Faire porter la parole des acteurs de l’histoire : quelle responsabilité pour une philosophie de terrain ?


Pour le Colloque International Politiques migratoires et enjeux cliniques de la traduction
Inalco, 29-30 novembre 2019
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J’ai choisi de présenter ici un travail de philosophie de terrain, c'est-à-dire de recherche conceptuelle menée à partir d’entretiens dans la Grèce de 2017-2018 soumise à la double pression de la violence économique imposée par la troïka des banques européennes et mondiales, et de la violence politique organisée par les juridictions européennes contre les migrants.
Les effets de mise en abîme pourraient s’y analyser à l’infini. Mais ici, ils se réduiront aux divers effets de transposition qui me sont apparus, en août 2018, dans ce creuset de la question migratoire qu’est la ville de Patras.
De la volonté des réfugiés de réfléchir leur condition et d’en transmettre l’inacceptable ; de la conscience de cet inacceptable chez les habitants de la ville, et de ce que cette double conscience génère de solidarité politique, nous n’avons pas cessé d’être observateurs. Mais notre présence sur le terrain disait aussi que nous souhaitions en devenir acteurs.
Ce texte traduit les efforts de chacun de nos interlocuteurs pour nous faire accéder à cette position. Il dit aussi l’écart que nécessite l’écrit par rapport à ce vécu.

Mais, sur ce terrain, nous étions deux. Le photographe Philippe Bazin et moi avons pris ensemble l’initiative de ce travail, que nous vouions faire aboutir dans sa double dimension philosophique et esthétique. Traduire en mots, mais aussi traduire en images. Et faire apparaître, dans le double jeu des images et du texte, un autre niveau de la force de la parole.
L’ensemble a déjà pris en partie la forme de deux expositions, l’une à Gentilly, l’autre à Dunkerque. Il s’apprête à prendre la forme d’un livre. C’est d’autres niveaux encore de la traduction que relèvent les formes que nous choisissons de leur donner.

1. Fêter un anniversaire dans un parc

Patras est la quatrième ville de Grèce, avec environ 170 000 habitants, et un port de voyageurs important. C’est aussi, tenant le passage entre deux golfes au Nord du Péloponnèse, un goulot d’étranglement dans le parcours des migrants, qui s’y retrouvent piégés comme à Calais. La ville, frappée de plein fouet par la « crise » économique, alterne, hors de quelques rues commerçantes à destination des touristes, les dents creuses et les quartiers dévastés, les immeubles en déshérence et les maisons détruites. Les usines désaffectées, sur des terrains immenses à l’abandon, y sont les refuges temporaires de ceux qui n’ont pas où aller, et que les procédures Dublin ont placés sous la menace constante d’une descente de police ou d’une intrusion de riverains en position milicienne. C’est dans leurs alentours qu’on croise, près du Port Sud, des voitures aux aguets qui ralentissent, ou des silhouettes furtives de piétons inquiets.

D’un hôtel déserté par les touristes, en bordure de plage, près du grand Pont qui relie la péninsule au continent, débordent des fauteuils usagés et du matériel en vrac. Les réfugiés en ont été chassés, et il abrite quelques étudiants.
Dans un parc en bordure de ville, non loin d’un centre commercial, un rendez-vous nous est donné par un responsable associatif, à 21h, dans le crépuscule d’une journée d’été. On y fête sur la pelouse, avec une quinzaine de jeunes afghans et pakistanais, tous feux éteints sauf la bougie à souffler, l’anniversaire des dix-sept ans de Talha, avant qu’il ne reparte vers le port pour tenter une énième fois l’embarquement et se faire pour la énième fois courser ou frapper.
Après le bref partage festif, on se met à l’écart pour tenter un entretien, dans l’anglais approximatif que lui a enseigné une professeure de l’association. Les mots ont du mal à venir. Hamagun, plus âgé, l’aide, en lui soufflant quelques rudiments de son propre globish pour soutenir sa traduction. Les sons peinent du mal à se faire entendre, à proximité des voix plus fortes du groupe qui poursuit les discussions au milieu de la pelouse, dans la nuit qui est tombée :

Je suis arrivé à Patras il y a deux mois et demi : je suis parti du Pakistan en 2016. J’ai décidé de partir parce que j’avais des problèmes dans ma famille. Ils vendaient de la drogue, les policiers les ont pris et mon cousin et moi, on a décidé de quitter le Pakistan.
Je ne peux rien faire ici, parce qu’il y a une crise. Et j’ai besoin d’argent. Une autre famille a essayé de tuer mon cousin, il a été gravement blessé. À Patras, je vis dans la « jungle », dans les parcs. Chaque nuit, j’essaie de sortir dans le port, et certains sont gravement blessés. Dans la « jungle », il y a les moustiques et on n’a pas d’endroit où dormir. Je suis abîmé aux bras et aux jambes.

On comprend, et on voit, que ses bras et jambes abîmés ne le sont pas par les moustiques, mais par les coups des policiers, et les chutes dans la course pour leur échapper :

Même quand on est assis dans un parc, la police peut venir. Chaque fois que je cours, je tombe, et si on est assis là, la police vient.

Talha ne nous dit quasiment rien de sa vie, sauf sa condition de traqué et la constance des chasses à l’homme. Il n’est ni dans la condition physique, ni dans la condition mentale que requiert un tel contexte. Fluet, épuisé, il esquisse un sourire pour mettre à distance le motif de la plainte. Et il tente de dire quelque chose d’une orientation, d’un espoir, d’un avenir possible au-delà des ombres du port, des coups de la police, des menaces racistes … et de tout le reste, dont il ne dira évidemment rien à quelqu'un qu’il ne connaît même pas, dont il ne parle pas la langue, mais dont il emporte volontiers, pour la route, les bouts de pain et de fromage mis au pot commun de l’anniversaire.

J’aimerais vivre en France ou en Allemagne : en Grèce, il n’y a pas de régulation. Je pense qu’en France, c’est mieux régulé. Ici, même si on a des documents, on ne peut rien faire de plus. Quand on a un travail, on peut faire quelque chose ; mais ici, je ne peux pas travailler
Quand je suis venu à Patras, mon cousin et moi, on a essayé d’aller dans le port. Ils nous ont déportés à Athènes, et comme on n’avait pas de documents, ils nous ont laissés partir.

Il y a, pour plusieurs, cette volonté d’illusion sur un ailleurs occidental possiblement plus hospitalier, ou mieux régulé, que la Grèce perçue comme un orient appauvri et discrédité de l’Europe. Et beaucoup mettront longtemps à admettre que l’accueil qui leur est fait ici n’est en rien pire que celui qui pourrait les attendre plus à l’Ouest ou plus au Nord. L’Europe, soumise à une globalisation destructrice, est tout entière passée sous la loi du marché et du renoncement aux droits. Déporté comme il l’a été à Athènes, Talha pourrait l’être tout aussi bien de n’importe où ailleurs, où la condition du demandeur d’asile implique le mépris jeté sur les sans-droits, devenus de simple « déplacés ». Hannah Arendt montre comment cette problématique du déplacement, issue de l’explosion des frontières européennes à la suite de la Première Guerre mondiale, non seulement ne s’est pas résolue, mais s’est encore aggravée des circonstances de la Seconde, par l’usage juridique de l’adjectif « déplacé » pour désigner non pas un mouvement, mais des personnes. Et cette substantialisation de l’adjectif induit et admet précisément, de facto, l’impossibilité du refuge :

L’appellation postérieure à la guerre « personnes déplacées », a été inventée au cours de la guerre dans le but précis de liquider une fois pour toutes l’apatridie en ignorant son existence. La non-reconnaissance de l’apatridie signifie toujours le rapatriement, c'est-à-dire la déportation vers un pays d’origine, qui soit refuse de reconnaître l’éventuel rapatrié comme citoyen, soit, au contraire, veut le faire rentrer à tout prix pour le punir .

2. Cristalliser les formes différenciées de la violence

Dans le parc de Patras où l’on vient de fêter ses dix-sept ans, un siècle après la fin de la Première Guerre mondiale à l’origine de l’explosion des frontières, Talha incarne, sous nos yeux, une nouvelle figure du déplacé : celui dont la condition n’est même plus européenne, mais porte le stigmate supplémentaire des explosions post-coloniales.
Hamagun, qui n’a que sept ans de plus, est notablement plus aguerri : il était lui-même policier en Afghanistan, où l’on peut supposer que les pratiques n’ont rien à envier à celles des policiers grecs ou européens. Mais il se retrouve, migrant, soumis à la violence policière de pays réputés « démocratiques ». Et décrit le harcèlement policier de façon réitérée :

J’ai eu des problèmes avec la police, pendant trois heures. Quand la police nous attaque, ils disent : « Asseyez-vous ! », et ils ne nous donnent rien. Et la police vient très souvent. (…)

Le harcèlement est indépendant d’un justificatif de présence sur le territoire :

On a la carte. Mais tous les jours, on a de gros problèmes avec la police et avec les gens. Si la police vient, ils nous ramènent à Athènes dans un bus. Une fois, la police m’a attaqué et ne m’a laissé que peu à manger. Une autre fois, la police m’a pris et m’a emmené au camp. Il n’y a pas une bonne vie au camp. Il n’y a pas d’endroit où dormir, on ne nous donne pas de vêtements ni de serviette. (…)
La nuit dernière, je n’avais pas ma carte, la police est venue et a dit que j’étais illégal. Chaque jour, à 16h ou 17h, ils emmènent les gens au poste de police. Je suis à 6 km d’ici. Ils nous emmènent au poste de police, puis nous relâchent.

Dans ce cycle d’une vie privée de sens, sous la menace d’enfermements arbitraires et de libérations qui ne le sont pas moins, la vie clandestine est d’abord une vie paradoxalement surexposée, où l’invisibilité elle-même offre à toutes les prédations, comme nul n epeut l’ignorer, puisque chacun d’entre nous n’aspire pour soi-même qu’à un espace protégé. Outre les ordres officiels de harcèlement et d’intimidation, et l’impunité policière sur les abus avérés, il y a donc la présence corrélative des milices d’extrême droite et des mafias locales ou internationales, pour qui la clandestinisation des migrants et le régime de terreur dans lequel ils vivent sont une occasion supplémentaire d’exploitation et de profit.

Quand la police nous attrape elle nous bat. Il y avait trois commandos de l’armée pour la sécurité des bateaux. Quelquefois, des hommes viennent en disant qu’ils sont de la police. Mais ce sont des groupes mafieux, avec des matraques, contre les Pakistanais. J’en ai vu à Athènes, mais pas ici. À Patras, ils nous cherchent en disant qu’ils sont de la police. La police n’est pas bonne pour nous. Nous sommes « helpless », sans protection. (…)

« Helpless » ne signifie pas seulement sans la protection de la police (même avec une carte de réfugié), mais surtout sans protection contre la police. Contre l’arbitraire de forces de l’ordre qui ne défendent plus aucun ordre, mais seulement un chaos administré, c'est-à-dire aggravé par la brutalité du pouvoir conféré aux détenteurs de la force publique. Mais aussi contre la fascisation des forces de police elles-mêmes, avérée non seulement en Grèce mais de façon globale ; et enfin, contre les pouvoirs occultes et parallèles qui se déploient, nécessairement et tout aussi internationalement, dans tout espace de non-droit.
Hamagun, sous cette pression, décrit un autre danger : la vie entre les dents creuses de la ville et les maisons semi-effondrées :

On vit dans de vieilles maisons où il n’y a personne mais ce sont des endroits très dangereux. Dans les vieilles usines, c’est mieux, parce qu’il y a des endroits où dormir. Sinon, on dort dans la jungle.

L’appellation « jungle » est devenue un standard pour décrire cette vie infra-humaine à laquelle sont juridiquement assignés ceux que la rhétorique des droits de l'homme, abusivement affichée par les technocraties européennes, ne sert nullement à protéger. Mais, cet espace indéterminé que sont les rase-campagnes des villes ou leurs terrains vagues, apparaît encore comme un espace humanisable, en comparaison d’une déshumanisation totale : celle des camps officiellement administrés par les organisations gouvernementales ou inter-gouvernementales :

Je suis arrivé à Patras il y a trois mois. Le camp est à 120km d’ici, à Corinthe. Les animaux peuvent y vivre, mais pas les humains.

De cette horreur réitérée du camp militarisé, comme espace de concentration de l’inhumanité, attestent, ici comme à Lesbos, tous les réfugiés rencontrés.

3. Usages de la clandestinisation du travail

Mais, depuis cette nuit du jardin public en bordure du port, qui nous environne, Hamagun, dans le globish approximatif qui fait ce lien entre nous que nous voulons si fort, de part et d’autre, maintenir, aborde un autre sujet :

Il y a deux semaines, j’ai travaillé et on ne m’a pas payé mon travail. Je travaille un mois ou trois mois, mais on ne me donne pas d’argent.

La réduction à des formes larvées d’esclavage affleure ainsi dans le discours. Et c’est sa découverte frontale qui a poussé Nikos, 62 ans, employé syndicaliste de l’usine Nestlé à Patras et responsable de l’association Kinissi qui nous a donné rendez-vous dans ce parc, à s’engager. Le choc est brutal, lié à un épisode qui s’est déroulé dans un village producteur de fraises proche de Patras, Manolada :

Après ce qui est arrivé à Manolada (endroit où beaucoup de réfugiés travaillent dans l’agriculture : autour de 10 000), j’ai décidé de devenir actif par rapport aux réfugiés. À cet endroit en effet, les travailleurs réfugiés ont décidé de protester pour avoir leur argent, et ils ont été confrontés à des fusils de la part de leurs patrons, qui ont amené leurs gardes de sécurité. Ils ont tiré et il y a eu beaucoup de blessés. C’était en 2013. C’est le moment où j’ai décidé de devenir plus actif, parce que c’était de la biopolitique.

Panagiotis, médecin de 34 ans, en reprendra le thème dans l’entretien que nous aurons avec lui le lendemain. Quand je lui demande ce qui s’est passé à Manolada, il répond :

Dans cette région de Manolada, il y a beaucoup de gens qui travaillent pour les fermiers, qui les exploitent let les dominent. Ils demandaient leur argent. Après quelques années, les fermiers ont finalement été condamnés, mais la situation continue d’exister. Le principal problème est que la plupart de ces migrants n’ont pas de papiers, et ne peuvent donc pas réclamer de meilleures conditions. L’État le sait, mais ne fait rien. Même s’ils le savent, pour eux, des gens qui n’ont pas de papiers n’existent pas.

Le nouvel épisode relaté ensuite par Panagiotis date de 2016, c'est-à-dire trois ans après celui de 2013 qui a déterminé l’engagement de Nikos. Il le découvre à l’occasion d’une consultation médicale, où il est amené à s’occuper d’un ouvrier pakistanais blessé à la tête :

L’an dernier, il y avait un homme du Pakistan qui demandait à recevoir son salaire. Il a été battu à la tête par un homme du Bangladesh qui assurait la sécurité du patron. Je travaillais au centre proche. On l’a envoyé à l’hôpital. Je lui ai parlé et on a fait connaître cet événement. Nikos a prévenu les médias on a fait une dénonciation.

Finalement, il ne s’est rien passé : les inspecteurs du travail sont intervenus, mais les patrons ont dit que les migrants ne travaillaient pas pour eux, et il a été impossible de faire valoir le droit. On attend encore le procès pour cela. On a fait notre possible avec les médias, et jusqu’à maintenant il ne s’est rien passsé. L’homme du Bangladesh a été arrêté, mais le fermier n’a eu aucun problème.

Cela arrive très souvent ici : les gens demandent leur salaire et sont battus. À Kinisi, on n’est pas un syndicat, on essaie de faire pression sur le gouvernement pour faire valoir les droits, mais on ne peut pas faire plus.

Et si l’on reprend, dans les journaux, la relation de ce qui a été nommé comme le scandale des « Fraises de sang de Manolada », deux dates le scandent : l’attaque subie en 2013 par les ouvriers venant réclamer leur salaire, et le résultat du procès qui s’en est suivi en 2014 :

Le patronat agricole fait tirer sur les saisonniers immigrés qui demandent leurs salaires !
Autre-futur.netCorrespondant /21 avril 2013
Le 17 avril, des travailleurs saisonniers de Manolada dans le Péloponèse (Grèce) se sont fait tirer dessus, à coups de fusil, parce qu’ils demandaient ... le paiement de leurs salaires, impayés pour certains depuis 6 mois. Plusieurs dizaines d’ouvriers sont blessés, certains gravement. Ces travailleurs immigrés sont exploités par le patronat agricole depuis des années ; quand ils « osent » demander les salaires qui leur sont volés depuis des mois, des nervis leur tirent dessus ! Cet acte n’est pas un phénomène isolé ou marginal. (…) Les pouvoirs publics grecs sont aussi responsables de cette situation : la dérive libérale broie la population et installe l’impunité pour ceux qui terrorise les travailleurs/ses. Les institutions européennes qui ne cessent de pousser à plus de rendement, plus de productivité, plus d’exploitation des salarié-es, sont aussi responsables.

Un an et trois mois plus tard, le titre du journal est le suivant :

Grèce / Manolada : libération de 2 accusés impliqués dans les tirs contre les travailleurs migrants
30 juillet 2014
Le Procureur de la Cour d’Appel mixte de Patras, Me Dionysia Papadopoulou, avait demandé hier la condamnation des accusés dans l’affaire de l’agression contre les travailleurs étrangers à Nea Manolada, l’année dernière. Pourtant, deux des accusés ont été acquittés aujourd'hui.
Lors du procès, il a été question d’intimidation des témoins d’accusation. La partie civile a informé le tribunal sur la plainte portée par un travailleur étranger, témoin de l’accusation, selon lequel des inconnus l’ont agressé et passé à tabac dans l’installation de fortune où il vit. Un autre témoin de l’accusation a dénoncé avoir été agressé par un groupe d’individus dans le Palais de justice qui, a-t-il dit, voulaient le terroriser à cause de ce qu’il avait déposé.
Aujourd’hui, la Cour d’appel de Patras a prononcé à l’unanimité l’acquittement de l’entrepreneur de Néa Manolada, M. Vaggelatos pour l’agression. Contre toute attente, il a également été acquitté de l’accusation d’emploi illégal de migrants. Le contremaître, Costas Haloulas, a, lui aussi, été acquitté. Les deux autres surveillants ont été condamnés, l’un pour coups et blessures graves volontaires et, l’autre, pour simple complicité en coups et blessures graves.

Dans ce cycle de mensonge, de collusion judiciaire et d’impunité, se lit à livre ouvert la fonction réelle d’une clandestinisation des migrants qui les offre aux circuits de l’exploitation. La relaxe d’un propriétaire d’exploitation agricole, accusé en 2013 du double crime d’esclavagiser ses ouvriers et de les mutiler, inflige un régime de terreur aux travailleurs saisonniers. Mais elle fait signe, aussi, de la possibilité, en 2016, que de nouveaux ouvriers subissent la même violence. Le goulot d’étranglement de Patras fournit, entre autres, la main d’œuvre de la production maraîchère locale.
En 2013, la mobilisation des habitants a été forte, beaucoup d’images en attestent sur lesquelles apparaît en particulier Nikos. Et lui même, qui ne parle pas anglais, transpose cet épisode, décisif de son engagement, dans des termes qu’il tient à écrire en grec avant que la bénévole qui nous sert d’interprète ne me les traduise en anglais :

La situation continue à exister actuellement, les personnes sont encore hors de toute protection. C’est la même chose pour le réfugiés et demandeurs d’asile, comme des milliers de réfugiés restent sur les îles à cause de l’agrément entre les gouvernements turc et grec.

Tout cela a un résultat (il écrit d’abord la phrase suivante en grec sur mon carnet) de prévention et de préjugés, à cause des politiques racistes et inhumaines (…) que le gouvernement grec applique dans le contexte de l’Europe comme forteresse (l’espace de Schengen).

Pour nous, à Kinisi, ces personnes, les réfugiés, sont les restes de la division globale du travail. Ce n’est pas seulement pour les réfugiés, mais cela concerne toutes les nations (qui ont des devoirs vis à vis d’eux). Ces choses arrivent pour prendre avantage pour le pétrole. Spécialement dans cette aire, le phénomène est extrême. J’ai alors décidé de devenir militant.

De fait, la solidarité pour Nikos n’a nullement le sens d’une assistance à personne en danger. Elle repose sur la conviction que le danger nous est commun et qu’il est partagé. Si l’exploitation du travail est rendue si simple contre les réfugiés et dans la plus grande impunité, alors il reste à penser ce que cela signifie pour les acteurs du travail en général. La position de Nikos, celle qui le pousse à s’engager envers les exilés relève d’une double émotion politique : la colère éprouvée, en tant que citoyen, contre des pouvoirs publics qui exposent des sujets vivant sur le territoire à la violence de leurs exploiteurs, rejoint la colère éprouvée, en tant que travailleur, contre la violence faite au travail en général, dont cette exploitation-là n’est que la figure aggravée, comme préfiguration d’un laboratoire. C’est ce qui le pousse à distinguer entre deux formes de solidarité qui se rejoignent :

Ces actions, de quelque manière que ce soit, ne peuvent pas être appelées « activisme » mais « actions ». La première appellation concerne la solidarité active pour aider les gens à survivre en Grèce. La seconde est la solidarité pour résoudre les causes dont résultent ces phénomènes : la solidarité politique.
Pour ces raisons, notre organisation et les autres ont ce fondement d’être antiracistes, anti-guerre, anti-fascistes. Il y a des problèmes avec Aube dorée et les autres organisations nazies. Mais le racisme est un phénomène social. À part Aube dorée, on a trouvé une nouvelle situation, à cause des réfugiés, à cause de la nouvelle austérité politique.

Et il ajoute :

Ça peut influencer les politiques sociales : on ne veut pas seulement aider les réfugiés, mais changer les politiques sociales. Parce que aider les réfugiés est le plus simple ; mais le plus difficile est de changer les politiques sociales.

La solidarité avec les réfugiés est ainsi un véritable contre-feu allumé contre les dévoiements et trahisons des politiques publiques, pour réclamer une authentique politique de l’espace public partagé. Nikos, par sa réflexion et les distinctions qu’il opère, tente de trouver, dans l’engagement concret du soutien quotidien aux réfugiés et de la présence à leurs côtés, une issue au dilemme entre la volonté d’aide et le refus de l’assistanat ; entre la nécessité de la solidarité et le refus du piège humanitaire. Entre l’impératif d’intervention concrète et l’exigence de dénonciation. Il offre par là un contrepoint à l’analyse proposée par Panagyotis :

Mon impression générale en Grèce est que la crise est artificielle, comme une expérimentation : la Grèce est comme un laboratoire pour l’Europe.

4. Exposer la parole dans une géographie politique

Il reste que la finalité de ce travail n’est pas seulement de saisir le sens des violences et des solidarités qui se jouent autour de la question migratoire, mais d’en transmettre un écho et d’en réfléchir l’adresse.
Pendant le séjour à Patras, indépendamment des entretiens, Philippe circule dans la ville. Et la vision du paysage urbain en dit autant, dans le mouvement de la déambulation, que la parole des acteurs d’une histoire qui s’inscrit dans cette géographie. Éprouver la ville, ses dents creuses et la désaffectation de ses hôtels et de ses usines, c’est faire coïncider les lieux de la déréliction économique avec l’épreuve du refus de l’accueil.
En contrepoint de cette violence et de la désolation paysagère qu’elle fait apparaître, il décide, pour l’ensemble du travail sur la Grèce, de faire des portraits d’entretiens. La mobilité des visages, leur tension, disent la force d’une pensée qui non seulement s’exprime, mais se construit aussi dans et par la parole. Qui prend conscience d’elle-même en s’adressant à l’interlocuteur, et qui de fait interrompt et brise l’effet de la désolation politique.

Les images, ici, n’ont pas été articulées au texte. Elles lui font écho dans leur propre scansion. Elles en disent aussi bien le désir d’évocation que les limites. Si le texte tente d’ouvrir à ce que le philosophe grec Cornélius Castoriadis désignait comme L’institution imaginaire de la société, les images peuvent alors en apparaître comme activateur d’une pensée et moyen d’en réfléchir les instruments, dans une politique de la traduction opérant depuis le terrain jusqu’aux lieux de son exposition. Ce travail sait ce qu’il doit à ses acteurs et à la force de leur engagement. Mais il sait aussi que, parce qu’il s’expose, il échappe à ceux qui savaient, en acceptant l’entretien, qu’ils ne seraient jamais témoins de cette exposition.

© Christiane Vollaire