Des implicites politiques de la violence



Pour Le Sujet dans la cité
N° 9 « Raconter / Se raconter. Dits et non-dits du récit de soi »
Septembre 2018
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Sur l’île de Lesbos, en février 2018, on est à l’entrepôt de l’association Attika, non loin du sinistre camp de réfugiés de Moria. On y mène, le photographe Philippe Bazin et moi, un travail conjoint de philosophie de terrain et de photographie documentaire. Les réfugiés n’y sont nullement des assistés passifs, ils contribuent au travail de solidarité de l’organisation et sont donc en train, avec les volontaires de diverses nationalités, de ranger l’entrepôt et d’y organiser l’espace pour l’arrivée de divers matériaux. Plusieurs d’entre eux, ayant fui des territoires anciennement colonisés par la France, sont francophones. L. vient du Cameroun. Elle accepte d’interrompre son travail pour un entretien et sort sous l’immense auvent abrité du soleil, où des palettes sont installées en sièges.
Je n’ai pas le temps de me présenter, de dire l’objet de mon travail ou de l’interroger : elle commence à parler et ne s’arrêtera que près de deux heures plus tard. Le récit commence trois ans plus tôt, dans un hôtel de Yaoundé où elle est réceptionniste, et s’achève au temps et au lieu où nous sommes. Pour ma part, je souhaitais m’informer sur les conditions d’accueil, le regard qu’elle porte sur les politiques migratoires et son passage du statut de demandeuse d’asile à celui de volontaire auprès des autres migrants. Je souhaitais également l’interroger sur les conditions économiques et politiques qui l’ont poussée à quitter son pays. Elle me livre le récit d’une odyssée qui commence dans le huis-clos de l’appartement où elle est séquestrée. Et les points sur lesquels elle souhaite insister sont ceux des multiples maltraitances qui ont fait d’elle – femme énergique, travaillant dans le tourisme, parlant anglais et s’occupant seule de sa fille depuis la mort de son mari – un sujet qui ne doit plus se définir que par sa vulnérabilité.
Quelle part du récit relève de ce qu’une étrangère est supposée entendre ? Quelle part s’adresse aux administrations qui peuvent reconnaître son statut ? Quelle part s’adresse aux organismes qui peuvent la conseiller ou l’orienter ? Quelle part s’adresse à ceux qui peuvent l’aider matériellement ou la secourir physiquement ? Quel écho attend-elle ? Quel soutien requiert-elle ? Quelle part du discours s’apparente à ce qu’une femme peut dire à une autre ? Quelle part relève de son intention et de son contrôle ? Quelle part lui échappe ? Quelles multiples fonctions dois-je assumer face à elle ? Quelle position me prête-t-elle ? Qu’attend-elle de moi ? Ou ne peut-elle justement me parler que parce qu’elle n’en attend rien ? Le temps du récit lui-même, pendant lequel sa parole s’écoule sans interruption, se prêtera de façon kaléidoscopique à ces multiples interprétations possibles de nos positions réciproques.

1. Les tenants politiques d’une affaire privée

L. a une relation sérieuse avec un client de l’hôtel dont elle est réceptionniste. Il l’invite à venir rencontrer sa famille dans le Nord du pays, dans la perspective d’un mariage. Elle y va, se retrouve enceinte pendant qu’elle y est et devient alors, parce qu’elle « porte le sang » de cette famille, l’objet de leur appropriation. L’homme, sa mère, ses frères et sœurs, refusent de la laisser repartir et deviennent alors ses geôliers. Face à sa colère et à ses refus, ils deviennent aussi ses bourreaux, la battant, l’humiliant, lui infligeant des sévices au point qu’elle finit par faire une fausse-couche. Là, ayant cessé d’être instrument de la reproduction familiale, elle est punie en étant livrée à un autre service : elle devient la proie sexuelle des amis de l’homme.
L. raconte ses supplications, ses négociations, ses menaces de suicide. Le moment où la famille est contrainte de l’amener à l’hôpital, et la terrorise pour qu’elle ne réponde pas aux questions du personnel. Puis, après un an et quelques mois, la surveillance se relâche et elle profite d’un espace de temps où l’homme est parti en réunion pour lui voler de l’argent et s’enfuir. L’homme qui l’a séquestrée est influent, commerçant et militant du parti au pouvoir – le Rassemblement Démocratique du Peuple Camerounais, dirigé par le Président Paul Biya. Elle sait qu’elle ne pourra pas rester au Cameroun sans s’exposer aux rétorsions.

Dans le pays d’origine, on est passé de la violence d’un homme à celle de sa famille, la grossesse offrant prétexte à faire du corps de la femme un objet univoque d’appropriation du groupe au motif des liens du sang, devenus véritablement des liens sanguinaires. L., très intentionnellement, ne dit que ce dont elle peut attester : les violences, dont elle porte encore les traces physiques (elle me montre l’énorme cicatrice sur sa jambe droite). Déjà, les exactions subies ne relevaient pas du simple fait divers, elles entraient dans le déroulé social de l’assujettissement du corps féminin, réduit à être objet sexuel ou instrument de reproduction. L’inscription contextuelle gagnait encore en ampleur par l’énoncé de la position sociale du bourreau, assuré de l’impunité par ses liens politiques avec le pouvoir.
Mais, dans ce contexte, le simple fait que le coupable ne puisse pas être puni signifie que c’est nécessairement la victime qui va l’être, pour avoir parlé. La violence est indéniable dès lors qu’elle est montrée, et rien ne peut la justifier, pas même l’argument familialiste des liens du sang sur lequel elle prétend reposer. Ce qui est donc impératif pour l’impunité du coupable, c’est que cette vérité-là ne soit pas dite. Et l’assignation au silence ne peut se faire que par la menace. La menace de mort fonctionne pour intimider la victime et la faire taire, mais la menace de suicide fonctionne pour intimider le bourreau, parce qu’elle est en mesure de faire exploser une vérité qu’il ne peut pas assumer :

Ils m’ont attachée, bastonnée, je suis tombée évanouie sous les coups de sa mère, son frère et lui. Je me suis retrouvée à l’hôpital. Le lendemain, l’infirmière est venue me questionner. Quand j’ai voulu parler, il est venu et m’en a empêchée en disant que c’était un problème familial. (…) Quand on est rentrés à la maison, j’ai commencé à saigner abondamment. J’étais fragile. Ils ont fait une réunion pour me payer le transport, pour que je puisse partir. En disant que si je les dénonçais, ils me retrouveraient, parce qu’il était militant du parti au pouvoir. (…) Ils ont dit qu’ils pouvaient me retrouver n’importe où.

C’est sur ce jeu de l’équilibre des menaces que L. a tenté de s’appuyer. Et son récit joue non pas sur sa simple position de dominée, mais sur l’implicite des rapports de pouvoir, dans une sorte d’équilibre de la terreur, dont son corps est l’enjeu, mais que son esprit parvient à maîtriser. Et au final, par des prodiges de sang-froid, de patience et de ruse, elle finira par remporter la partie contre un adversaire pourtant bien plus fort, plus nombreux et plus puissants qu’elle.
Car ce qui est derrière cette violence privée, c’est la réalité d’un pouvoir public : la tyrannie politique de Paul Biya, au pouvoir depuis trente-cinq ans au Cameroun. Voici en quels termes Saïd Bouamama, auteur de Figures de la révolution africaine, décrit la genèse de ce pouvoir, à partir de l’assassinat, par l’armée française, du leader de la résistance camerounaise, Ruben Um Nyobé, juste avant la déclaration d’indépendance :

Um Nyobé n’abandonne pas l’idée que le droit international est une arme de combat.
Il sera finalement assassiné non loin de son village natal, le 13 septembre 1958, par une patrouille française. Quelques jours plus tard, la France annonce qu’elle prépare l’indépendance du Cameroun. Le 1er janvier 1960, une telle « indépendance » est proclamée par Ahmadou Ahidjo. Lequel à la tête d’une dictature implacable bénéficiant du soutien indéfectible de Paris, dirigera le pays d’une main de fer pendant plus de vingt ans.

Paul Biya est le successeur direct de ce président mis en place par l’ancienne puissance coloniale française. Et le non-dit du récit de L. se tient aussi dans cette macropolitique, histoire politique publique dont les exactions permettent précisément de couvrir celles de la micropolitique privée. L. n’est ni une militante ni une opposante, mais son histoire atteste bel et bien des effets privés de l’impunité publique. Et des collusions que cette impunité suppose sur les territoires mêmes des puissances coloniales auprès desquelles, en Europe, elle cherchera refuge.
Sur place, le contexte est rendu plus complexe encore par les appartenances différentes de la jeune femme et de son geôlier. Elle est originaire du Sud du Cameroun, lui du Nord. Or dans le Cameroun de la Traite – avant même qu’il ne passe sous domination allemande au XIXème siècle, puis lui soit enlevé par la défaite de 1918 – le Sud a été acculturé par le christianisme, tandis que le Nord l’a été par l’islam. Et les effets de déstabilisation des forces dites de Boko-Haram sont venus encore y brouiller les pistes. La volonté d’appropriation du corps de L. passait donc aussi par une tentative d’acculturation. Et elle est le symptôme d’une violence endémique :

Il y avait des assassinats à tout moment au Cameroun. C’était le cas pour sa fille d’une amie, qu’on a tuée comme ça dans le même quartier où j’habitais. On ne savait pas qui commandait ça. Ma tante m’a dit de ne pas revenir, mais de me protéger.

2. Les effets individuels d’une traite globalisée

Mais, dès l’évasion de la maison où elle est séquestrée, c’est une autre scène qui s’ouvre : la fuite au Tchad, l’hôtelier belge qui contacte un passeur malien en Turquie. Le récit, déjà ouvert aux abus de la Françafrique post-coloniale et aux tensions issues de la Traite, s’internationalise en même temps que le parcours. Et l’ancienne histoire de la Traite, issue du XVIIème siècle, prend elle-même une autre forme :

Ils m’ont fait un faux passeport. Je suis arrivée en Turquie, un monsieur est venu me chercher à Istanbul. Il m’a emmenée au quartier d’Aksaray. Il avait chez lui des Nigériennes des Gabonaises, des camerounaises : il hébergeait les filles, mais c’était la prostitution qu’il fallait faire.

Elle décrit ainsi le chantage aux papiers et l’organisation méticuleuse du travail contraint, en des termes qui ne relèvent nullement de l’improvisation, mais d’une structuration de long terme :

Après deux semaines, il a dit qu’on pouvait aller à l’extérieur de la maison avec d’autres filles qui devaient nous surveiller. Elles étaient aussi bloquées, parce qu’elles n’avaient pas de papiers. Harcèlement, chantage, tu ne comprends rien de ce qu’on dit. Tu ne peux pas aller à la police, tu es traumatisée. J’étais obligée d’aller chercher des clients. Dès que tu es placée à Aksaray, les Turcs savent que c’est pour la prostitution. Le patron et les autres te regardent travailler. On ne pouvait pas fuir, ils nous suivaient. Ils louaient une grande maison avec des chambres, c’était dégoûtant. J’essayais de regarder où les routes allaient. Si on revenait sans client, ils nous tapaient et disaient que s on ne revenait pas avec les clients, on ne sortirait pas de là. Il voulait faire son business.

Les lieux en sont connus et répertoriés, et le circuit par lequel une femme passe du lieu de séquestration qu’elle a fui à l’adresse que lui donne un motard inconnu qui a favorisé sa fuite, dans un hôtel tchadien tenu par un Belge, puis dans un aéroport turc où elle est récupérée avec de faux papiers par un réseau de proxénétisme, semble de toute évidence parfaitement repérable, dans l’espace comme dans le temps. Que cela conduise non pas à mettre en accusation ces réseaux, faciles à repérer dans les quartiers où ils opèrent, mais à placer sous contrôle et à persécuter leurs victimes ans l’espace de Schengen, devrait interroger sur ce que sont les politiques migratoires européennes. Non pas seulement dans leur absurdité, mais dans l’évidence de la collusion des technocraties dirigeantes avec les réseaux mafieux dont elles alimentent la traite sous l’appellation de « quotas ».

L. qui réussit, dans ce contexte sordide, à demeurer en permanence aux aguets, repère une femme à qui elle va demander sa complicité pour quitter ce quartier d’Aksaray, où elle est réduite à l’asservissement. Elle va l’aider à tenir un restaurant africain dans un autre quartier d’Istanbul. Et de là, cherchant du travail, elle sera conduite dans un autre quartier, celui de Meydani, où se tiennent les ateliers textiles :

Je suis alors partie avec des camerounais travailler à Meydani (autre quartier d’Istanbul, avec les usines textiles). J’ai commencé à bosser à l’usine textile de 7h à 20h, pour couper les fils des vêtements, sans s’asseoir, en étant rapide. Au moment du Ramadan, on a arrêté le travail. C’était un « tchabou » (travail vite-vite). Si tu ne vas pas vite, le patron te tape sur la tête. Quand tu le vois venir, tu es obligée de te blesser tellement tu as peur. Il te dit que si tu ne vas pas vite, il va te chasser. On ne mange pas de la journée. Chaque semaine, il te dit qu’il va te payer seulement dans deux semaines. C’était trop dur, on dormait parfois à cinq ou six dans une chambre, sur des matelas au sol. On n’a pas de papiers on ne peut pas payer de maison, on est obligés de s’entasser dans les chambres. Tu n’es pas payée, obligée d’attendre. J’ai fait cinq « tchabous ».

Un autre monde s’ouvre, qui, si l’on était sourd et aveugle à ce qui nous environne, pourrait sembler droit sorti du XIXème siècle : celui de l’Angleterre des romans de Dickens ou de la France des Misérables de Hugo. Mais cette internationale de l’exploitation du travail n’est ni seulement d’hier, ni seulement de la Turquie. Tous les réfugiés attestent de sa réalité, et de la permanence de l’esclavage contemporain au-delà de son abolition juridique. Le travail « vite-vite », dont le ralentissement est sanctionné par les coups, où la réalité de la fatigue du corps n’a pas de statut et ne donne lieu à aucune reconnaissance, y est précisément l’horizon du sabordage actuel du droit du travail. Si l’on accepte l’esclavage pour échapper à la mort, ou des conditions dégradées pour échapper au chômage, le « tchabou » est alors l’ambition même du taylorisme, de cette mécanisation impossible et absurde du corps qui n’est destinée qu’à maintenir dans l’assujettissement. Les lettres de Simone Weil, adressées à l’ingénieur qui lui avait permis d’entrer aux usines Alsthom pour faire l’expérience du monde ouvrier, en attestaient déjà dans les années trente :

Si je vous dis, par exemple, que le premier choc de cette vie d’ouvrière a fait de moi pendant un certain temps une espèce de bête de somme, que j’ai retrouvé peu à peu le sentiment de ma dignité seulement au prix d’efforts quotidiens et de souffrances mentales épuisantes, vous êtes en droit de conclure que c’est moi qui manque de fermeté. D’autre part, si je me taisais – ce que j’aimerais bien mieux – à quoi servirait que j’aie fait cette expérience ?

J’appelle humaine toute discipline qui fait appel dans une large mesure à la bonne volonté, à l’énergie et à l’intelligence de celui qui obéit. Je suis entrée à l’usine avec une bonne volonté ridicule, et je me suis aperçue assez vite que rien n’était plus déplacé. On ne faisait appel en moi qu’à ce qu’on pouvait obtenir par la contrainte la plus brutale.

Mais ici, on n’est plus même dans le monde déclaré du travail ouvrier, où demeure au moins la possibilité d’une rébellion ou d’une grève. On est dans le monde du travail clandestin, qui a clairement relayé la pratique de l’esclavage quand ce dernier a été aboli. Et la clandestinisation des migrants est précisément ce qui autorise cette continuité, dans l’invisibilité des sous-sols de toutes les métropoles. Régulièrement à Paris même, la découverte d’un atelier clandestin, qu’on s’empresse officiellement de fermer, passe en rubrique faits-divers, comme s’il s’agissait d’une sorte de verrue sans conséquence. Et régulièrement, de grandes chaînes de magasins sont accusées de devoir à cette pratique l’accessibilité de leurs prix de vente. Une économie souterraine du travail contraint, une histoire du commerce international et de la dégradation du travail ouvrier, la dimension réticulaire des effets de délocalisation, se lisent derrière le récit d’une vie de « tchabou ». Mais on y lit aussi les analyses que donne Hannah Arendt de la question des droits de l'homme :

Aucun paradoxe de la politique contemporaine ne dégage une ironie plus poignante que ce fossé entre les efforts des idéalistes bien intentionnés, qui s’entêtent à considérer comme « inaliénables » ces droits humains dont ne jouissent que les citoyens des pays les plus prospères et les plus civilisés, et la situation des sans-droit.

3. De la privation des droits au droit de cuissage

Ce que ce texte met évidence, c’est que la rhétorique de la reconnaissance des droits va de pair avec la réalité des sans-droits, comme la reconnaissance des États-nations a accompagné le programme de la colonisation. Un effet de symétrie se joue, et produit un effet de miroir et de mise en abîme dans le récit de L. L’histoire se passe dans un quartier d’Istanbul, pendant l’année 2016. Le 18 mars 2016, l’accord entre l’Union Européenne et la Turquie établissait que six milliards d’euros seraient versés à cette dernière pour que des réfugiés puissent être refoulés du territoire européen vers l’intérieur des frontières turques : l’UE se déchargeait sur la Turquie de la tâche de « contenir les flux migratoires », c'est-à-dire de maintenir sur son territoire des migrants qui n’étaient ainsi plus autorisés à franchir les frontières de l’espace de Schengen. L. était l’une de ces milliers de réfugiés, brutalement pris dans la nasse d’un pays où ils ne souhaitaient pas rester, saisis dans les circuits d’une clandestinisation violente et assignés au travail forcé. C’est bien cette ironie du droit international, assignant les sans droits à le rester plutôt que de leur ouvrir des droits, et les faisant disparaître dans les méandres de l’invisibilité sociale, qu’Arendt dénonçait en 1951, ayant été assignée elle-même, dix ans plus tôt, à cette position mortifère en tentant de fuir le nazisme dans l’Europe des accords de Munich. Le suicide de son ami Walter Benjamin, à la frontière vers l’Espagne dont la France de Vichy lui refusait le passage, n’avait pas d’autre motif.

Mais le récit de L. se poursuit, faisant remonter à la surface cette évidence que l’esclavage, à un niveau ou à un autre, renvoie, immanquablement et sans échappatoire, à l’asservissement sexuel, qui est l’ultime captation du corps :

Je suis allée dans un atelier où l’on faisait des pantalons. Il passait son temps à nous proposer de faire l’amour pour donner l’argent. Il menaçait de nous chasser. On travaillait, et il nous harcelait pour faire le sexe. Il passe, te touche partout, et il m’a obligée. Les autres femmes dans le « tchabou » essayaient d’avoir de l’argent pour payer les passeurs. On était harcelées et obligées de céder. Mais quand on cédait, il pouvait parfois ajouter cent livres. Ça pouvait faire 700 livres, et, changé en euros, permettre de payer le transport pour aller en Grèce. On ne pouvait pas rentrer chez soi, c’était le seul chemin. On n’avait pas le choix, on était obligées de le faire. Il te donnait rendez-vous dans un hôtel ou au bureau. Et quand on venait chercher l’argent, en le faisant, on pouvait avoir 150 livres. C’est comme ça qu’on a payé notre connexion.

Là où il n’y a ni contrat ni déclaration, là où l’activité laborieuse est entièrement contrainte, sans être soumise au moindre droit, c’est le « droit de cuissage » qui va conditionner le paiement du travail. Les ouvrières ne sont pas des prostituées ; elles ont même souvent, comme L., accepté ce travail pour échapper à la prostitution. Mais elles vont devoir se prostituer pour obtenir la simple rémunération de la tâche accomplie. Et de ce point de vue, il n’y a pas de corps considéré comme subalterne qui ne soit exposé à s’utiliser lui-même comme monnaie d’échange. Ce n’est pas seulement qu’il ne possède rien d’autre à échanger, mais c’est en outre qu’il a perdu sa valeur symbolique de sujet pour n’être plus réduit qu’à sa réalité physique d’objet. Et que de ce fait, le travail du sujet, même le plus réel, est déconsidéré par l’absence de reconnaissance sociale. Bien des femmes migrantes noires diront à quel point la couleur de leur peau est, aux yeux de la population mâle environnante, le motif de leur réduction à la fonction sexuelle. Et pour beaucoup, c’est l’origine du mépris souverain dont elles sont animées à l’égard de leurs prédateurs.
Et, comme le dit L., « c’est comme ça qu’on a payé la commission du passeur ».

Elle décrit une première tentative de passage vers la Grèce, qui échoue par l’irruption de la police avant l’arrivée au bateau. Les migrants sont envoyés en prison pour quinze jours. Une deuxième tentative échoue à nouveau, le chauffeur est tué dans sa fuite et les migrants remis en prison pour un mois. Puis une troisième :

À Tchana Kali, le 2 janvier, on a dormi dans la brousse des oliviers en plein hiver. On a gonflé un canot, on nous a mis tous les quatre à l’intérieur. Les Turcs ont dit : « Allez tout droit !» On était rien que nous, rien que des Noirs. On nous a dit : « Le guidon, c’est comme ça, tu vas tout droit ». Le moteur a lâché au milieu de l’eau. Le vent nous poussait, les gens pleuraient et criaient. On a vu un bateau avec un drapeau différent du turc. Le bateau a dit : « Restez tranquilles, on a vous sauver de l’eau !». On avait de l’eau jusqu’aux cuisses, ça s’affaissait.
Après vingt-cinq minutes, le grand bonheur est arrivé : on a commencé à nous secourir pour nous mettre à l’intérieur. On nous a mis des plastiques chauffants, et on nous a amenés jusqu’en Grèce, à Lesbos. J’étais malade, j’avais de la température. Une fille avait le pied cassé.

Arrivée clandestinement sur la côte grecque de l’île de Lesbos, menée au sinistre camp de Moria, dans des conditions alimentaires et sanitaires désastreuses, L. attendra en vain la consultation gynécologique dont elle a urgemment besoin, pour les sévices subis et les suites de sa fausse couche. C’est seulement plus tard, avec l’aide d’un avocat, qu’elle obtiendra le certificat médical qui permettra de la faire reconnaître comme « vulnérable » et de lui ouvrir le droit au séjour.
Séquestrée au Cameroun de janvier 2015 à mars 2016, exploitée ensuite en Turquie jusqu’en octobre 2016, puis envoyée dans diverses prisons pour échec de ses tentatives de fuite, présente sur le territoire grec depuis janvier 2017, puis prise en charge par une organisation qui va lui permettre d’accéder aux soins et de trouver un avocat, L., quand je la rencontre en février 2018, a été opérée et a obtenu un suivi médical. Elle prépare avec son avocat son dossier de « vulnérable », lié aux violences sexuelles subies et constatées. Elle travaille comme volontaire pour l’association où je la rencontre. Et le simple fait qu’elle ait eu à cœur de me parler pendant près de deux heures, dit que le mot de « résilience » peut en effet avoir un sens. Mais, quand je lui demande si elle souhaite reprendre, en Grèce ou ailleurs, son travail de réceptionniste, la réponse est immédiate, et éclaire cette fois d’un jour violent un autre aspect de la vie ordinaire :

Les femmes qui travaillent dans les hôtels sont sollicitées à tout faire. Les clients appellent, et on est toujours sollicitées à faire ce qu’on ne veut pas. Les patrons disent que les clients ne doivent pas se plaindre, donc on est confuses : comment donc tu te comportes pour satisfaire le client ? On est toujours dans la sollicitation, on est exposées. On expose aussi sa vie à des maladies, on ne sait pas ce qu’on peut prendre. Tout ça est toujours de la prostitution, et ça me rappelle beaucoup de mauvais souvenirs. Entre la réalité de ce qu’on sait et ce qu’une femme dit de sa garde, il y a beaucoup de choses qu’on ne peut pas dire. Des clients appellent parce que l’ampoule est grillée, et ensuite ils vous attrapent par force. Tout ça arrive toujours.

Et là s’ouvre un autre espace de ce monde de la réception et du tourisme, des voyages et des nuits d’hôtel. Un monde du non-dit des rapports de pouvoir et de la prédation, du silence de la « garde » au sas de réception, où se lit, en-deçà de l’épopée migrante, le quotidien de l’exposition à la violence.

Le récit de L. n’a pas été originellement pensé pour moi. Il a été intégré, appris, avec l’aide de son avocat, pour fonder l’entretien qui fait frissonner toute personne en situation de demande d’asile : celui qu’elle doit avoir la technocratie, locale ou internationale, qui décidera de son sort (UNHCR, ou équivalent de l’OFPRA). La mémoire ne doit pas faillir, le récit est formaté pour qu’il n’y ait pas de contradiction dans ses différentes étapes, et pour que des traces physiques puissent attester de sa véracité. Il doit produire le corps et l’histoire supposée la plus intime, comme éléments de reconnaissance des droits. Il doit exposer le sujet, le montrer comme « vulnérable ». Mais il le suppose en même temps infaillible. Nul d’entre nous ne serait capable de produire le récit de sa propre vie sans faire erreur, ou cacher, intentionnellement, les éléments dont il ne souhaite pas faire publiquement état. Mais c’est précisément cela qu’on demande aux migrants, sous la forme de ce que Michel Foucault appelait, dans La Volonté de savoir, un « régime de l’aveu ». Une autre forme de violence, plus insidieuse, est ainsi faite par cette assignation à se rappeler.
Et l’énergique intelligence de L. l’a intégrée au point que l’interlocuteur en devient indifférencié. Et pourtant, de cet implicite de l’assignation à l’aveu, va, au long de ce temps de notre rencontre, émerger une forme de relation : la volonté qu’elle a de faire reconnaître non plus son droit, mais sa force. Je ne peux pas la percevoir comme « vulnérable », et je peux le lui laisser entendre, parce qu’elle n’a aucun statut ou aucune aide à attendre de moi. C’est cette reconnaissance de sa force qui va d’abord l’inquiéter, puis la placer, face à moi, pour la première fois, en position de puissance.