Singulier, pluriel, multiple : des processus de subjectivation pour une histoire commune


Pour le Colloque International La recherche biographique en situations et en dialogues.Enjeux et perspectives. Vendredi18 octobre 2019 .Maison des Sciences de l'Homme Paris Nord.
----------------------------------
L'expérience de la philosophie de terrain met en évidence le rôle fondateur de l'entretien aussi bien pour le chercheur que pour l'interrogé. Ce dernier n'est en aucun cas l'objet d'une enquête, mais le sujet d'une relation intersubjective. Et cette dernière n'est pas simplement duelle : elle convoque des historicités différentes qui se rejoignent dans l'espace-temps de l'entretien en vue de la construction future d'une histoire commune. Mais pour chacun, cette histoire commune elle-même est une modalité de l'Histoire comme effet de praxis. C'est par elle qu'elle fait sens, et convoque de part et d'autre des processus de réflexivité.
La personne interrogée n'est ni un témoin ni une victime, elle atteste d'une expérience qui, parce qu'elle a été vécue, est de ce fait même pensée pour être transmise, et donne à penser au-delà même de sa propre réflexivité. Michel Foucault écrivait en 1978, présent sur le terrain d'une révolution iranienne qui n'avait pas encore été trahie par ses clercs :

Il y a plus d’idées sur la terre que les intellectuels souvent ne l’imaginent. Et ces idées sont plus actives, plus fortes, plus résistantes et plus passionnées que ce que peuvent en penser les politiques. Il faut assister à la naissance des idées et à l’explosion de leur force : et cela non pas dans les livres qui les énoncent, mais dans les événements dans lesquels elles manifestent leur force, dans les luttes que l’on mène pour les idées, contre ou pour elles .

L'entretien est, pour une large part, le terrain d'émergence de ces idées. Et les publications auxquelles il donne lieu constituent l'espace de leur diffusion. C'est en ce sens que la parole des sujets est un véritable espace de la pensée philosophique, à laquelle elle a pleinement sa part. C'est pourquoi l'expérience qui atteint la part la plus émotionnelle, la plus existentielle d'un sujet, échappe de ce fait même à la question de l'intime. Et c'est par cette échappée qu'elle prend sa forme émancipatrice dans la transmission pour, selon la formule d'Arendt, "échapper aux ruines naturelles du temps".

1. Photographie documentaire et philosophie de terrain

Depuis le tournant des années 2000, je mène, en collaboration avec le photographe Philippe Bazin, un travail associant photographie documentaire et philosophie de terrain. En 1999, il a trouvé ses prémisses dans l’œuvre Femmes militantes des Balkans, qui a pris naissance, juste après la guerre du Kosovo, dans une rencontre organisée par la revue Transeuropéennes entre des femmes issues des différents pays de l’ex-Yougoslavie, militant à l’encontre des politiques nationalistes et xénophobes menées par les pouvoirs respectifs de leurs pays. Pendant le déroulement de la Rencontre, Philippe Bazin a photographié les visages de ces femmes, et j’ai mené de brefs entretiens (un quart d’heure) avec chacune d’elles. Le travail a été présenté dans le numéro de la revue sorti à ce moment-là. Il a ensuite pris la forme d’une exposition qui a circulé dans les Balkans. La forme associe, en damier, trois régimes d’image : les visages des femmes en gros plan, des extraits d’entretien en bilingue français / anglais, des espaces vides qui signifient les disparus, privés d’image et de parole, des guerres fratricides qui viennent de se dérouler. L’œuvre a été présentée au Musée de Tourcoing, et fait partie des collections du Centre National d’Art Contemporain.
En 2008, commence une série de collaborations véritablement conceptualisées comme associant photographie documentaire et philosophie sur le terrain. Et cela suppose de construire la relation collaborative à la fois entre photographie et philosophie, et avec les acteurs de l’histoire que nous interrogeons. Le premier terrain est en Pologne : c’est un travail critique des politiques migratoires, qui prend pour fondement des entretiens avec les personnes en situation de migration dans les centres d’hébergement et de rétention, à travers tout le pays. Il trouvera sa forme dans un livre contrapuntique, Le Milieu de nulle part, publié en 2012 aux éditions Créaphis, qui alterne trois chapitres du travail philosophique issu des entretiens et trois cahiers photos présentant les lieux, hors de la présence des personnes.
En 2011, le terrain est en Égypte, autour du mouvement révolutionnaire qui est en train de se jouer au Caire et à Alexandrie. Le travail prendra la forme d’un article publié dans la revue Outis n° 3 : En Égypte : un possible entre les réels.
En 2012, le terrain est au Chili, associant une critique des politiques mémorielles à un travail sur les politiques du logement, mené en collaboration avec le mouvement des Pobladores. Il donnera lieu, sur le premier versant, à un article dans la revue Outis n° 3, Vies parallèles au Chili : le souffle du futur. Et sur le second versant, à un texte commun co-écrit avec Philippe Bazin, Photographie documentaire et philosophie de terrain : un travail au Chili, en cours de publication dans l’ouvrage collectif Penser l’urbain par l’image.
En 2013, le terrain est en Turquie, autour des protestations du parc Gezi à Istanbul, liées à la gentrification et à la corruption politique. Il prendra la forme d’entretiens publiés dans la revue Outis n° 5 : Politique d’urbanisation et dynamique de revendication (entretien avec Betül Tanbay) et Créer un mouvement (entretien avec les fondateurs du mouvement des Verts Yeçiller). Les photos seront publiées dans le n° 87 de la revue Chimères « Politiques de la communauté », paru en avril 2016.
En 2014, le terrain est en Bulgarie, autour des immolations qui ont accompagné le grand mouvement de protestation de l’année précédente, contre la corruption politique. Il prendra la forme d’une projection parlée, Terre brûlée, qui sera présentée à l’École des Sciences politiques (Lyon), en École d’art (Marseille), au cinéma (Dijon), aussi bien que dans des lieux alternatifs.
En 2016, le terrain est dans les camps de réfugiés du Nord de la France (Calais, Grande-Synthe, Norrent-Fontes), autour de la question de l’encampement et du refuge. Il prendra la forme d’un texte, Les Enclaves post-coloniales dans l’ouvrage collectif Décamper, puis d’une publication texte-images, Vider Calais, qui vient de paraître en 2019 à l’occasion de l’exposition de Philippe Bazin Undergroud Water Road en cours à Dunkerque jusqu’en décembre 2019.
En 2017-2018, le terrain est en Grèce, autour de la question des Solidarités. Il s’organise en quatre moments : été 2017 (Thessalonique et Athènes), février 2018 (Lesbos), avril 2018 (Ikaria), été 2018 (Épire, Macédoine occidentale, Patras). Il aborde à la fois les mouvements et associations qui se créent pour affronter la destruction des politiques de santé publique et des politiques sociales par l’intervention des banques européennes, et ceux qui se créent pour manifester soutien et solidarité envers les migrants et réfugiés. Et pour cela, une partie du travail questionne aussi l’histoire récente de la Grèce du XXème siècle et les enjeux politiques qui s’y nouent dans l’actualité contemporaine. Ce dernier travail fait, en partie, l’objet d’une exposition commune, Qui est nous ? dont le premier étage est consacré à un aspect de ce travail sur la Grèce, alternant des portraits d’entretien faits par Philippe Bazin pendant le temps de l’échange, et des extraits d’entretiens qui s’y intercalent, au même format carré, sur le mur. L’ouvrage Solidarités en Grèce, qui rend compte de l’ensemble de ce terrain, est en cours de préparation.

2. Politiques solidaires et politiques policières

Cette nécessaire mise en forme du discours et de l’image, ensemble ou séparément, si elle nécessite une reconfiguration du dispositif d’entretien, ne doit pas pour autant en devenir une trahison. C’est pourquoi, en amont, elle est précédée de la manière dont on se présente aux personnes dont on va solliciter la parole. Nous ne sommes ni l’un ni l’autre journaliste (ce qui est la manière ordinaire dont les personnes ont connaissance du rapport au texte ou à l’image). Et je ne suis pas non plus une représentante de l’administration qui mènerait l’entretien en vue de juger de leur aptitude à recevoir un bénéfice, une aide ou des papiers.
Il ne s'agit donc nullement, par l'entretien, d'entrer dans un "régime de l'aveu" tel que le dénonce Foucault à travers les procédures inquisitoriales de la confession, mais au contraire de mettre en évidence la dissociation entre ce qui doit être mis à distance et laissé à la part de mystère du sujet et à son intériorité, à laquelle nulle publication ni transmission ne saurait avoir accès ; et ce qui doit être transmis et partagé pour faire histoire. Car de fait, s'il doit y avoir ce que Howard Zinn appelle une "Histoire populaire", elle ne peut se faire qu'à partir de la parole de ses acteurs, qui en constitue la trame et l'écriture, et permet de lui donner sens.
C'est à convoquer ces rencontres, les actions collectives qu'elles portent et les revendications qu'elles incarnent, que je souhaite m'attacher ici, en montrant que cette pluralité ne se convoque qu'à partir de la singularité de ses acteurs, de ce qui résonne en chacun comme une réflexivité spécifique prenant conscience à la fois de ce qu'elle doit à son expérience propre, et de la façon dont cette expérience ne peut exister en tant que telle que parce qu'elle rencontre des combats communs et s'en nourrit. Une telle histoire est nécessairement politique, au sens que Rancière donne à ce mot comme "revendication d'une part des sans-part". Pour cette raison même, elle s'affronte à cet autre sens du politique qu'il dénonce : celui de l'abus de pouvoir et de la violence policière. Ainsi donne-t-il, dans La Mésentente publié en 1995, une place spécifique à la parole, même si lui-même n’en déduit pas ce que j’ai choisi d’appeler une « politique de l’entretien » :

L’activité politique est celle qui déplace un corps du lieu qui lui était assigné ou change la destination d’un lieu ; elle fait voir ce qui n’avait pas lieu d’être vu, fait entendre un discours là où seul le bruit avait son lieu, fait entendre comme discours ce qui n’était entendu que comme bruit. Ce peut être l’activité des plébéiens de Ballanche qui font usage d’une parole qu’ils n’ « ont » pas. Ce peut être celle de ces ouvriers du XIXème siècle qui mettent en raisons collectives des relations de travail qui ne relèvent que d’une infinité de rapports individuels privés. Ou encore celle de ces manifestants ou barricades qui littéralement en « espace public » les voies de communication urbaines .

En ce sens, à l’origine des « portraits d’entretien » faits par Philippe Bazin, il y a précisément cette émergence du discours derrière le bruit, c'est-à-dire ce dont il a été témoin lorsqu’il y assistait d’abord sans appareil photo : la mutation des visages au cours de l’échange. Cette forme d’inquiétude initiale, puis de détente et de mobilisation du sujet sur sa propre pensée, sur la manière de la transmettre et de la faire vivre. Et par là, bien souvent, de prendre conscience lui-même de sa propre force et d’une dynamique conceptuelle dont il est l’auteur.
L’entretien ne vise pas à obtenir des informations, mais à entretenir chez l’interlocuteur la conviction d’une dimension partageable de son expérience et de sa pensée, parce qu’elles s’inscrivent dans une histoire politique qui nous est commune et que nous avons à penser sur le mode du collectif, quelle que soit la dimension singulière de la force d’une pensée. Mes interlocuteurs savent que je vais, de ces objets de réflexion, faire nécessairement autre chose que ce qu’ils m’en ont dit, parce qu’un livre, un article, une projection parlée ou une exposition portent tout autre chose que la matière brute de la parole.

3. Incarnation et devenir-texte d’une subjectivation politique

Mais l’idée est que cette « matière brute » est déjà elle-même le résultat d’un processus d’élaboration intérieure liée à l’expérience et à a nécessité d’affronter un vécu violent. La violence, telle qu’elle est réélaborée come objet de l’entretien, n’est nullement ce qui détruit un sujet, mais au contraire ce qui l’éprouve au point de devenir le matériau d’une réélaboration qui est l’un des modes de la résistance. Et, dans tous les cas, celui qui parle est bien conscient que ce dont il parle est tout autant une expérience singulière qu’une expérience partagée par d’autres.
Ce dont il s’agit au final, c’est donc bien de la façon dont la subjectivation politique s’incarne dans une forme esthétique comme espace de représentation de la parole et de la pensée. Et dont la série des images donne au singulier non seulement sa dimension plurielle et collective, mais la force innombrable du multiple et de ce que Toni Négri désigne comme « multitude ». Une parole vit ainsi bien au-delà de la rencontre qui l’a suscitée, dans les formes de sa publication, de sa diffusion, de son exposition, qui vont la transformer en objet de pensée pour d’autres et en diffuser la puissance réflexive. C’est à cette aventure, qui n’appartient plus ni au locuteur initial ni même à ceux qui s’en sont faits les relais, les interprètes et les reconfigurateurs par leur travail de recherche et de création, que nous convie le geste décisif de la publication. Paul Ricoeur avait abordé, dans ses Essais d’herméneutique, en 1986, ce qu’offre aux reconfigurations futures ce dégagement du discours de l’emprise de son auteur par la pérennisation de l’écriture :

Grâce à l’écriture, le discours acquiert une triple autonomie sémantique : par rapport à l’intention du locuteur, à la réception de l’auditoire primitif, aux circonstances économiques, sociales, culturelles, de sa produciton. C’est en ce sens que l’écrit s’arrache aux limites du dialogue face à face et devient la condition du devenir-texte du discours .

Ce devenir-texte, tout comme le devenir-image, s’affirment alors précisément comme la façon la plus forte d’échapper non seulement aux ruines naturelles du temps, mais aux ruines intentionnellement produites par des pouvoirs destructeurs.
Ainsi, du côté des acteurs de l'exil dans ce contemporain des mouvements migratoires, comme du côté des mouvements de revendication populaires, la parole des sujets, le vécu de leurs pratiques et de leurs interrogations, comme espace d'échange et de transmission dans l'entretien, sont un véritable lieu de la pensée philosophique contemporaine, dont l'entretien devient l'une des modalités. En ce sens, c'est aussi d'une réesthétisation des sujets que procède cette démarche, les inscrivant dans une sorte d'épopée contemporaine des solidarités : l'émergence des récits de soi au niveau micropolitique devient alors la condition même d'une réémergence possible, à nouveaux frais et en un sens renouvelé, des "grands récits" au niveau macroplitique.