Des voix dans une exposition



Devant Underground Water Road, exposition des photographies de Philippe Bazin, Dunkerque, Château Coquelle, mercredi 30 octobre 2019.
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Il est 18h30, à Dunkerque, sous les hauts plafonds boisés d’un château bourgeois du début du XXème siècle, devenu lieu d’exposition. Une grande salle en est barrée, dans toute sa diagonale, par un long panoramique de bateaux porte-containers de ce début du XXIème siècle, flottant sur l’eau du port de Porto. Deux siècles séparent la construction de cet espace destiné à un douillet confort de classe, de son usage obstrué aujourd’hui par l’irruption horizontale de l’industrie portuaire.

Dans l’angle faisant face à la diagonale, un visage en plan rapproché parle dans une vidéo. Le très beau visage d’une jeune femme noire portant un voile blanc. La veille de ce 30 octobre 2019, le Sénat français a voté l’interdiction du port du voile dans les sorties scolaires. L’avant-veille, un ancien candidat d’extrême droite a commis à Bayonne un attentat meurtrier contre une mosquée.
La jeune femme parle. Elle dit, très posément, dans la langue des Comores, sa fuite éperdue en pirogue, avec ses enfants français, pour échapper au refus qui leur était opposé, par un consul raciste, de reconnaître la validité de leur passeport. Le sous-titre, dans le déroulé de la parole, court sous l’image, de biais face à la grande barre multicolore du porte-container.

Une majestueuse volée d’escaliers mène, dans sa montée, face à la grande affiche qui y est déroulée. D’autres containers en occupent l’image, délavés dans un blanc clinique sur lequel ne ressortent que des numéros en bleu. Ils sont devenus, l’année 2016, des lieux d’hébergement provisoire dans le camp de Calais en passe d’être détruit. À la croisée symétrique que partage la ligne verticale d’un poteau scandé d’un signal d’interdiction, derrière le grillage qui ferme le bas de l’image, un technicien, lourde caméra à l’épaule, filme une femme blanche, tandis que des silhouettes rares et furtives, aux visages bruns, déambulent en arrière-plan.
Du public échelonné dans la montée des marches, une question fuse :

J’ai vu les champs de bataille en Écosse, que vous avez photographiés. Ils ont l’air paisibles, alors que les guerres du passé qui s’y déroulaient les couvraient de sang. Ici, cette blancheur hygiénique, est-ce que ce n’est pas aussi un champ de bataille ?

À l’espace du premier étage, l’entrée ne fait face qu’à des fenêtres aux rideaux tirés. La série des photos du centre de rétention de l’aéroport de Varsovie, prises en 2008, occupe un mur. Une autre image clinique de la violence. Ni sang, ni saleté, ni trace de quoi que ce soit de la réalité des corps. Seulement la géométrie séquencée des murs, des portes, des verrous, des angles nets et des lits superposés, dans les tons beige, crème et bruns, quasi-design, du mobilier de prison.
De l’autre côté, des tons identiquement grisés : ceux des paysages de boue qui constituent les douze images de la série Vider Calais. Une « fresque du mauvais gouvernement » dans laquelle errent les silhouettes dépossédées de ceux qu’on a réduits au silence et à la fuite. Autour, les indices du déploiement policier. Une autre voix s’élève :

Il y a deux jours, j’étais au Cap Gris-Nez pour admirer le paysage magnifique de la Côte d’Opale. Et là, tout à coup, j’ai vu surgir une battue. Des gendarmes, détruisant devant nous les cabanes de pêcheurs à la hache pour poursuivre les migrants ; frappant, brisant les objets, courant après les gens, les jetant à terre. Une véritable chasse à l’homme, qui me hante depuis et que je ne pourrai jamais oublier. Ce paysage que j’aimais m’est devenu irregardable.

Sur le mur d’en face, il y a le diptyque des gilets de sauvetage de Lesbos : une décharge, près de la place de Molyvos, où, sur des centaines de mètres, sont accumulés gilets fluorescents, carcasses de moteurs et canots dégonflés, dans une combe, devant la ligne des collines environnantes. Un scintillement qui renvoie au naufrage, sur le vert de gris des vallonnements. Une autre voix :

Ceux qui sont morts en mer, on n’a pas récupéré leurs gilets.

Au fond de la pièce, de Lesbos aussi, en février 2018, le triptyque de la plage. Le contraire du bleu ensoleillé par lequel les bureaux de tourisme magnifient les plages grecques. Un gris étale, similaire à celui du camp de Calais, d’où émergent à peine quelques silhouettes d’arbres dans le cadrage carré. Sur cette plage, deux ans plus tôt, l’année même où le photographe saisissait les vues de Calais, des milliers de migrants sont soudain venus s’échouer, sous les yeux effarés des habitants et des touristes. Effarés non de la peur des migrants, mais de la violence des politiques qui les poussaient là et prétendaient les en repousser. Sur l’île, beaucoup se sont associés pour leur venir en aide. L’image marque le lieu, dans sa beauté minimale autant que dans sa désolation, comme espace d’une histoire commune. Une autre voix :

Dans les associations, nous n’y arrivons plus : trop à faire, toujours à recommencer, face à des décisions iniques qui ne tiennent aucun compte de la réalité. Nous sommes épuisés, découragés, on a besoin que d’autres viennent nous aider. On est repoussés toujours plus loin, dans des conditions toujours plus dures, et culpabilisés.

Une autre voix :

À La Roya, pour ceux qui viennent en aide, c’est le délit de solidarité : ils sont poursuivis, assignés en justice. Ils ne peuvent même plus tenir leurs engagements associatifs, parce que leur vie est mobilisée dans le travail de leur propre défense. Et pourtant, nous savons tous que ce sont eux qui ont raison.

À côté de la porte que nous allons franchir, il y a le visage d’une autre jeune femme noire, très différente de celle de la vidéo, prise à quinze ans de distance. Dressée dans le cadre, tournée vers son interlocutrice invisible, elle disait ce jour-là l’épopée de sa fuite et sa traversée dans ces canots gonflables dont les restes font l’objet d’une autre image. Et elle participait aux travaux de l’association qui l’avait soutenue. Elle se tient maintenant, par la magie de l’exposition, comme une vigie à la proue de cette salle.
Une autre voix :

Demain matin à six heures, la police doit venir déloger une famille d’origine soudanaise soumise à l’Obligation de Quitter le Territoire Français. Leurs enfants sont scolarisés ici. Nous, de la Ligue des Droits de l’Homme, nous y serons pour tenter de nous y opposer. Voici l’adresse : rejoignez-nous !

Exposer, mais aussi entendre les voix que les images suscitent, et qui les font à leur tour résonner. Créer, dans la distance temporelle des quinze ans qui séparent le panoramique de Porto en 2001 de l’affiche de Calais en 2016, dans celle qui sépare les visages de la jeune Comorienne en 2003 et de la jeune Camerounaise en 2018, dans l’espace qui sépare Calais de Lesbos et Lesbos de Dunkerque, les vibrations multiples et convergentes du dégoût, de la colère et de l’appel aux solidarités. Elles donnent forme, par la simple puissance de l’image, et par ceux qui la regardent, à cette inextricable force qui noue l’esthétique à la revendication vitale d’un espace de vie politique.

© Christiane Vollaire