Déconstruire la relation subalterne



Pour le Journal des Anthropologues
Subjectivités de l’exil. Penser / Construire / Imposer -> (texte non paru)
Décembre 2017
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Il est impossible de penser l’exil autrement qu’à partir de son contexte politique, sans lequel il n’a pas lieu d’être : s’exiler ou être exilé, c’est être brutalement dissocié de ce qui fait le commun d’une communauté, dans ses relations économiques comme dans ses rapports de pouvoir. Mais c’est aussi nécessairement entrer dans un rapport, lui-même brutalement problématique, à un autre commun, auquel on n’est pas affilié, et dont les constructions économiques et politiques, comme toute forme d’inclusion, produisent de l’exclusion.
Tout rapport au commun est subjectivant. Si donc les effets d’agrégation produisent de la ségrégation, alors ce jeu agrégatif / ségrégatif va produire de la singularité. Toute la difficulté sera, au travers de ces jeux, de reconnaître des constantes tout en mettant en évidence les effets d’hétérogénéité. Mais aussi de saisir les effets profonds de subjectivation sans pour autant réduire les jeux de pouvoir à leur dimension psychologique.

L’entretien, dans la manière dont il joue de la relation entre des interlocuteurs issus de milieux différents, est donc au cœur de cette question du pouvoir, qu’il ne cesse de mettre en perspective. Il nécessite aussi d’interroger même les fondements de la bonne volonté du chercheur, et une part de sa naïveté : celle de son innocence, mais celle aussi de son ignorance. Ce questionnement sur le savoir est, dans son essence même, philosophique. Et pourtant, la philosophie, si avide de penser les rapports entre réel et rationnel, s’est bien peu emparée de la question du terrain. Et, quand elle l’a fait, elle ne s’est pas fondée pour autant directement sur une politique de l’entretien.

1. Des éléments d’un travail de terrain philosophique hors de l’entretien

La spécificité du chercheur, dans la question de l’exil, est d’être issu d’un monde dans lequel, pour des raisons précisément politiques, il est encore possible de faire de la recherche. Qu’il soit ou non lui-même issu de l’exil, il parle depuis une position supposée, institutionnellement au moins, sédentaire. Et dans ce monde, il occupe une position intellectuelle (quelle que soit la réalité précaire que ce terme tend de plus en plus à recouvrir). Les premières approches de la question de l’exil seront, pour cette raison même, celles d’un exil de classe. Et les grands mouvements migratoires liés à l’exode rural en sont le paradigme. La philosophe Simone Weil écrit ainsi en 1941 :

Les ouvriers d’usine sont en quelque sorte déracinés, exilés sur la terre de leur propre pays. (…) Le malheur de l’ouvrier à l’usine est encore plus mystérieux. Les ouvriers eux-mêmes peuvent très difficilement écrire, parler ou même réfléchir à ce sujet, car le premier effet du malheur est que la pensée veut s’évader.

Son ouvrage sur L’Enracinement y insiste, répondant, dans son chapitre sur le déracinement, à un article de Georges Bernanos :

Bernanos a écrit que nos ouvriers ne sont quand même pas des immigrés comme ceux de M. Ford. La principale difficulté sociale de notre époque vient du fait qu’en un sens ils le sont. Quoique demeurés sur place géographiquement, ils ont été moralement déracinés, exilés, et admis de nouveau, comme par tolérance, à titre de chair à travail. Le chômage est, bien entendu, un déracinement à la deuxième puissance. Ils ne sont chez eux ni dans les usines, ni dans leurs logements, ni dans les partis et syndicats soi-disant faits pour eux, ni dans les lieux de plaisir, ni dans la culture intellectuelle s’ils essayent de l’assimiler.

Cette approche de l’altérité socio-politique par la discrimination économique doit nous éclairer sur l’approche de l’altérité culturelle. Dans tous les cas, on est face à des constructions ségrégatives qui mettent en évidence, entre les deux sujets de l’entretien, la nécessité de penser une volonté solidaire dans la conscience même de la dissociation. Pour le chercheur, s’il est bien issu de la classe à laquelle il appartient, il ne peut en aucun cas, aux conditions de cette volonté solidaire, s’en éprouver comme représentant.
En 1844-45, Friedrich Engels publie La Situation de la classe laborieuse en Angleterre, résultat d’un travail de terrain qu’il vient de mener, comme philosophe et militant, dans les milieux ouvriers de l’industrie textile dont sa famille est dirigeante. On peut y lire, dans l’adresse aux travailleurs qui ouvre l’ouvrage :

C'est à vous que je dédie un ouvrage où j'ai tenté de tracer à mes compatriotes allemands un tableau fidèle de vos conditions de vie, de vos peines et de vos luttes, de vos espoirs et de vos perspectives. J'ai vécu assez longtemps parmi vous, pour être bien informé de vos conditions de vie ; (…) ce n'est pas seulement une connaissance abstraite de mon sujet qui m'importait, je voulais vous voir dans vos demeures, vous observer dans votre existence quotidienne, parler avec vous de vos conditions de vie et de vos souffrances, être témoin de vos luttes contre le pouvoir social et politique de vos oppresseurs.

Il est bien question, dans cette volonté d’une immersion concrète au sein du monde ouvrier, de « voir », d’ « observer », d’ « être témoin », ce dont atteste le livre entier qui décrit non seulement la réalité de ce monde, mais la violence du tort qui lui est fait. Nulle intention de neutralité dans ce travail, qui vise au contraire la dénonciation. Mais le parler avec vous de vos conditions de vie et de vos souffrances, qui a bel et bien eu lieu, ne donne pourtant pas lieu à la transcription d’un entretien. La parole sera retransmise par le filtre du discours de l’auteur.
Dans les années 1930, tout le travail de Simone Weil est véritablement fondateur comme travail de terrain philosophique, aussi bien expérience du monde ouvrier en France, que rencontres avec lui en Allemagne dans le temps même de la montée au pouvoir du nazisme. Il se fait dans le contexte de son engagement syndical, mais il ne donnera pas lieu pour autant à la transmission d’entretiens. De ce travail de terrain réel, elle tire une analyse discursive qui ne laisse place qu’à son propre discours, éclairé par l’expérience et les échanges, mais non tissé de la parole de ses interlocuteurs. Tout au plus émergent quelques propos, évocateurs mais aléatoires, glanés dans un trajet de bus ou le passage quotidien par le vestiaire de l’usine.
Dans le milieu des années 1970, quand Foucault tentera ce qu’il appelle des « reportages d’idées », en Iran en particuliers, les entretiens réels qu’il obtiendra auprès de représentants de la révolution, d’intellectuels ou de dirigeants ne donneront lieu à aucune publication. C’est seulement à partir des pistes qu’ils lui auront ouvertes, qu’il écrira ses propres articles, sans utiliser le matériau textuel fourni par ses interlocuteurs.
La préoccupation de l’entretien en tant que tel ne semble pas appartenir au monde de la philosophie, si ce n’est sous la forme par laquelle le philosophe est lui-même interrogé, en tant que penseur, sur le matériau du monde dont il s’est approché. Et encore cette approche est-elle, même dans la philosophie contemporaine, une attitude relativement rare.
Même les travaux d’un philosophe comme Yves Schwartz, disciple de Lucien Sève, sur la question du travail, procédant pourtant, depuis les années 1980, d’enquêtes menées sur le terrain, font état d’un travail d’entretiens préalables dont ils utilisent le contenu informatif, mais ne présentent pas les éléments discursifs. Dans sa thèse publiée en 1988 Expérience et connaissance du travail , comme dans son ouvrage Le Paradigme ergologique ou un métier de philosophe , les citations et références sont d’auteurs et non d’entretiens.

2. Penser les origines non philosophiques de l’entretien comme méthode

C’est donc du côté de la sociologie et de l’anthropologie que l’entretien devient en soi un objet de travail et un mode d’organisation du discours, dont le contenu est cité dans les publications. Le rapport de classe n’y est pas représenté alors comme un exil, mais l’altérité de l’expérience y est interrogée. Un ouvrage des sociologues Alain Blanchet et Anne Gotman, paru en 2010 sur la question, en présente les origines :

L’entretien, comme technique d’enquête, est né de la nécessité d’établir un rapport suffisamment égalitaire entre l’enquêteur et l’enquêté pour que ce dernier ne se sente pas, comme dans un interrogatoire, contraint de donner des informations. (…) L’entretien est, à l’origine, un type de rapport social verbal appartenant au langage diplomatique (…) qui désigne une conversation d’égal à égal, entre deux souverains, par exemple.

Ainsi, d’emblée, les enjeux de l’entretien sont-ils présentés dans la perspective du respect réciproque et de l’égalité de conditions. Il ne saurait y avoir entretien que là où l’échange de parole participe de l’appartenance à un monde commun, reconnu comme tel, et dont l’entretien vise précisément à mettre en évidence le commun là où la réalité des événements semble privilégier la conflictualité des intérêts. Cette vocation diplomatique de l’entretien joue donc déjà du jeu contradictoire des convergences et des divergences, pour faire valoir le fait que la reconnaissance des différences peut s’accomplir sans produire de la domination, dans les conditions de l’échange. Mais les auteurs ajoutent :

Toutefois, on a coutume d’établir l’acte de naissance de l’approche dite « indirecte » à une date plus récente – 1929 – à la Western Electric, où se déroule une enquête d’évaluation d’un style nouveau qui sera rapportée, commentée et théorisée en 1943 par ceux que l’on considère comme les fondateurs de l’entretien de recherche : Roethlisberger et Dickson (1943). Cette enquête, centrée au départ sur les conditions matérielles de la productivité dans l’entreprise, mit alors en évidence, contre toute attente, l’importance des relations interpersonnelles dans la motivation au travail.

Et là, une tout autre problématique se fait jour. De la dimension diplomatique de l’entretien entre souverains, relevant du rapport don-contre-don tel qu’il s’établit, de façon immémoriale, dans l’anthropologie de Mauss comme condition de la paix, on passe à une problématique entrepreneuriale des années trente aux États-Unis. Et celle-ci semble rejoindre, à partir d’un point de vue radicalement différent, la position d’Engels un siècle plus tôt. Il s’agit bien, pour des chercheurs, d’interroger des ouvriers. Mais ce questionnement ne se fait plus pour mettre en évidence un rapport de classe et en dénoncer les effets, il se fait au contraire sur la commande de l’entreprise, en vue d’en améliorer les conditions de production. Le rapport de classe n’est pas pour autant nié, mais l’entretien vise à produire un commun entrepreneurial, qui permette aux dirigeants de prendre en compte les attentes des dirigés en vue d’améliorer la productivité.
Or cette production du commun aura l’effet paradoxal, mettant les ouvriers en situation de parole, de susciter la réflexivité que les conditions de travail tendaient précisément à abolir. C’est parce que la parole est sollicitée, entendue et rapportée, que le travailleur prétendument manuel devra être considéré comme un penseur de son propre travail. Comme un sujet pour lequel l’entretien recrée les conditions de l’équité, que sa situation sociale et économique avait abolies. Une expertise lui est demandée, dont ses dirigeants sont incapables et qu’il est seul en mesure de donner, aussi bien individuellement que collectivement. Les auteurs en précisent les conséquences :

Les enquêteurs ont observé d’abord que les ouvriers souhaitaient parler de questions sans rapport avec les questions posées, et pris acte de la non-pertinence des questions préconstruites ; ensuite qu’il était impossible d’interpréter les réponses en l’absence de tout contexte discursif.

L’ouvrier n’est pas plus une machine à travailler que l’interrogé n’est une machine à répondre. Le travailleur, parce qu’il est un acteur de son travail, en est pour cette raison même un penseur. Simone Weil avait pensé, à cette même période, les effets mortifères de la scission entre travail manuel et travail intellectuel, pour montrer comment elle produisait l’effet bureaucratique qu’on appelle, depuis les années soixante-dix, technocratie :

(Marx) avait bien compris que la tare la plus honteuse qu’ait à effacer le socialisme, ce n’est pas le salariat, mais « la dégradante division du travail manuel et du travail intellectuel », ou, selon une autre formule, « la séparation des forces spirituelles du travail d’avec le travail manuel ». (…) On ne voit pas comment un mode de production fondé sur la subordination de ceux qui exécutent à ceux qui coordonnent pourrait ne pas produire automatiquement une structure sociale définie par la dictature d’une caste bureaucratique.

Les origines mêmes de l’activité scientifique de l’entretien attestent de cette évidence : la réalité des acteurs du monde du travail contredit la position à laquelle on les cantonne. Et elle ne peut émerger qu’à la condition de les mettre non plus en position d’exécutants d’un ordre technocratiquement pensé, mais en position d’interlocuteurs, c'est-à-dire en position de déstabiliser, voire de destituer, les fondements discriminants de cet ordre. L’entretien devient alors l’une des manières d’y faire front et de le contester. Une telle position renvoie aux analyses de Gramsci :

L’ouvrier ou le prolétaire, par exemple, n’est pas caractérisé de façon spécifique par le travail manuel ou le travail au moyen d’outils (…) mais par ce travail dans des conditions déterminées et dans des rapports sociaux déterminés. (…) C’est pourquoi, pourrait-on dire, tous les hommes sont intellectuels ; mais tous les hommes ne remplissent pas dans la société la fonction d’intellectuels.

C’est de nouveau un abime qui s’ouvre par ce concept de fonction. La fonction de l’intellectuel sera alors non pas de se figurer comme avant-garde du mouvement ouvrier, mais de faire émerger les failles de sa propre position, les manques dont elle est vectrice, à partir du discours réflexif tenu par ceux qui n’appartiennent pas à sa catégorie sociale. S’il y a bien une fonction d’intellectuel distincte de la qualité d’intellectuel, alors cette fonction ne pourra s’exercer valablement que par la promotion, par une catégorie sociale, du discours de ceux qui n’y appartiennent pas. La fonction de l’intellectuel ne sera pas d’avant-garde, mais de médiation, et elle suppose par là même la possibilité d’une mobilité des positions.
La logique de cette position serait en ce sens de réfuter l’essentialisation des catégories. La diffusion de la qualité d’intellectuel rejoint ainsi la critique gramscienne de l’intellectuel organique comme organe du pouvoir. Entendre et diffuser le discours réflexif de celui qui n’appartient pas à la catégorie d’intellectuel, c’est d’une part rendre cette catégorie même poreuse ; mais c’est aussi, d’autre part, renvoyer la classe des « intellectuels », si on la réduit à ceux qui en font partie, à ses propres modes d’instrumentalisation par l’entre-soi du pouvoir.

3. Penser la question de la subalternité dans sa relation à une politique de l’entretien

Et de ce fait, une politique de l’entretien conduit à interroger la position subalterne. Gayatri Spivak, qui en est l’un des fers de lance contemporains, se réfère pour cela au travail de Gramsci, dans ses « Notes sur la question méridionale », concernant les stratégies politiques liées à la subalternité :

Le travail d’Antonio Gramsci sur les « classes subalternes » développe le débat « position de classe / conscience de classe » repéré dans Le Dix-huit Brumaire. Peut-être parce qu’il critique la position avant-gardiste de l’intellectuel léniniste, il est préoccupé par le rôle de l’intellectuel dans le mouvement culturel et politique des subalternes au sein de l’hégémonie.

On passe ici d’une problématique de classe au sein d’un monde occidental culturellement présenté comme homogène, à une problématique post-coloniale. Et de fait, le parallèle est non pas abusif ou égarant, mais au contraire parfaitement légitime. À cet égard, la position de Gramsci, repérée par Spivak, est effectivement éclairante. Car ce qu’il met en évidence, c’est d’abord l’hétérogénité intrinsèque du « monde occidental » lui-même, aussi bien en termes de rapports de classe qu’en termes de logiques régionales. Comme Simone Weil montrera que la classe ouvrière est en exil sur son propre territoire, au sein d’un monde confisqué par des intérêts, une culture et des pratiques qui ne sont pas les siens - et l’excluent, de ce fait, d’une forme de système hégémonique -, de même Gramsci montre la spécificité, au sein de l’espace italien, de « la question méridionale », à partir de l’exemple de la Sardaigne (d’où il est originaire). Il écrit ainsi, en 1926 :

On sait quelle idéologie les propagandistes de la bourgeoisie ont répandue par capillarité dans les masses du Nord : le Midi est le boulet de plomb qui empêche l’Italie de faire de plus rapides progrès dans son développement matériel, les méridionaux sont biologiquement des être inférieurs, des semi-barbares.

Ainsi, à partir de l’unification de l’Italie comme nation, c’est non pas une égalisation, mais au contraire un clivage entre Nord et Sud qui s’opère, dans les mêmes termes que s’opère le clivage Nord-Sud entre colonisateurs et colonisés (ou qu’il s’opèrera, dans une moindre mesure, entre Ouest et Est lors de la réunification de l’Allemagne, au tournant des années 1990). L’unification ne produit pas de l’équité, mais un processus abusif d’hégémonie, et cette hégémonie s’impose en termes de représentation. Ce n’est pas seulement que les intérêts des paysans sardes ne seront pas représentés politiquement, mais c’est qu’ils le seront sous la forme pervertie de la représentation « du Sarde ». Gramsci l’explicite sous la forme d’un dilemme :

Le dilemme avait été posé en ces termes : Vous autres, pauvres diables de Sardes, êtes-vous prêts à faire bloc avec les « Messieurs » de Sardaigne qui ont causé vos malheurs et qui sont les garde-chiourmes locaux de l’exploitation capitaliste, ou bien êtes-vous prêts à faire bloc avec les ouvriers révolutionnaires du continent ?

Mais à cette problématique de la représentativité politique était liée celle de la représentation intellectuelle, de la manière de présenter au public une situation sociale, et d’engager par là des processus de subjectivation, non seulement dans le public, mais dans la pensée même de ceux qui sont représentés. Et Gramsci soumettait alors à la critique le travail sociologique, anthropologique et littéraire d’auteurs tels Enrico Ferri, qui, dans La Sociologie criminelle, épousait les thèses de phrénologie médicale de Cesare Lombroso sur le « criminel-né », ou celles de l’anthropologue Paolo Orano sur La Psychologie de la Sardaigne, réitérant les positions discriminantes qui avaient mené les premiers à la défense du racisme. Ces discriminations peuvent prendre, comme c’est le cas ici, la forme violente d’un racisme ostensiblement fasciste, mais Gramsci montre aussi comment elles se glissent subrepticement dans les attitudes et les comportement d’auteurs réputés plus à gauche, pour lesquels le clivage ne passera pas entre les classes, mais entre les régions, ou entre urbain et rural, y compris sous des formes plus élégiaques, ou « bienveillantes » à l’égard des « défavorisés » :

Le Parti socialiste a donné sa bénédiction à toute la littérature « méridionaliste » de la clique des écrivains de la soi-disant école positiviste (…) qui, à travers des articles, des essais, des nouvelles, des romans, des livres d’ « impressions » et de souvenirs, répétaient sous diverses formes le même refrain ; une fois de plus, la « science »servait à écraser les miséreux et les exploités, mais cette fois, elle se drapait des couleurs socialistes, elle prétendait être la science du prolétariat.

C’est par le biais de la critique établie par Gramsci autour de la « question méridionale » en Italie, que vont se créer, à partir de penseurs d’origine indienne, les Subaltern Studies, développées par Gayatri Spivak. Et Spivak à son tour va identifier cette problématique à celle de la représentativité politique à travers la question de la parole. Qui parle pour qui ? signifie Qui est parlé par qui ? C'est-à-dire qui, sur la scène littéraire, philosophique, sociologique, anthropologique ou politique va être représenté ? Et à quel titre le représentant va-t-il pouvoir lui-même se présenter ?
Présenter la parole de l’autre dans un travail de terrain relève nécessairement d’une réflexion sur la substitution des positions. Et Spivak met en évidence le risque de ne plus considérer la parole du sujet subalterne que comme matériau informatif, de la réduire à la position inerte du « témoignage », simple contenu d’information porté, à titre d’indice, devant celui qui doit en juger et le penser :

Pour les intellectuels du Premier-Monde intéressés par la voix de l’Autre, certaines sections de l’élite indienne ne sont, au mieux, que des informateurs autochtones. Mais on doit insister sur le fait que le sujet colonisé subalterne est irrémédiablement hétérogène.

L’irrémédiablement hétérogène signifie ici que le point de vue de celui qui écrit est encore celui de ce que Gramsci a appelé « l’hégémonie ». Et c’est cela même qui fait dire à Spivak :

Cette bienveillante appropriation et réinscription du Tiers-Monde comme « Autre » par le Premier-Monde est la caractéristique constitutive d’une grande partie du tiers-mondisme dans les sciences humaines.

Au long du texte de Spivak court une colère sourde, liée à la conviction d’un exil du subalterne dans le discours même qui est supposé le représenter, comme s’il était en quelque sorte dissocié de l’attache de sa propre parole, réduit à devenir l’objet d’une analyse dont il n’est pas sujet. Et l’analyse en ce sens reproduit symboliquement les termes de sa condition économique : elle réitère, dans l’ordre du discours, ce que le discours même est supposé désigner, voire dénoncer.
Aux yeux de Spivak, la condition de l’intellectuel traitant la question subalterne est précisément celle de l’inadéquation, et par là d’un exil l’égard même de la position du savoir, qu’il est supposé incarner. Et elle montre la part de surdité qui lui est consubstantielle. Même aperçue, même saisie, même comprise dans ses enjeux politiques, la discrimination n’est pas pour autant entendue, parce que la parole qu’elle produit n’est audible qu’à partir de l’expérience qui la produit, en tant qu’expertise dont le chercheur est, s’il se maintient dans la position de l’enquêteur, dépourvu. Et elle montre en quoi cette tension est irréductible :

C’est ce glissement, de l’effort visant à rendre visible le mécanisme à celui visant à faire résonner la voix de l’individu, l’un et l’autre évitant une analyse psychologique, psychanalytique ou linguistique , qui ne cesse de poser problème.

Ce problème ne peut trouver sa solution que si l’on inverse la procédure de représentation, et la retourne en effet de miroir non plus sur l’objet de la recherche, mais sur son sujet. Si l’on fait apparaître le chercheur non plus dans la transparence de sa supposée neutralité, mais dans l’opacité de sa présence faisant ombre sur son objet de travail. Et c’est la matérialisation de cette ombre portée qui surgit alors dans l’espace de la représentation :

Nous avons là les fermiers de l’agriculture de subsistance, la main d’œuvre paysanne inorganisée, les populations tribales et les communautés de travailleurs « zéro » dans la rue et là la campagne. Nous confronter à eux, ce n’est pas les représenter (vertreten), mais apprendre à nous représenter (darstellen) nous-mêmes.

L’analyse de Spivak repose sur les deux traductions du verbe « représenter » dans la langue allemande : celle qui met en évidence la figure du représentant comme substitutif, et s’incarne par exemple dans la représentativité d’un député ou d’un délégué parlant « au nom de » (vertreten), et celle qui se traduit dans le geste de l’exposition (darstellen). Démasquer l’imposture de la première ambition, c’est révéler l’effet de la seconde. Et dévoiler la position du chercheur par sa prétention même à l’effacement.
Son analyse aboutit à dénoncer une illusion, qui est celle de la communicabilité de l’expérience subalterne. Et elle désigne par là l’impasse constitutive de l’activité d’entretien, acculée à un irréductible malentendu :

(Cet argument) interrogerait également l’exigence implicite, formulée par des intellectuels qui choisissent un sujet opprimé « s’exprimant naturellement avec clarté » qu’un pareil sujet advienne par l’histoire comme récit abrégé de la succession des modes de production.

Mais la constellation d’apories dans laquelle engage l’analyse de Spivak aurait un effet parfaitement délétère si elle n’avait vocation qu’à décourager, à manifester l’incommunicabilité entre deux mondes. Et elle n’aboutirait par là qu’à réifier, à essentialiser la subalternité, à l’encontre même de la référence gramscienne qu’elle sollicite. Il semble au contraire que sa visée soit bien plutôt de provoquer, et c’est en tout cas cet effet-là qu’on souhaite ici susciter.

4. Subvertir la condition de l’exil

Car de fait, comme Edward Saïd, comme Franz Fanon, Spivak va véritablement, en montrant l’ignorance des dominants, retourner la position subalterne en une authentique position de savoir, exilée dans un monde de l’affectation de scientificité. Ce que fait aussi Aimé Césaire, en 1950, en écrivant le Discours sur le colonialisme :

Les Vietnamiens, avant l’arrivée des Français dans leur pays, étaient des gens de culture vieille, exquise et raffinée. Ce rappel indispose la Banque d’Indochine. Faites fonctionner l’oublioir. Ces Malgaches, que l’on torture aujourd’hui, étaient, il y a moins d’un siècle des poètes, des artistes, des administrateurs ? Chut ! Bouche cousue ! Et le silence se fait profond comme un coffre-fort.

C’est cette position qui est jouissive dans leur travail, qui lui donne son énergie ironique ou joyeuse, et sa dynamique vitale. Le discrédit intellectuel jeté sur les dominants, à l’encontre de la victimisation des dominés, participe d’une inversion du pouvoir symbolique, et rend ainsi perceptible l’horizon d’un renversement du pouvoir réel. Edward Saïd écrit ainsi, à propos de l’orientalisme français, les abimes d’erreurs et d’ignorance dont il témoigne, dans sa prétention au savoir :

C’est finalement l’ignorance occidentale qui devient plus raffinée et plus complexe, ce n’est pas une certaine forme de savoir occidental positif qui acquiert plus d’importance et de précision.
Une grande partie de ce qui était considéré comme de l’érudition orientaliste en Europe a mis en service des mythes idéologiques, même quand la science paraissait authentiquement progresser.

Spivak se situe dans la ligne de la critique de Saïd pour jouer de cette ignorance du dominant. Mais elle pose aussi, en termes plus radicalement politiques, la question de la position subalterne :

De l’autre côté de la division internationale du travail et du capital socialisé, à l’intérieur et à l’extérieur du circuit de la violence épistémique de la loi et de l’éducation impérialistes qui s’ajoutent à un texte économique antécédent, les subalternes peuvent-ils parler ?

Et à partir de là, elle va produire une critique du rapport à l’altérité, qui doit orienter toute politique de l’entretien autour de la question de l’exil.
On voudrait en prendre un exemple, dans la manière dont un chercheur issu du monde subalterne post-colonial, ayant pensé la condition de l’exil sur le mode de La Double Absence dans son livre éponyme, a pu affronter la surdité institutionnelle et une forme de son obscurantisme, en tentant d’éclairer la question de la transmission.
En 1985, le sociologue Abdelmalek Sayad remet sa contribution au rapport Jacques Berque, commandé par le ministère de l’Éducation nationale, sur L’Immigration à l’école de la République. On peut y lire :

L’école devrait-elle reprendre à son compte, mécaniquement, le schéma de l’extériorité tel qu’il caractérise l’immigration ? Tout un vocabulaire trahit la conception ordinaire qu’on a de la population immigrée, notamment avec l’usage des possessifs : « notre pays », « nous livrent », « nous vivons », et, symétriquement, « la population scolaire étrangère », « leur langue », « leur culture », leur pays », etc. Il y a ce « nous » et les étrangers à « nous », et cela quelles que soient les modalités de leur présence en France et de leurs relations avec la France.

Cette contribution ne sera jamais intégrée au rapport, et Sayad, l’un des deux seuls chercheurs « issus de l’immigration » au sein de cette commission, en démissionnera. Poser les effets pervers de ce « schéma de l’extériorité » qui sous-tend même les intentions intégratrices de l’école et ce qu’elle suppose de transmission intergénérationnelle et de long terme, c’est déjà toucher à un tabou dans une société qui, vingt-trois ans après la fin de la guerre de décolonisation algérienne, relevait bel et bien d’une problématique post-coloniale.
Sayad y insiste : Il y a ce « nous » et les étrangers à « nous », et cela quelles que soient les modalités de leur présence en France et de leurs relations avec la France. Les migrations contemporaines témoignent de cette constance d’une double erreur de jugement sur le « nous » : celle qui consiste à considérer comme « étrangers » des sujets et des groupes dont la culture, par l’effet des échanges même au sens le plus commercial du terme, est en interaction constante avec celle des territoires occidentaux ; et celle qui consiste, sur ces territoires mêmes, à nier les transmissions qui s’y jouent, les rencontres qui produisent aussi bien la mixité des couples que la pérennisation de la présence des familles dans des régions dont elles n’étaient pas originaires. Mais cette double erreur produit un étrange paradoxe : celui qui consiste à refuser le « nous » à ceux pour qui la présence sur le territoire est l’objet d’un choix, pour l’accorder, étrangement, à ceux qui ne l’ont pas choisie.
Pour nous tous, qui savons, d’où que nous venions, ce que le lien familial peut produire de différends, de rivalités, d’antagonismes ; ce que le lien social peut produire de conflits et de guerres civiles ; ce que les liens d’amitié peuvent produire de trahisons et de reconfigurations, le « nous » supposé originel ne devrait pas plus aller de soi que l’autochtonie censée nous rattacher à des territoires que nous n’avons pas nécessairement de raisons d’aimer. Cette expérience de l’« inquiétante étrangeté » est celle que, indépendamment de nos territoires de naissance, nous avons du « nous ».
Et elle devient incommensurable quand ce « nous » est supposé être celui de la représentativité politique : quel commun peut unir une caste de dirigeants formés à l’entre-soi technocratique, et ceux dont ils sont supposés être les « élus » ? Appartiennent-ils encore au même monde ? De quelle ambition collective peuvent-ils se réclamer ? Et que signifie, précisément ici, sur les lieux de reconnaissance de l’école publique, le sabordage des politiques éducatives soumises à des impératifs gestionnaires ?
Face à cette évidence constante de la rupture de contrat, Balibar affirmait déjà, en 1997, il y a vingt ans, à l’occasion de l’occupation politique d’un lieu par ceux à qui on refusait l’asile, cette évidence non moins criante de « ce que nous devons aux sans–papiers » pour une revitalisation des exigences du collectif. Transmettre est le moyen de reconnaître et de rendre performant ce nous solidaire, de le pérenniser autrement que comme le bricolage d’urgence humanitaire d’une école de seconde zone ; de faire qu’il puisse acquérir la force collective d’une nouvelle modalité de construction de soi. Penser le futur est la première tâche dont le sens échappe totalement aux programmateurs de la « gestion des flux migratoires » pour lesquels l’exil ne peut en aucun cas devenir un motif de réénergisation du politique. C’est ce double obscurantisme, de la crispation identitaire et de l’aveuglement technocratique, que l’analyse de Sayad engage ici à discréditer.

Tout usage de la parle de l’autre risque au final, et de bien des manières, de placer celui qui en use en surplomb de celui dont il requiert le discours. Le discours devient alors non pas un discours, mais une séquence verbale destinée à être utilisée à l’intérieur d’un discours autre. La citation aliène nécessairement la parole, qu’elle embarque et peut conduire à enrégimenter. Et en outre, la parole orale glisse plus facilement que l’écrit au-delà des intentions de celui qui la profère. L’oral est moins clairement maîtrisé : on en dit nécessairement plus dans un entretien que dans un texte. Et de plus, s’il peut aller dans le sens du propos que l’on souhaite, et permettre d’éclairer sa propre pensée, peut au contraire l’infléchir, le dégrader voire laisser affleurer, dans une parole dont le contexte apparent demeure privé, une tout autre orientation que celle que l’on souhaite rendre publique. Le jeu de l’entretien constitue cette interface entre public et privé. Mais cette interface peut devenir une double face et produire des formes de double jeu, intentionnelles ou non, dont la maîtrise finale n’appartient pas au locuteur. Une vedette de l’humanitaire qui maîtrise parfaitement son image médiatique a un jour refusé la publication d’un entretien fait avec lui, dans le texte duquel ne figurait pourtant que l’intégralité de ce qu’il avait dit. Mais cette intégralité produisait une intégrité très au-delà de ce que pouvaient permettre les prérequis du double langage de la publicité humanitaire.
Mais tout recueil de la parole requiert paradoxalement aussi que le requérant se pose lui-même en positon subalterne. Et il faudra pour cela réviser le vocabulaire qu’on applique généralement au terrain comme à l’entretien. Les termes d’enquête, de témoignage, qui assimilent la position du chercheur à celle du juge ou du policier, reconduisent implicitement cette position de surplomb qui essentialise la fonction intellectuelle. Et le vocabulaire journalistique contribue à médiatiser la scission entre deux mondes, celui de l’observant et celui de l’observé. Scission dont Suzan Sontag, dans Devant la douleur des autres, a contribué à montrer les apories.
La réflexion sur la question de la subalternité doit ainsi conduire à faire de l’entretien non pas une réitération de la position subalterne, mais au contraire une critique radicale de son essentialisation. Cette réciprocité des pouvoirs, destituant toute position de pouvoir, constitue le fondement de l’échange des savoirs dans une politique de l’entretien.