Créer un mouvement


OUTIS n°5 Post-Europe, Juin 2014

ENTRETIEN avec Serdar KORDU et Nadire GÜL
YEÇILLER VE SOL GELECEK PARTISI (Parti des Verts et de l’Avenir Socialiste de Gauche)
(Décembre 2013)
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1. Pourquoi avez-vous créé ce mouvement ?

SK : Deux partis se sont réunis il y a un an pour constituer ce mouvement : les Verts et la Gauche d’avenir. À la base, il y avait l’idée de créer un choix libérateur. Le premier parti était déjà un mouvement de gauche, qui a fait sa propre autocritique et a assumé alors un certain choix. Les deux mouvements voyaient le futur de manière commune, et se sont réunis autour de certains points, concernant le droit à la vie, à la différence, à la nature.
La tradition de gauche en Turquie est fondée sur un système de hiérarchie, de normes et de règles. Le parti vise au contraire à constituer un ensemble d’individus libres, « citoyens du monde ». Les problèmes écologiques, par exemple, concernent le monde entier. Il s’agit de constituer une identité de justice, un espace de liberté et de parole pour les minorités (Kurdes, Alaouites, Grecs, Arméniens, Caucasiens). Les Alaouites, par exemple, qui sont un groupe musulman minoritaire, sont 8 à 10 millions en Turquie. De fait, on a tous des origines balkaniques, et il est difficile de dire que nous sommes tous turcs. On vient de différents lieux, et cette diversité a été dissoute pour définir une identité nationale.

2. Quand s’est constitué le mythe de l’identité nationale ?

NG : Le mythe de l’identité nationale s’est constitué dans l’Empire ottoman. Ça tombe au moment où les Etats-nations commencent à se constituer au début du XXème siècle, alors que l’Empire ottoman commence justement à se disperser. Les nations constituent un élément pour réunir les populations dispersées. Ça a commencé avec le mouvement des Jeunes Turcs. La langue turque était méprisée dans l’Empire ottoman, et les Turcs étaient dévalorisés. Après la première guerre mondiale il y a eu constitution de la République turque.

3. Y a-t-il d’autres types de minorités ?

SK : La formule « la justice dans l’identité » permet que tout le monde puisse revendiquer son identité. Il ne s’agit pas de s’enfermer dans une identité originelle, mais de pouvoir faire des choix, sexuels, religieux ou autres : un droit à revendiquer des droits.

4. Quelle forme prend votre revendication écologiste ?Est-elle plutôt de type urbain ?

SK : L’idée est d’abord que les gens doivent avoir la parole, le pouvoir d’envisager de façon critique le futur ou le présent, de prendre des décisions. Par ailleurs, depuis dix ans, il y a un processus de construction immobilière permanent, en relation avec une idéologie du « progrès ». Il faut arrêter cela. Ça s’amplifie avec le problème des centrales hydro-électriques, et maintenant des centrales nucléaires. Il n’y en avait pas jusqu’à présent, mais le gouvernement commence à créer des liens, avec le Japon préécisément, pour construire des centrales nucléaires.
Au sein de la problématique écologique, des problèmes divers s’entrecroisent. La Turquie est un pays avec d’un côté une population urbaine à qui la nature manque : une urbanisation illimitée, qui produit de l’angoisse. D’un autre côté, il y a les gens de la campagne qui viennent migrer dans les villes, et ont une certaine volonté de vivre comme les autres. Il y a donc une véritable contradiction entre ces deux désirs, qui crée un paradoxe.
Dans les vingt-cinq dernières années, 70% des gens qui vivaient dans les campagnes ont migré vers les villes. Et il y a une inégalité visible entre les revenus de ces personnes et ceux des citadins plus anciens. Nous désirons penser tous ces problèmes compliqués sans faire une hiérarchie parmi les problèmes : l’un n’est pas plus important que l’autre.

5. La différence entre urbains, néo-urbains et ruraux crée donc des différences sur la question écologique ?

NG : Les personnes rurales n’ont pas un mode de vie facile, parce qu’ils sont endettés auprès des banques, et sans bénéfices suffisants pour y faire face. Leurs revenus sont limités, ils n’ont pas eu accès à un véritable système éducatif. Mais ils sont toujours devant la télévision, qui montre des modes de vie luxueux, valorisés, brillants. Ils trouvent paradoxal qu’on leur dise « Ne venez pas ». La banque leur donne un crédit pour l’essence, pour acheter des machines agricoles, etc. Les crédits et aides du gouvernement, qui ont l’air de les aider, les détruisent en réalité parce qu’ils deviennent endettés. Ils pensent alors que c’est mieux pour leurs enfants de venir en ville.

SK. Ça a toujours existé en Turquie. Il y a une génération urbaine qui est la deuxième génération. Les gens ont migré, ce n’est pas nouveau. Il y a une génération qui a grandi avec cette mutation, et ils sont devenus des urbains. Leurs enfants étaient à Gezi. Le gouvernement essayait de prendre une décision de haut, sans questionner les populations locales ni les directions des partis et associations. Ils prétendaient trouver de cette manière une solution.

6. Et la solution consistait à détruire le parc ?

SK : La rage accumulée est sortie quand ils ont voulu reconstruire une ancienne caserne militaire dans le lieu qui est un des derniers espaces verts du quartier, avec cent à deux cents arbres. Ça a déclenché la colère, après les dernières décisions du Premier ministre sur les restrictions des modes de vie (droit des femmes, avortement, vente d’alcool, etc.) : tout s’est cristallisé autour de ça.

7. Est-ce que, dans ces différences générationnelles, les enfants portent les revendications que les parents ne portent pas ?

NG : D’un côté oui, mais de l’autre côté c’est la première fois que les parents ont été d’accord avec l’activité de leurs enfants et sont venus résister avec eux. Il y avait quelque chose d’innocent dans la revendication : le pouvoir voulait couper des arbres, et ça a sensibilisé énormément de personnes. Après, une partie des personnes qui participaient n’est pas si sensible que ça aux questions de consommation. Mais il y a deux choses importantes : d’une part cette génération des parents était issue d’un monde rural sensible à la nature et aux arbres ; d’autre part Gezi est devenu un lieu fantastique de rassemblement et de liberté (pour les gays et lesbiennes en particulier). Si on perd un endroit symbolique, ça veut dire qu’on a tout perdu.

8. Il y avait pourtant bien une large partie de la population qui ne soutenait pas le mouvement ?

SK : Même avant les événements, les conservateurs qui ont voté pour le gouvernement n’étaient pas d’accord pour reconstruire une caserne militaire. Avant Gezi, on avait recueilli 50 000 signatures. Avec le commencement du processus de lutte contre les policiers, et l’intervention des groupes de provocateurs, c’est devenu pour le gouvernement un enjeu sur lequel il pouvait diffuser des messages à ses électeurs. Des choses politiques ont alors commencé à s’articuler. Le lieu de Taksim était sous occupation des résistants : il y avait des barricades, aucune voiture ne passait, aucun bus. Pendant quinze jours, c’était un moment révolutionnaire pour la Turquie.

NG : Les gens qui venaient des ghettos, et qui n’ont même jamais vu la mer à Istanbul, sont venus visiter Taksim. Je ne me suis jamais sentie autant en confort et en sécurité. À l’intérieur de ce mouvement cosmopolite, si l’on considère cet ensemble, les dérives étaient mineures. Le lieu grouillait de policiers en civil, mais c’était pacifique, même s’il y avait des provocations. Il s’est créé une association solidarité de Taksim, et de nombreuses ONG et associations (plus d’une centaine de groupements et partis) étaient présents. Il y avait aussi un grand nombre de jeunes gens, qui n’étaient impliqués dans aucune association. À un moment les gens ont décidé d’enlever les barricades, et c’est ce jour-là qu’il y a eu une dernière intervention policière, qui a expulsé les occupants.

SK : Pendant le mouvement, il y a eu des agressions de femmes voilées autour de Beyoglu, et du coup, le gouvernement a pris cet événement comme prétexte pour attaquer les résistants. Les gens de Gezi ont dénoncé ces agressions comme inadmissibles, mais ça a donné un prétexte au gouvernement pour se victimiser. C’était en même temps, de la part du gouvernement, donner un message à ses propres électeurs : « Nous sommes un gouvernement assez fort pour les expulser ». C’était une démonstration de pouvoir, à un moment sensible qui était la période du Ramadan.
En réalité, les Musulmans anticapitalistes, qui se sont joints au mouvement, ont toujours été protégés par les manifestants, qui organisaient un cercle de protection autour d’eux pendant la prière. Et des sous-groupes de Gezi ont pris la décision de ne pas consommer d’alcool les jours sacrés, ils s’autolimitaient. Même les groupes qui avaient une tendance à la violence étaient pacifiés et respectaient cette ambiance : la possibilité de vivre ensemble. Ça a augmenté la possibilité de s’autolimiter pour respecter les autres à l’intérieur du groupe. Il n’y avait pas d’argent, tout était gratuit à l’entour du parc. Les gens achetaient de l’étranger de la nourriture pour envoyer au parc. On a même constitué une bibliothèque et un espace d’agriculture. Chacun montrait le mode de vie qu’il voulait poursuivre.

NG : On a vu des scènes étonnantes, inhabituelles. Les vieilles dames qui venaient là et applaudissaient des gens qui disaient « Nous sommes tous pédés ». Normalement, tout ça était impossible ensemble auparavant.

SK : On n’a pas vécu un moment, pendant quinze jours, où il y ait eu vol ou agression. Comme si, dans le manque de « sécurité », il n’y avait aucun risque avec la délinquance. Je défends cette idée que c’étaient surtout les femmes qui donnaient sa couleur à ce mouvement. Quand on avait effacé les slogans qui impliquaient des insultes, comme les photos le montrent, les femmes étaient autour, et plus encore devant les barricades et la lutte avec les hommes.

NG : Il y avait un nouveau mouvement politique, joyeux, festif, qu’on analysait déjà avant Gezi. Cette demande commençait se construire, et elle a explosé de façon exponentielle. En tant que jeune parti politique, on a fait un stand. On n’a pas pu hausser la voix, mais plusieurs personnes sont venues nous rejoindre.

9. Est-ce que ce moment a changé quelque chose pour votre propre groupe?

SK : C’est difficile de réunir tout ça sur un parti politique, mais ça a concrétisé quelque chose pour nous, qu’on veut transmettre pour le futur. C’est difficile de le désigner de manière univoque, parce qu’il ne s’agit pas d’un mouvement unifié. C’est dispersé et hétérogène, mais ça continue. Les gens se sont réunis dans différents parcs proches de leurs quartiers. C’était un exemple de démocratie directe, et ils ont continué à discuter. Par exemple, une personne est restée debout pendant six à huit heures sur la place publique, à Taksim, et c’est devenu une forme de manifestation nouvelle. On les appelait « les hommes qui restent », ça a fait naître d’autres formes manifestation.

10. Quel est votre rapport au système électoral ? N’y a-t-il pas un clivage entre le mouvement politique et le processus électif, comme on l’a vu par exemple en Egypte ?

SK : Deux élections vont avoir lieu en 2014 : les régionales d’abord, puis les législatives. Ça devrait donner une force supplémentaire à un mouvement comme le nôtre. Le mouvement qui s’est créé à Taksim refuse toute forme de parti, parce qu’ils trouvent cela ennuyeux. Du coup, c’est un obstacle à déjouer, parce qu’il faut une certaine organisation politique. Dans les années quatre-vingt-dix, on les considérait comme des gens « apolitiques ». Mais là, de leur part, c’était une sorte de point d’exclamation : « On a des limites ! ». Un signe d’arrêt au gouvernement. Même si ça a l’air impensable pour eux de devenir une organisation.

11. Est-ce que ça permet donc de concevoir un rapport efficace au politique, qui contourne les modes de représentation électoraux ?

SK : La scène politique en Turquie est coinçée entre le CHP (parti issu d’Atatürk) et l’AKP (parti fondé par Erdogan). Elle est donc limitée entre deux partis. Le CHP a participé à Gezi, comme tous les mouvements de la gauche radicale à la gauche nationaliste, les gays et lesbiennes, toutes les branches. Mais parmi les groupes musulmans, ce sont seulement les musulmans anti-capitalistes qui étaient là.

12. Il y a actuellement des manifestations contre la corruption. Peut-on considérer qu’elles soient dans le prolongement du mouvement de juin dernier autour de Gezi ?

SK : La corruption n’était pas l’enjeu à Gezi. Elle engage plutôt un conflit à l’intérieur des communautés islamistes.

MD : La dissension parmi les communautés islamistes s’est révélée pendant le mouvement Gezi, entre le Premier Ministre et le Président. A l’intérieur du mouvement Gezi, les événements ont commencé et le Premier ministre est parti faire une visite en Afrique du Nord. C’est le Président et le ministre des Affaires étrangères qui sont restés. Ils tenaient un discours plus pacifique ; et là on a compris que, même à l’intérieur de l’AKP, il y a une recherche d’alternative contre le Premier ministre. Après son retour, il n’a rien changé de son discours, mais a continué à tenir un discours provocateur et violent. Les promesses du Président et du ministre des Affaires étrangères n’ont pas été tenues. Le Premier ministre essayait de cristalliser les réactions autour d’un discours provocateur.

SK : Pour la première fois lors des événements de Gezi, des forces se sont constituées et sont devenues visibles et concrètes pour tous, et le Premier ministre s’est accroché à un discours provocateur pour tenir ses électeurs. C’est le début de la chute. Si l’AKP arrive à survivre sans le Premier ministre, en le mettant de côté, ce sera la chute du Premier ministre. Sinon, ce sera la chute de l’AKP. Avant Gezi, la question était celle des présidentielles qui donnaient la main au Président. Avant Gezi, on était prêt à passer au système présidentiel. Erdogan n’est pas tout seul, mais en train de réunir un groupe politique. Il est positif qu’un personnage autoritaire soit mis en difficulté : la chute d’Erdogan permettrait d’affaiblir l’AKP.

13. Qu’en est-il de l’islamisation de la société ?

SK : Ceux qui revendiquent l’islamisme vont toujours continuer à représenter un milieu important ; mais au moins, ce milieu islamiste a vu, à partir des événements, qu’il ne peut pas pratiquer une politique autoritaire : c’est un acquis important pour la Turquie. Du coup, ils vont agir autrement. Ça crée des antécédents. L’importance de Gezi est que les gens ont reconnu des groupes qui sont de l’autre côté, du côté séculier de la laïcité. Nous combattions ensemble contre les islamistes musulmans.
Mais les musulmans anticapitalistes étaient du côté de Gezi, comme un mouvement de recherche. Le 1er mai, les gens les ont reconnus dans le Parc de Gezi. La police a utilisé beaucoup de moyens contre eux physiquement, et aussi dans les médias. Par exemple, le vendredi, alors qu’ils prenaient place pour la prière et que les autres personnes les protégeaient, la police les a attaqués en brûlant leurs tapis de prière, envoyant des gaz et des bombes pour détruire leur emplacement. À la différence de l’Egypte, où les Musulmans étaient majoritaires, ici, ils étaient minoritaires sur la place. C’était la première fois que des groupes musulmans rejoignaient l’opposition. La police ne faisait pas de différence. Mais pour eux, c’était une sorte de place sacrée. Il y avait donc un respect général, plutôt qu’une opposition.

14. Quelle était la position par rapport aux minorités ?

SK : Le parti kurde a rejoint le côté occidental de la Turquie, incluant Istanbul. Ils sont socialistes et démocratiques. Les autres sont des groupes socialistes. Nous avons créé un nouveau parti. Juste avant les élections, ils ont construit un nouveau parti, le parti du peuple et de la démocratie. Ce parti voudrait participer aux élections de ce côté-ci.

15. Est-ce qu’il y a des participants de Gezi en prison encore actuellement ?

SK : Il y en a quarante-neuf. On a ouvert des procès contre eux. Mais ils ont été libérés. On programme contre eux l’acccusation d’avoir fait perdre sa puissance à la Turquie. Maintenant, en prison, le procès se poursuit, ce n’est pas terminé. Certains groupes ont été accusés de terrorisme. Juste avant Gezi, il y avait un processus démocratique qui avait commencé, avec quelques intellectuels qui essayaient de formuler des idées en vue de cette démocratisation. Les Kurdes se représentaient eux-mêmes à Gezi. Ils combattaient les nationalistes socio-démocrates et le Parti Républicain du Peuple. Il a pu y avoir des provocations des deux côtés. Quand des soldats sont morts en Anatolie orientale, il y a eu des démonstrations de provocation à Gezi. Une certaine semaine, ils ont pu faire une grosse provocation et tuer des soldats pour séparer les Kurdes du mouvement. Il était important qu’il y ait des groupes différents, que le drapeau du Kurdistan puisse voisiner avec celui du Turkestan. Mais on a aussi vu apparaître le signe du loup, des groupes néo-fascistes.

16. Quels ont été les mouvements en-dehors d’Istanbul ?

SK : Dans dix-huit villes différentes, il y a eu des manifestations de résistance pour soutenir Gezi. Contre les grands bâtiments de l’AKP, en particulier. Une seule personne a été tuée à Istanbul. Les six autres ont été tués par la police en Anatolie : une à Ankara, deux à Eskischit, deux à Hortay et une à Dijarbakir. Et deux policiers sont tombés d’un pont. Un garçon de 14 ans est encore à l’hôpital dans le coma, il a été opéré du cerveau. Une douzaine de personnes ont perdu un œil à cause des balles en plastique. Ça a fait aussi augmenter la protestation dans les autres quartiers d’Istanbul : à Beyoglu, à Kadikoy, etc. Les gens sont allés dans d’autres jardins à Istanbul, suscitant des discussions. C’était la « Commune de Gezi », ou la « Commune de Taksim ».