent, à l’orée de l’année 2013, à remettre en perspective les mouvements populaires de l’année 2011, à en réinterroger les données.
A un certain moment, dans un pays clivé depuis ses origines, objet de conquêtes et de transfigurations, broyé par des effets de colonisation sans avoir été au sens propre colonisé, identifié comme centre du monde arabe, puis désidentifié par les jeux d’alliance contradictoires de ses dirigeants, le nom d’une place a cristallisé quelque chose d’une tension unificatrice, à l’encontre des délitements de la corruption. Ce moment a été en mesure, il y a maintenant deux ans, de faire basculer les figures d’un pouvoir.
Or ce basculement symbolique n’a ni radicalisé ni unifié un véritable contre-pouvoir.
Être aux abords de la place Tahrir, il y a un an, nous obligeait à faire l’expérience conjointe de ces dynamiques et de ces confusions. Percevoir quelque chose de ces tensions, qui moins puissantes qu’un an plus tôt, n’ont pas cessé depuis ; mais dont l’espace qu’elles ouvraient encore semble aujourd’hui s’être singulièrement rétréci.

1. Trahison de l’armée

Dans toute l’Égypte des affrontements ont eu lieu tout au long des dernières années qui ont précédé la chute du régime dont les dirigeants étaient issus du coup d’Etat militaire de 1952.
Mais quelle commune mesure entre les soulèvements des paysans de Haute-Égypte, les luttes armées des bédouins et jihadistes du Sinaï, les grèves des ouvriers du textile de Mahallah dans le delta du Nil, et l’occupation de la place Tahrir au Caire ?
A peine dépassé le lion qui garde l’entrée du pont sur le Nil, le 17 décembre 2011, le reflux des manifestants poursuivis par l’armée nous contraignait à la course. C’est du pont suivant qu’on a vu, quelques instants plus tard, les silhouettes jetées à l’eau. Le soir, la télévision annonçait plus de dix morts au bilan officiel. Et dans les jours suivants, les médias s’étaient emparés de la photo d’une manifestante voilée traînée à terre par des militaires, le voile relevé sur le corps.
Quelques mois plus tôt, cette même armée, du côté des manifestants, avait cautionné la révolution du 25 janvier, précipité la chute d’Hosni Moubarak, puis conduit à son retrait dans le Sinaï le 11 février et à sa démission.
O., architecte et militante caïrote de 28 ans, en fait l’analyse :

En janvier, l’armée devait nous protéger. Mais l’armée a trahi. Il y a une grande différence entre janvier et maintenant. En janvier, on croyait que l’armée nous protègerait et aiderait le processus démocratique à emporter les élections. Mais maintenant, ce sont des criminels au moins autant que Moubarak. Et il ne nous reste pas beaucoup de choix.
Depuis le début ils n’étaient pas à nos côtés, et ils l’ont montré. Ils sont contre nous ; mais on ne l’avait pas compris jusqu’à la fin du mois de mars. Le 9 mars, ça a été le début de la révélation du SCAF : ils ont commencé à arrêter les gens. On ne l’a pas réalisé, parce que les familles avaient peur de nous le dire. Mais ça avait commencé avant mars. Depuis le 28 janvier, début de la révolution, ils arrêtent les gens. Mais on ne savait pas la vérité. Et donc ils n’ont pas changé. On ne l’a compris que quand ça s’est passé devant nos yeux.

L’armée a été à l’origine de la révolution de 1952 : le Comité des Officiers libres, dirigé par Gamal Abdel Nasser, avait permis l’éviction du roi Farouk mis en place par les jeux de pouvoir avec l’Angleterre, à la suite des accords d’indépendance de 1924. Le pouvoir militaire jouit donc, en dépit de ses propres abus, d’une forme de prestige, celui d’une représentation de l’identité nationale contre les pouvoirs abusifs, que la défaite arabe, dans la Guerre des Six jours contre Israël en 1967, n’a pas abolie. Pas plus que la nouvelle défaite, en 1973, de la Guerre du Kippour.
Mais ce que met en évidence le discours de O., c’est précisément le double langage du pouvoir militaire, et la sorte d’omerta dont jouissent ses pratiques. La junte militaire dirigée par le maréchal Tantaoui a de toute évidence non pas soutenu, mais instrumentalisé un mouvement populaire pour garder les structures du pouvoir en en éliminant la tête. Mais cette évidence a pu être occultée pendant des mois parce qu’elle allait à l’encontre du désir populaire. Une forme d’illusion est souvent volontaire, elle peut être nécessaire pour donner la force du combat et l’énergie de le mener à bien. Elle produit aussi l’effet démobilisateur de la trahison.
Comme le montre O., il n’y a pas eu un revirement de position de la part de l’armée, mais une progressive révélation de ce qui était dès le départ sa position initiale : celle de la répression. Et cette évidence n’est survenue que trois mois plus tard, quand l’armée a fait agréer son propre projet de Constitution en mars 2011. C’est autour de cette problématique constitutionnelle que se déchirent les forces en présence, parce que c’est elle seule qui peut garantir la pérennisation du pouvoir, ou représenter une garantie politique.
Cette évidence de la répression militaire divise l’armée elle-même, comme nous le dira un cinéaste dont le frère est officier. Mais Y., 32 ans, réalisatrice de documentaires pour le cinéma égyptien, donne une version de la manière beaucoup plus pernicieuse dont l’armée assure aussi son crédit sur le discrédit des forces de police, et le clivage de classe entre les deux corps :

J'ai été très en colère quand j'ai vu la population proche de l'armée. C'est là qu'ils se sont fait prendre. Les soldats sont issus du peuple, un peu plus éduqués que les flics.
Il y a toujours eu une vision de l'armée comme étant libératrice : ils ont fait la révolution en 1952. Il y a maintenant violence parce que c'est une trahison fratricide.
Les flics, eux, n'ont jamais été bien vus. Le gars va bacchicher le flic du carrefour pour pouvoir passer : la police a tous les droits. Les flics ont une mauvaise image ; mais ce sont les plus pauvres par rapport à l'armée. Maintenant, c'est une mise à mort.

2. Discrédit de la police

La police au contact de la population est celle dont la violence et la corruption quotidienne sont le plus immédiatement perceptibles. Analysant « Les paysages du droit, de la vie quotidienne aux tribunaux », deux juristes spécialistes de l’Égypte écrivent :

La justice égyptienne ordinaire (est) celle des commissariats et des degrés inférieurs où se bousculent plaignants venus faire leur déposition, avocats en quête de menues affaires, prévenus menottés, policiers plus ou moins dépenaillés, marchands de cigarettes et de biscuits, tous venus pour rencontrer, à un titre ou à un autre, le substitut du procureur général, ce jeune homme habillé impeccablement d’un complet veston.

Et plus loin, ils citent le Journal d’un officier de campagne, autobiographie d’un juriste publiée en 1998 par Hamdî al-Batrân :

Je me suis assis dans mon vaste bureau. A la porte, deux soldats avec leur arme automatique. (…) A mes côtés pend au mur un fusil automatique de type kalachnikov, très performant pour tirer en pagaille. (…) On m’a remis cette arme dès l’instant où je suis entré dans le district.

Ajoutant cette précision non dénuée d’intérêt :

L’état d’urgence a été déclaré en Égypte le 6 octobre 1981, le jour de l’assassinat du président Sadate, et est resté en vigueur depuis lors sans interruption.

Les policiers plus ou moins dépenaillés, à l’encontre des militaires bien mis qu’on peut croiser dans le métro du Caire, constituent ce prolétariat des forces de l’ordre, que son salaire misérable poussera bien sûr au bacchich, dont l’absence de formation réelle augmente la brutalité, et à qui les ordres de ses chefs imposent la violence, dans un pays où l’état d’urgence, en vigueur depuis plus de trente ans, autorise tous les abus. Mais, au lieu de désigner au-dessus de la brutalité du pouvoir policier, la corruption et la violence du pouvoir militaire, il lui sert au contraire de bouc-émissaire, de repoussoir, et au final de faire-valoir.
A., doctorante en sciences politiques et arabophone, décrit ce discrédit jeté sur la police, qui augmente encore un sentiment général d’insécurité, et provoque une étrange configuration :

La police n'est vraiment pas dans les rues. Elle n'est descendue que pendant la période électorale. Et elle n'est pas formée : la culture du ministère de l'Intérieur est celle du rapport de forces. Ils ont du mal à revenir sur le terrain, et ne savent pas comment faire avec la population, avec laquelle ils sont toujours dans un rapport de forces.
Entre le 25 et le 28 janvier, ils ont perdu toute légitimité : des postes de police ont été brûlés, des policiers assassinés, à cause de la colère des gens, qui se faisaient torturer sans aucune raison. Toutes les bavures des policiers, que la population suivait pendant toutes ces années, ont éclaté au grand jour après le 28 janvier : les gens ont cassé le mur du silence. Les policiers n'étaient pas préparés psychologiquement pour reprendre le terrain ; la population n'était pas prête à les accepter ni à les voir. D'où une crise de confiance entre la population et la police. C'est un problème, quand les gens ne respectent pas un policier pour des raisons justifiées : ils ont torturé et arrêté pour rien.
Actuellement, depuis la chute de Moubarak, la police est inexistante. Ils sont devant leur poste de police et essaient d'accueillir les gens. Ils essaient de ne pas rentrer dans un conflit avec les citoyens, pour ne pas faire rebondir la colère des gens contre eux. Un policier a actuellement du mal à arrêter quelqu'un. Avant, il y avait des patrouilles dans les rues. Le nouveau Ministre de l'Intérieur, ancien général de la police, essaie de restaurer le rôle sécuritaire de la police. C'est un choix judicieux, sauf que ça ne marche pas dans la pratique.
La police égyptienne a besoin d'être refondée et réformée. C'est difficile de faire ça avec des gens qui ont toujours une mentalité de rapport de forces : ils ont besoin d'une nouvelle génération.

La corruption de l’armée, à beaucoup plus grande échelle et nettement plus prédatrice pour l’économie, demeure parée des prestiges du pouvoir et d’un rôle historique qui a été en effet décisif pour le pays. Lorsqu’Y. dit C’est une mise à mort, elle montre comment la police, celle qui torture les petits délinquants dans les commissariats, celle qui inquiète, intimide et terrorise au jour le jour, est désignée à la vindicte comme le fusible ou le maillon faible, dans le temps même où les donneurs d’ordre de ces pratiques violentes se tiennent à l’abri de la visibilité populaire. Mais A. donne une raison plus précise du rôle de l’armée et de son revirement initial en faveur des manifestants :

Quand l'armée est arrivée, les gens avaient peur : l'armée a investi la rue, les avions de chasse survolaient la place Tahrir. On pensait que Moubarak avait donné ordre à l'armée. Mais l'armée était divisée en deux : des militaires ont refusé de tirer sur la foule. Les divisions étaient au sein même du Conseil de l'Armée.
Le deuxième secrétaire de l'armée, qui était aux USA, a interrompu une réunion avec le Pentagone pour rentrer en Egypte. Et le communiqué de l'armée est devenu : "Nous sommes avec les manifestations civiles et pacifiques". La population a donc été rassurée, et à partir de là a germé la première graine d'amour entre l'armée et la population.
L'armée aux yeux des Egyptiens est quelque chose de prestigieux et d'important, la guerre de 1967, et celle de 1973, ont permis de cultiver cet aspect dans la mémoire et l'histoire des Egyptiens. L'armée est connue par son patriotisme et son courage. Quand elle a pris le pouvoir, ça a été des fleurs et des embrassades. Ils sont allés jusqu'au bout, et ont demandé à Moubarak de partir. Les gens, avec le temps, ont pris confiance en eux. Ils ont fait confiance à l'armée et ont voulu lui donner le temps.

Lors de la révolution de janvier, c’est de Washington qu’est venue la suggestion de pactiser avec les manifestants, à la suite de la présence d’un dignitaire de l’armée égyptienne au Pentagone. Et la conséquence en a été le lâchage d’Hosni Moubarak, celui-là même qui avait, après Sadate, consacré le rapprochement avec les USA.
B., 60 ans, photographe français vivant en Égypte depuis onze ans, le dit autrement :

A Tahrir, j’ai photographié l’armée en train de replanter la pelouse. Là, je photographie : ça veut dire que pour les flics, c’est fini. Tout le monde est passé à côté de cette date.

Pour les flics, c’est fini signifie pour le photographe le moment où l’armée prend le relais de la reprise en mains de l’espace public, dont elle apparaît comme la garante. Et le geste symbolique en est la pelouse de la place Tahrir à replanter après les manifestations. Mais Pour les flics, c’est fini signifie paradoxalement aussi que c’est bientôt fini pour les manifestants. Le 17 décembre 2011, l’armée ne replante pas les pelouses, elle brûle les tentes installées sur la place depuis les événements du 25 janvier, en chasse les occupants, leur tire dessus, les poursuit jusqu’au Nil d’où on les verra jetés par-dessus le pont.

3. Clivages religieux et rapports d’inféodation

Mais la violence des pouvoirs militaires divise aussi les pouvoirs religieux, dans un pays qui est le seul pays arabe où les confréries religieuses sont encadrées par l’Etat.
Le vendredi 16 décembre, le cheikh Eman Effat, dignitaire de l’Université al Azhar du Caire, principale autorité sunnite dans le monde, était tué par l’armée en tentant une médiation pour défendre les manifestants qu’elle délogeait violemment. Il était enterré le jour même du 17 décembre, où l’armée finissait de déloger les manifestants et brûlait les tentes sur la place Tahrir. Un mois plus tôt, l’imam d’al-Azhar avait appelé la police à ne pas tirer. Mais, dans le même temps, les Frères musulmans ne prenaient aucune position officielle sur les manifestations et se tenaient hors de la place. A. met à son tour en évidence la duplicité de la position des Frères musulmans :

Cette semaine, en décembre, la fille dénudée par l'armée lors des dernières manifestations devant le Parlement a été la goutte d'eau qui a fait déborder le vase. On touche à l'intouchable : la femme. Frapper une femme et la dénuder en pleine rue a ôté toute légitimité aux militaires. La représentation que les gens se font de l'armée a été anéantie avec la photo, diffusée dans les médias, d'une femme frappée et dénudée par des militaires.
Tous les partis s'activent. Les Frères musulmans ont fait paraître des communiqués disant qu'ils étaient indignés pour cette femme. Mais ce n'est pas pour autant qu'ils sont venus à Tahrir manifester. En revanche, le vendredi, des Imams de Mosquée El Azar du Caire (centre religieux de référence non seulement en Egypte, mais dans le monde arabe) ont fait une marche, femmes et hommes. Les gens ne comprenaient pas comment les Azaris étaient là, et pas les Frères musulmans.
L'image que les gens commencent à se faire des frères musulmans est donc : ne sont-ils pas seulement en train de courir derrière les sièges électoraux et gouvernementaux ? C'était le ressenti des personnes, place Tahrir. L'image des Frères Musulmans prend une nouvelle dimension aux yeux d'une partie des Egyptiens.

Pour les Frères musulmans, la vision de la femme dénudée occulte entièrement celle de l’assassinat d’un dignitaire musulman. La présence sur la place Tahrir peut mériter la mort, mais ne peut en aucun cas légitimer l’offense à la pudeur. Et surtout pas si celle-ci est relayée dans les médias.
De fait, en Égypte, le rapport au religieux en général et à l’islam en particulier est plus que complexe, lié à une histoire ancienne autant qu’à des jeux d’alliance contemporains. Depuis le début de la civilisation égyptienne au IIIème millénaire av. JC, le rapport du pouvoir au clergé a oscillé entre collusion et confrontation. C’est le christianisme byzantin qui a mis fin, au IVème siècle, aux cultes institués successivement par les Pharaons, fondant ainsi l’assise culturelle originelle de la population copte.
Puis la conquête arabe, au VIIème siècle, a instauré des dynasties successives avec des rapports à l’islam différenciés, selon que l’influence était celle de Damas ou de Bagdad. Et c’est le pouvoir de l’Empire ottoman qui s’y est institué à partir du XVème siècle, plaçant l’Égypte dans l’orbite de l’Albanie et de la Turquie ottomane, jusqu’à la deuxième moitié du XIXème siècle.
En 1869, le percement du canal de Suez, provoquant l’endettement du pays à l’égard d’un condominium franco-anglais, a aliéné l’économie égyptienne, mais aussi son pouvoir politique, aux puissances de l’Europe occidentale. Après la première guerre mondiale le Parti de la Délégation (Wafd) visait l’indépendance, obtenue en 1924 ; et quatre ans plus tard, l’Association des Frères musulmans se fondait comme organisation caritative, sur une contestation plus radicale de la présence anglaise.
En 1952, la prise du pouvoir par le Comité des Officiers libres allait donner lieu au geste, symbolique autant qu’économique, de la nationalisation du Canal de Suez en 1956.

4. Le pouvoir copte en position de complicité

Dans ce pouvoir à l’époque dissocié du religieux, la communauté copte (issue des chrétiens byzantins, et donc majoritairement orthodoxes) allait jouer sa partie. Partie qui, pour une large part des instances dirigeantes de la communauté, oscille entre la protestation victimaire et le soutien au pouvoir. Un moment clé en est le marqueur : celui où le pape copte Cyrille VI obtient du pouvoir politique égyptien une reconnaissance de la prééminence du religieux au sein de la communauté copte, dix ans après le coup d’Etat de 1952 :

D’emblée, Cyrille VI s’attela à restaurer l’autorité patriarcale : il obtint notamment de Nasser en 1962 la dissolution du Maglis al-millî (conseil communautaire laïc – rétabli en 1973, mais avec des pouvoirs minimes), se posant ainsi comme le seul leader de la communauté.

Et plus loin :

Le rôle personnel de Cyrille VI (mort en 1971) dans le repositionnement communautaire copte a été capital : regain de ferveur populaire (…) ainsi que – et surtout- les apparitions de la Vierge Marie à Zeitoun, banlieue Nord du Caire, en 1968, prélude à quantité d’autres qui s’échelonneront jusque tout récemment.

Deux éléments nous sont donnés ici : le premier est que le pouvoir chrétien au sein de la communauté copte est littéralement refondé par le soutien du régime militaire. C’est ce régime qui avalise la concentration des pouvoirs qui permet au système de Nasser de limiter le nombre des interlocuteurs communautaires, facilitant ainsi le contrôle d’un groupe minoritaire. Mais favorisant cette concentration, les dirigeants politiques égyptiens mettent aussi l’accent sur son caractère confessionnel. Et renforcent une forme de fondamentalisme chrétien, qui va trouver son illustration dans la propagande mariale telle qu’elle s’exprime de la façon la plus classique : dans la rhétorique des apparitions et de leurs manifestations publiques. Un film récemment sorti de Namir Abdel Messeeh, La Vierge, les coptes et moi, illustre de l’intérieur, et avec beaucoup d’ironie, ce type de provocation à la ferveur populaire.
L’impasse en sera le soutien apporté par les dignitaires coptes aux abus de pouvoir de la présidence égyptienne, au moment où ces abus mêmes sont en train de participer à sa chute :

Le soutien appuyé donné par Chenouda III à Moubarak lors de sa réélection en 2005 (saluée par les cloches des églises du Caire !) a porté à son comble l’irritation des opposants au patriarche.

L’écrivain Alaa El Aswany, dans ses Chroniques de la révolution égyptienne, en propose une analyse. Renvoyant dos à dos les deux types de fondamentalisme, il écrit très sobrement :

La dictature ne protège personne contre l’extrémisme religieux, car l’extrémisme religieux est un des symptômes de la dictature. (…)
Qu’est-ce donc qui protègera les coptes ? Leur protection ne sera assurée que lorsqu’ils se considèreront comme des Égyptiens avant d’être des chrétiens.

Mettant en évidence cette aporie d’un soutien à la tyrannie considéré comme facteur de protection, il ajoute, mentionnant les persécutions contre les coptes :

L’odieux massacre de Nagaa Hamadi ne doit être interprété que d’une seule façon : (…) c’étaient des Égyptiens comme vous et comme moi (…) ils sont nous. Ce n’est pas celui qui a tiré sur eux qui les a tués, c’est un régime corrompu, dictatorial, juché comme un vampire sur la poitrine des Égyptiens. (…)
Ce régime égyptien qui a été incapable de protéger les coptes est celui-là même que l’Église égyptienne soutient de toutes ses forces, au point que le pape Chenouda ainsi que plusieurs autres de ses grands responsables ont déclaré clairement (…) qu’ils accueillaient favorablement le principe de transmission héréditaire du pouvoir du président Moubarak à son fils Gamal (comme si nous étions un élevage de poulets).

Cette complicité des dignitaires coptes avec le pouvoir politique est donc paradoxalement cela même qui expose la population copte aux représailles et à la marginalisation : le repli communautariste, loin d’être un facteur de protection, est au contraire un facteur de risque supplémentaire pour une minorité qu’il expose à la stigmatisation, même si ses soutiens vont, bien au-delà des sphères du pouvoir égyptien … là même où la tête de l’armée égyptienne prend aussi ses ordres, puisqu’une part importante des soutiens du lobby copte sont à Washington. Et pourtant, comme le dit Y., des chrétiens prennent aussi le parti des manifestants, et sont capables de gestes de solidarité avec les musulmans :

Maspéro est le quartier de la télévision où des chrétiens sont venus réclamer le droit d'exister devant les médias. Ils ont été mitraillés par l'armée en septembre. (…)
Il y avait un sit-in à la télévision pour protester : les chrétiens se sont fait mitrailler. Ils ont fait une marche avec les cercueils des gens, depuis la place Ramsès jusqu'ici, où ça a été l'affrontement. Ils ont créé une église sur la place. Les tirs ont été déclenchés contre les chrétiens avant les autres Egyptiens. Mais ce sont des Egyptiens. Pendant les événements de janvier, les chrétiens s'étaient mis autour des musulmans pour les protéger pendant la prière.

C’est donc bel et bien en otage des instrumentalisations du religieux que les populations, minoritaires ou non, sont saisies. Et la reconfiguration d’une problématique politique en revendication théocratique, présente dans l’ensemble du devenir de ce qu’on a appelé « le printemps arabe », s’y joue de façon de façon particulièrement complexe en Égypte.

5. La politique comme pratique de désorientation

Le moment clé semble en être la fin des années soixante-dix, et c’est le tournant des années quatre-vingt qui verra les problématiques religieuses se substituer à celles de la souveraineté politique. 1979 est l’année des accords de Camp-David. Moment emblématique où l’Égypte passe du statut de leader du monde arabe à celui de traître, exclue de la Ligue arabe. Cette reconversion, dont les motivations sont économiques, est pour l’ensemble du peuple égyptien incompréhensible, et pour la classe intellectuelle illisible. Elle participe d’une véritable désorientation politique. Comme l’écrit Sophie Pommier, analyste géopolitique :

La politique étrangère égyptienne n’est plus un facteur de légitimation du régime, au contraire elle se retourne contre lui. A l’inverse de la période nassérienne, elle ne consacre plus la symbiose de l’opinion et des dirigeants, mais plutôt leur profonde divergence.

Cette divergence, symptôme de désorientation politique, et, en quelque sorte de désidentification nationale, se traduit par l’ « Infitah », « ouverture » économique qui engage l’Égypte dans de nouvelles formes de dépendance à l’égard des systèmes financiers internationaux. Avec deux corrélats : la montée de la corruption, et la chute des politiques sociales qui, sous le régime autoritaire de Nasser, avaient malgré tout prévalu.
En octobre 2003, l’écrivain Sonallah Ibrahim, auteur entre autres de Cette odeur-là en 1966, sur l’expérience de la prison sous Nasser, et des Années de Zeth, en 1992, sur l’Égypte corrompue du système Moubarak, refuse en ces termes le prix du roman arabe qui lui est décerné :

Nous n’avons plus d’industrie, d’agriculture, d’hygiène, de justice. La corruption et le pillage règnent partout. Mais quiconque s’oppose s’expose à toutes sortes de vexations, coups et tortures. La minorité exploiteuse a ravi notre âme, le réel est terrifiant. De cet état de choses, l’écrivain ne saurait se détourner. (…) Pour ma part, je ne peux que m’excuser de devoir refuser ce prix, parce qu’il émane d’un gouvernement qui ne jouit pas, à mes yeux, de la crédibilité qui l’autoriserait à le décerner.

Cette « ouverture » des années quatre-vingt, qui exposera le pays, après les années quatre-vingt-dix, aux « préconisations » du Fonds Monétaire International, au sabordage des politiques sociales et aux nouvelles formes de corruption, épouse aussi les formes particulièrement perverses de l’industrie touristique.
Pendant les mois de manifestation, d’insurrection, de dynamique sociale et politique, pas un commerçant du tourisme qui ne discrédite le mouvement, qui ne déplore tout ce qui pourrait contribuer à la « déstabilisation » d’un pays dont les apparences de « stabilité » ne reposent pourtant que sur ce redoutable déséquilibre social décrit par Sonallah Ibrahim. Et le moment emblématique en sera le 2 février 2011, où les chameliers du Caire chargés de faire visiter les pyramides aux touristes, sont envoyés charger les manifestants sur la place Tahrir, faisant plusieurs morts et des centaines de blessés. Un film de la cinéaste Yousry Nasrallah, sorti récemment, Après la bataille, relate cet épisode.
Cavaliers attaquant les manifestants au Caire, ou à l’inverse Bédouins spoliés de leurs terres par les infrastructures touristiques, organisant des attentats contre les touristes dans le Sinaï, l’industrie touristique s’avère non pas un facteur de développement, mais au contraire une poudrière au cœur des tensions qui traversent le pays. Elle accuse les rapports de classe et les conflits au sein du peuple égyptien ; mais elle produit aussi cette forme particulière d’aliénation qu’est l’inféodation au désir étranger.
L’industrie touristique, issue au départ d’une instrumentalisation des découvertes de l’archéologie égyptienne à destination des classes bourgeoises européennes, s’est progressivement tournée vers le public, plus fortuné encore, des émirats et de l’Arabie saoudite, générant de nouvelles formes d’altération écologique, liées à la dépendance économique :

Laboratoire de la libéralisation, le développement touristique a conduit à une privatisation progressive des espaces, mais aussi des infrastructures, pour l’approvisionnement en eau ou l’assainissement par exemple, dans un milieu aux ressources très limitées qui impose de recourir au dessalement de l’eau de mer.

6. Sur la place

En décembre 2011, les abords de Tahrir regorgeaient de rabatteurs prêts à engager la conversation pour une visite de musée, ou à dissuader l’étranger de s’approcher de la place.
Mais sur la place elle-même, deux heures après la charge de l’armée, les fanions de mousse rose des marchands de barbe à papa commençaient à réinvestir l’espace, au-dessus des restes encore fumants des tentes brûlées, slalomant entre les blessés égarés.
Et la place continuait de cristalliser des possibles dans la violence du réel. Dans les jours suivant le 17 décembre, d’énormes blocs de pierre de plus d’un mètre de haut, disposés par les militaires, venaient obstruer la rue qui menait aux ministères. Mais sur place, cette volonté de pétrification n’empêchait pas les groupes de se reformer, les tags, pochoirs et peintures murales de se redéployer, les affichages sauvages de se multiplier.
Parallèlement, les grandes avenues du Caire se pavoisaient d’affiches électorales, comme dans l’affrontement de deux revendications de légitimité. Celle qui prétendait changer le pouvoir par les urnes, et celle qui prétendait le changer par la rue.

Qui pouvait-on rencontrer sur la place Tahrir ? Ces hommes pacifiquement affrontés les uns aux autres dans des débats incessants, en groupes compacts, écoutant un orateur parmi eux ou se donnant la parole. Certains portaient la « zbibah », la tache sur le front qui signifie la régularité de la prière. Une femme en émergeait parfois, parfois même porteuse d’un « niqab », le voile intégral. Hors de ces groupes de débat, souvent perchés sur les barrières, des enfants ou des préadolescents beaucoup plus pauvres et nettement moins prompts à la parole, dépenaillés, prêts à lancer les cailloux, et bien plus susceptibles que d’autres de se faire alpaguer par la police ou l’armée. Aux infos du soir, sur les chaînes de télévision, c’est eux qu’on voyait, le visage tuméfié, sur les photos d’identification diffusées à l’écran. Des figures recommencées, dans leur versant arabe, du Gavroche des Misérables.

Sur des étals, des figures tutélaires de la lutte politique : Che Guevara, Oussama Ben Laden, Marx, Saddam Hussein … ou Hitler, dont la version arabe de Mein Kampf figurait par ailleurs en bonne place dans les rayons d’une librairie du quartier chic de Zamalek. Et dont quelques brochures hagiographiques étaient en vente sur le quai de la gare. Stigmate fort du conflit avec Israël, et de ses apories.
On croisait aussi des figures erratiques, dont Y. donne une interprétation :

Face au mouvement des Frères musulmans, il y a des gauchistes, des activistes, des communistes, qui se retrouvent sur la place et s'engueulent. Il y a beaucoup de vendeurs ambulants : on vend de la drogue et des pillules pour que les gens puissent rester éveillés. Et il y en a de plus en plus qui vendent des drogues pour ne pas dire qu'ils se droguent.
On est sur une scène de théâtre, et on ne sait pas qui est le réalisateur.

Tahrir n’était pas seulement un lieu de manifestation et de répression, c’était aussi un lieu de vie, au sens le plus dynamique, affirmatif et nietzschéen du terme. Et parfois aussi de survie. Les tentes qui ont été brûlées le 17 décembre abritaient des gens qui vivaient là depuis des mois, dont certains y avaient trouvé un refuge communautaire, et attendaient là que quelque chose se passe d’autre qu’une élection manipulée ou truquée. Il fallait continuer d’y vivre, trouver la force d’y rester éveillé pour la lutte, ou d’affronter les agressions qui s’y perpétraient aussi. A la nuit tombante, des feux isolés rassemblaient quelques ados près des blocs de pierre dressés en travers de l’entrée de l’avenue, ou des tentes redressées à la hâte abritaient des images des victimes. Des mômes poussaient des chariots avec des beignets, des blessés s’allongeaient furtivement sous une couverture, près d’un poste de secours clandestin, d’où les rares étrangers étaient vivement chassés.

Mais le jour venu, des manifestations sporadiques se déroulaient, à la mémoire d’un étudiant tué dont la photo venait en tête, ou en protestation d’un nouveau verrouillage. Et une noria de scooters ramenait les blessés. Une vie collective, dérisoire ou tragique, vivifiante ou inquiète, animait cette agora, où le possible d’une énergie multiple et indéterminée, tout à coup cristallisée dans un puissant mouvement de foule, la poussée d’une clameur ou la scansion d’un slogan, s’affrontait au réel immédiatement présent des blocs de pierre, à celui des coups de feu. Ou à celui, plus diffus et plus omniprésent, des formes d’indifférence ou d’hostilité qui habitaient les espaces environnants.
Quand je pose la question à O., impliquée quand elle le peut et comme elle le peut dans cette vie de la place, elle dit :

Quelquefois je joue le rôle de médecin : nous avons un groupe qu’on peut contacter quand on a été atteint par les gaz : c’est juste pour aider les gens. Quelquefois je suis en grève pour protester contre le SCAF . Je n’en suis pas l’organisatrice, mais j’appelle mes amis pour aider, et nous nous organisons.

Et elle ajoute :

On est en train d’essayer de refonder le pays ; mais toutes les institutions sont dans le même état de corruption : santé, éducation, tous les secteurs du gouvernement, toutes les institutions urbaines.
Il nous faut développer les politiques sociales, et pour cela nous avons différentes possibilités. On travaille avec les gens qui sont dans la rue. Mais il y a aussi un vrai mouvement en faveur des droits, qu’il faut faire descendre jusqu’au mouvement de protestation. Si ça marche, on en aura besoin.

Et là apparaît la difficulté majeure de ce mouvement multiple et multipolaire : celle de la fédération. Il y a une somme d’énergie considérable, et un objet de combat manifestement légitime. Mais il y a aussi une dispersion des forces, un corps qui n’a pas trouvé sa tête, fût-elle collégiale, face à une puissance de répression qui, pour déstabilisée et divisée qu’elle soit, a malgré tout encore bien des intérêts communs à défendre.

7. Une grève à Alexandrie

À Alexandrie, l’atmosphère est bien différente. La Grande Bibliothèque est en grève, mais de façon nettement plus organisée, reconnaissable, et, si l’on peut dire, policée. J’ai un entretien avec G., restauratrice de manuscrits de 29 ans rencontrée dans le piquet de grève.
Et son récit commence comme pourraient en commencer bien d’autres :

Un jour, on a reçu un choc : notre patron allait mettre à pied quatorze employés de notre collège, sans renouveler leur contrat. Ils travaillaient depuis onze ans dans l'Institut.
Toute la Bibliothèque s'est lancée sur la place pour dire : "On appelle à ce que nos collègues restent : il n'y a pas de raison pour ne pas renouveler leur contrat".
On a alors lancé cette grève, en disant au patron qu'on ne rentrerait pas travailler s'il ne laissait pas lui-même sa place à quelqu'un d'autre. Il était là depuis dix ans : il est recommandé par la famille de Hosni Moubarak.

Mais elle ajoute ce qui concerne bel et bien l’actualité de toute l’année qui vient de s’écouler, depuis janvier jusqu’à ce 20 décembre 2011 où nous nous rencontrons :

Son soutien politique vient de gens qui ont été laissés en place par la famille Moubarak. Quand la famille Moubarak a été emprisonnée, il y a des personnes "felloul" (fidèles au pouvoir déchu), venues par sa recommandation, qui ont refusé de laisser leur place à quelqu'un de mieux.
Normalement, il faut que le directeur laisse la place parce qu'il est isolé de ses soutiens politiques emprisonnés. Mais ces soutiens politiques ont d'autres soutiens, qui, eux, ne sont pas en prison. Ces "fellouls", qui n'ont pas été changés, continuent à soutenir le directeur : ils jouent le même rôle protecteur que jouait la famille Moubarak.

La cristallisation sur la figure diabolisée de Moubarak occulte, comme toujours, la réalité du pouvoir politique, qui, si redoutablement concentré qu’il soit, ne peut s’exercer qu’en commun, et par des formes, ne fût-ce que clientélistes, de solidarité.
Faire tomber la tête peut être un moyen de préserver le corps. La problématique, engagée ici, des « fellouls », des fidèles demeurés en poste, n’est pas seulement ce à quoi s’affronte le personnel de bibliothèque d’Alexandrie, mais ce à quoi s’affronte le pays tout entier, dans lequel l’armée n’a admis de lâcher le chef que pour pouvoir préserver l’ensemble d’un système structurel auquel elle est, pour ses propres intérêts économiques, extrêmement « fidèle », et qu’aucune considération morale ne l’empêchera de défendre, avec une violence devant laquelle elle n’a jamais reculé autrement que sur ordre.
Mais l’implication de G. dans le mouvement revendicatif est bien différente de celle d’O.. G. n’est pas une militante politique, mais quelqu'un qui a découvert le monde du politique par la revendication syndicale. Toutes deux font bien sûr partie de ce qu’il reste des classes moyennes depuis l’ « Infitah » organisée par Sadate, c'est-à-dire après qu’elles ont été laminées par l’ouverture au libéralisme à laquelle Nasser s’était opposé, permettant ainsi des acquis sociaux qui ont depuis été bradés. Toutes deux sont sur les réseaux Facebook, et participent de ce qu’on appelle un peu vite la « révolution internet », à propos de laquelle G. marque très clairement la différence avec la génération précédente :

La génération de ma mère, si tu leur avais dit qu'il y aurait une révolution, ils ne l'auraient pas cru, même dans mille ans. Ils nous croient superficiels : "Vous ne faites pas quelque chose d'important, vous tchatez sur internet". Pour eux, notre usage d'internet est un mauvais usage, ils croient qu'on n'utilise internet que pour communiquer et aller au cinéma, c'est tout.
Ils ne voient pas l'usage intellectuel ou politique qu'on peut faire d'internet, et ils ont peur.
Ils croient que les étrangers sont dangereux, et peuvent être méchants. Que ce sont des menteurs. Selon eux, on peut parler en face à face, mais pas par internet. Les étrangers peuvent être d'une agence comme le Mossad, donc il ne faut pas dire quelque chose qui concerne le pays.

8. La modernité dans le pilon de la culture religieuse

Mais, alors qu’ O. s’habille à l’occidentale, G., qui a le même âge, et affirme ces positions modernistes sur la fonction politique d’internet, est voilée :

Je ne portais pas le voile jusqu'à l'âge de 25 ans (elle me montre une photographie), et ce n'était pas un problème. Mais tout le monde me croyait chrétienne à cause de mon nom, et je ne voulais pas être prise pour telle. J'ai donc pensé que la seule solution était de porter le voile. Pour un Musulman, il faut prier cinq fois par jour et porter le voile. Mais il faut que tu sois 100% sûre si tu veux le porter ou non. Ma mère ne portait pas de voile jusqu'à l'âge de 39 ans. Peut-être a-t-elle vu qu'il était temps de le porter. Quand tu te sens prête pour porter le voile, il faut le porter. Et on peut décider ensuite de l'enlever.

O. refuse les élections et affirme qu’elles vont à l’encontre de la légitimité populaire. G. a voté pour les Frères musulmans :

Le mouvement libéral n'a pas une expérience de la politique de terrain. Ils n'ont pas eu leur chance d'intervenir en politique. L'armée aime le fauteuil du Président, et ne veut pas le laisser. Elle a deux moyens pour garder le pouvoir : soit par des élections, soit en empêchant une élection du Président. (…)
Les Frères musulmans vont gagner par la religion. Ils n'ont pas de barbe, ils portent des costumes civils. Ce n'est pas la religion qui est leur motivation.

Ce qui devrait jouer contre les Frères musulmans dans l’estime populaire, à savoir précisément l’évidence de leur opportunisme politique, et la manière dont leur engagement religieux est au service d’une visée de pouvoir plutôt que d’une conviction ou d’une volonté de représentation du peuple, semble jouer ici, au contraire, en leur faveur, comme joue en leur faveur leur présence déjà ancienne, depuis 1928, sur l’échiquier politique.
Et de fait, apparaissant comme une alternative rassurante par opposition au fondamentalisme des mouvements salafistes, ils ne remporteront pas seulement la victoire électorale par des truquages, ou des manipulations, telles que le pouvoir les pratique depuis toujours, mais par ce jeu politique de la mesure et de la pondération, qui leur interdit de se montrer dans les manifestations revendicatives, et les fait disparaître de la place Tahrir ou de tout autre lieu de protestation, quand un certain nombre de dignitaires religieux s’y impliquent malgré tout.
Mais en outre, l’ancrage des Frères musulmans, originellement fondé comme un mouvement caritatif, est assuré dans les milieux populaires, où la religion sert désormais, beaucoup plus qu’un combat politique discrédité par les désorientations du pouvoir, de marqueur d’une existence publique. Les textes d’Alaa El Aswany montrent à quel point la piété, et les marques de la dévotion, se sont substituées comme façade sociale à tout sens de la justice ou de la plus élémentaire humanité :

La plupart du temps, les officiers de police qui torturent des innocents, les médecins et les infirmières qui se conduisent mal avec les malades pauvres dans les hôpitaux publics, les fonctionnaires qui falsifient de leurs propres mains les résultats des élections au service du gouvernement et les étudiants qui pratiquent massivement la fraude, sont pieux et observent les obligations religieuses.

Et de fait, son analyse relie la montée en puissance de la dévotion aux conséquences mêmes de la corruption politique :

Avec la montée de la pauvreté causée par la corruption et par la dictature, des millions d’Égyptiens se sont précipités vers les pays du Golfe pour aller y travailler, et ils en sont revenus, quelques années plus tard, avec de l’argent et des idées wahabites. Des secteurs entiers de la société égyptienne ont adopté des coutumes et des comportements saoudiens, qui auparavant, n’étaient absolument pas connus en Égypte, comme le niqab, la barbe, les tuniques blanches ou l’habitude de fermer les magasins à l’heure de la prière ou d’enlever les chaussures à la porte des maisons.

C’est donc la contrainte à l’émigration qui aurait produit l’émergence du fondamentalisme, dans une Égypte dont jusque là la tradition religieuse aurait été modérée. Et dès lors, cette forme spécifique de soumission et d’absence d’esprit critique imposée aux ouvriers exploités en Arabie saoudite, et reconduite par eux-mêmes à leur retour en Égypte, aurait produit de nouvelles formes de discrimination. Celles que l’on voit en effet peser sur les femmes, et dont la première manifestation est souvent, ici plus qu’ailleurs, une violence du regard masculin sur ce que Flora Tristan appelait « la prolétaire du prolétaire » :

Les wahabites ne voient en la femme qu’un réceptacle sexuel, un instrument de tentation, ou un moyen d’avoir des enfants. (…) Cette vision avilissante de la femme lui ôte son humanité et la limite à son statut de femelle.

Le mouvement Kifaya, impulsé au début des années 2000 comme une revendication d’émancipation politique, visait aussi à contrer ce risque. Mais, au sein du processus révolutionnaire égyptien, son poids s’est avéré insuffisamment porteur pour faire contrepoids à la collusion renouvelée du militaire et du religieux.
De fait le marqueur de l’identité religieuse s’est substitué, pour les masses égyptiennes, à celui de la revendication politique, dont il vise à faire un simple objet de manipulation. Le clivage tient donc essentiellement aux formes très profondes de dépolitisation engendrées par le religieux, que le réel mouvement populaire de 2011 ne semble pas avoir eu la puissance d’inverser.

9. Contre les ruines de la solidarité

Le moment du nassérisme, entre les années cinquante et la fin des années soixante, avait compensé l’exercice clairement autoritaire du pouvoir par une véritable politique sociale. Du logement en particulier, mais aussi du travail, de l’éducation et de la santé.
Il avait clairement donné des orientations politiques à une forme de solidarité arabe internationale, et tenu en respect les pouvoirs religieux en affirmant une souveraineté nationale. Issue d’un coup d’Etat militaire, la révolution égyptienne de 1952 avait ainsi été malgré tout porteuse de sens, en termes de politique intérieure autant que de politique extérieure.
A partir des années soixante-dix, l’autorité du pouvoir a été maintenue, mais en se vidant de son sens dans une véritable volte-face en termes de politique extérieure que les accords de Camp-David ont radicalement désorientée. Mais aussi en termes de politique intérieure, où la perte d’une souveraineté nationale récemment acquise a mis un véritable coup d’arrêt aux politiques publiques et aux efforts de progrès social, dans le temps même où le pouvoir religieux revenait sur le devant de la scène.
Et celui-ci a pu s’accaparer la double fonction qu’il n’a cessé d’assumer dans toutes les cultures : orienter la ferveur collective vers les formes de la soumission.
Le régime pris en mains par Moubarak après l’assassinat de Sadate à partir des années quatre-vingt a accentué, par l’état d’urgence décrété à cette occasion et maintenu depuis, l’exercice de l’arbitraire et de la violence politique, la pratique quotidienne et constante des arrestations abusives, de la torture et des exécutions occultes. Mais cette redoutable brutalisation du politique n’a fait qu’accompagner sa désorientation : les pertes des solidarités nationales et internationales, et l’aggravation des clivages sociaux, dont les religieux, par le biais d’un caritatif susbstitué à la reconnaissance du droit, ont ramassé les fruits. Les quartiers-poubelles, les espaces de circulation chaotiques, les structures à l’abandon, sont une marque du paysage des grandes villes, du centre à la périphérie, contrastant avec la largeur des grandes avenues et la solennité des bâtiments.
Mais ces retournements, ces abandons, ces formes progressives de renoncement à l’indépendance, n’ont pas seulement entamé la crédibilité du pouvoir, ils l’ont enfoncé dans la corruption, rompant ainsi tout ce qui pouvait constituer la puissance d’un soutien populaire. Comme l’écrit Bénédicte Florin à propos de la politique du logement :

Les années Nasser ont constitué pour ces catégories (fonctionnaires, ouvriers) un temps où beaucoup d’espoirs étaient permis (…). La rupture et le désengagement des « années Sadate », la paupérisation et le déclassement social des « perdants », plus encore que la dégradation du cadre architectural et de son environnement, ont fait qu’au fil du temps l’identité spécifique des cités populaires, construite et parfois mythifiée a posteriori par les habitants, s’est étiolée.

Sur ces ruines de la solidarité nationale, s’élèvent les ruines de la solidarité internationale, manifestée, dans la ligne désorientante des accords de Camp David, par les collusions avec l’Etat d’Israël, à l’encontre des Palestiniens :

L’Égypte et Israël ont conclu un accord en juin 2005 autorisant la livraison à Israël de gaz naturel égyptien. (…) La très violente offensive israélienne « Plomb durci » de l’hiver 2008-2009 sur Gaza, responsable de nombreuses victimes civiles palestiniennes, n’a pas entraîné de crise durable entre les deux pays, malgré une très forte mobilisation de la population égyptienne.

L’analyse d’Alaa El Aswany relie la dénonciation de ces collusions et désorientations internationales aux revendications portées par le processus révolutionnaire de 2011 : la volonté affirmée par ses participants de retisser les solidarités rompues à tous les niveaux par les effets de la corruption :

La coopération du régime égyptien avec Israël, la fourniture à ce pays de gaz et de ciment, sa participation au blocus de la Palestine par la fermeture du terminal de Rafah, toutes ces politiques répréhensibles et déshonorantes sont condamnées en tout premier lieu par les Égyptiens eux-mêmes, qui manifestent tous les jours en solidarité avec leurs frères en Irak , en Palestine et au Liban.

Car dans les discours des manifestants, comme dans les débats portés sur la place, était présente encore cette relation à l’international portée par les années Nasser, où l’indépendance se jouait non pas dans les affiliations religieuses aux pétrodollars saoudiens, mais dans la position revendiquée d’un projet politique du monde arabe.

Est-il donc possible de faire place à une analyse, entre le romantisme eudémoniste ou tragique de la révolution et les feintes désabusées du conservatisme ? Est-il possible de faire place à un regard sur l’Égypte, entre les diabolisations de l’islam et la soumission religieuse ? Est-il possible de percevoir une dynamique positive dans les contradictions nécessaires d’un mouvement ? Est-il tout simplement légitime de tenter de saisir des forces communes, à l’œuvre dans la pluralité des logiques de pouvoir et de contre-pouvoir ?
Depuis ce travail, une année entière, l’année 2012, s’est écoulée, semblant verrouiller bien des dispositifs que 2011 avait ouverts, ou, à beaucoup en tout cas, donné l’espoir d’ouvrir.
À la question de savoir si ses choix pouvaient la mettre en danger, G. répondait :

Oui. Mais je suis en danger en faisant quelque chose que j'aime, et c'est mieux. Ce qui se passe actuellement en Egypte est positif. Il faut que toute personne témoin de la corruption puisse le dire, on doit dire les choses. Il faut agir, et ne pas toujours laisser les autres faire.
Chaque nuit je pense que demain je vais venir à la grève et voir mes collègues qui ne sont pas là, qu'ils sont venus travailler et que je suis seule. Mais ça n'arrive pas : chaque jour je vois au contraire mes collègues qui sont près de moi, partagent les mêmes opinions et les mêmes idées, et sont devenus des amis.

Ce cauchemar de chaque nuit, que le jour ne viendra pas toujours invalider, c’est celui d’un peuple oscillant sans cesse entre la révolte et la résignation. Une volonté de fierté, soumise aux violences de la corruption ; l'évidence du pouvoir religieux et l’émergence des volontés de transgression : demeurent toutes les tensions dont, au sein de cet espace géopolitique qui lui est propre, mais dans un contexte international qui la reconfigure, l’Égypte, malgré les clivages enfoncés au sein de sa population, est porteuse. Affrontées aux contradictions du pouvoir, les formes de la solidarité y demeurent, réactivées par ce moment d’un possible révolutionnaire dont, là moins qu’ailleurs, tout n’est jamais définitivement joué.