De Coriolan à l’établi : hors de la glèbe ou sur le terrain



Pour les Ateliers de philosophie plébéienne A la Ferme Courbet de Flagey dans le Doubs
2 novembre 2013
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La glèbe en latin est originellement une motte de terre qu’on manipule, avant de devenir un sol ou un terrain. Matière avant d’être espace, elle désigne à la fois ce qui tire vers le bas, et ce qui permet l’enracinement. Elle est le moyen minimal d’assurer la vie biologique, et non pas la possession d’un territoire. C’est le sol sur lequel on est penché pour le travail, et non pas la surface qu’on maîtrise pour la parcourir. En ce sens, si elle est revendiquée comme possibilité de survie, elle signale l’impossibilité d’accéder au pouvoir. Pour une part de la plèbe urbaine à l’origine de la république romaine, elle est cependant encore au-delà de ce qu’il est possible d’espérer : une plèbe hors sol, et pour cette raison, même lorsqu’elle travaille dans l’artisanat, condamnée à la famine ou aux aléas des distributions publiques.
Et cette dépossession expose autant au mépris des patriciens propriétaires qu’à leurs menées spéculatives sur la production agricole, condition de sa répartition dans l’espace urbain.
L’approche du Coriolan de Shakespeare est destinée ici à montrer le clivage de classe introduit dans ce contexte, à l’œuvre dans une œuvre majeure de la création littéraire, et théâtralisée dans un discours de la haine. Shakespeare fait dire de Coriolan dans la pièce :

Sa bouche, c’est son cœur : ce que forge son sein, il faut que ses lèvres le crachent ; et, dans la colère, il oublie jusqu’au nom de la mort.

C’est dire que le discours de la haine et du dégoût de classe est en quelque sorte un discours naturalisé par le politique, et par là même le plus difficile à surmonter. Orwell l’écrira quatre siècle plus tard dans Le Quai de Wigan :

On touche ici au fondement de la ségrégation des classes en Occident (…) Ces gens-là sentent. (…) Car aucun sentiment, de goût ou de dégoût, n’est aussi fortement enraciné que le sentiment physique.
(…) L’odeur de leur sueur, le grain même de leur peau, étaient, pour quelque mystérieuse raison, différents de ce qui vous caractérisait, vous. Tous ceux qui ont été élevés dans une maison pourvue d’une salle de bains et d’un domestique, et qui ont appris à correctement prononcer l’anglais, ont sans doute connu de tels sentiments.
Tout vient de l’éducation reçue de très bonne heure par l’enfant de la classe moyenne, éducation qui lui apprend, à peu près simultanément, à se laver le cou, à se tenir prêt à donner sa vie pour son pays, et à regarder de haut les « basses classes ».

Ce sont les conséquences de cette logique de classe qu’on voudrait examiner ici, à partir de ce point de cristallisation qu’est le Coriolan, écrit en 1607 au moment même d’une disette à Londres, et publié en 1623. Il relate des événements rapportés au 1er siècle dans les Vies parallèles de Plutarque, et remontant eux-mêmes au Vème siècle av. JC, à la période de la constitution de la République romaine comme affrontement entre Patriciens et Plébéiens, autour de la disette et des pénuries liées à la spéculation.

1. L’a-signifiance des logiques de discrimination

La logique patricienne, telle que la présente le Coriolan de Shakespeare , est une pure logique de discrimination, habitée par le désir de mort. Haine discriminante de l’autre ; mais aussi, par là même, désir suicidaire.
Le héros patricien est celui qui, poussant jusqu’au bout cette logique, aboutit nécessairement non seulement à la mort, mais à la trahison. Et le texte entier repose, dans la construction interne du personnage de Coriolan, sur une mise en abîme de la trahison. Coriolan, banni de Rome comme traître à la cause de la Rome plébéienne, devient de fait traître à la cause de Rome, puis traître à la parole donnée aux ennemis de Rome. C’est sur cette accusation constante et réitérée de trahison, qu’il est au début banni par les uns, puis au final tué par les autres. Et le moment même de sa gloire est celui où, symboliquement, il passe en un sens et repasse dans l’autre la porte de la cité ennemie, Coriole, dont il va prendre le nom comme un trophée de victoire avant, ultérieurement, d’en épouser la cause en se liant à son propre antagoniste.
Le « thumos » dont il est habité, ce courage exceptionnel qui fait sa noblesse et qu’il revendique comme sa condition d’aristocrate, est ce qui le fait aspirer à la guerre, au combat. Non pour la victoire, mais pour la réitération incessante du massacre. Il est celui qui ne jouit jamais du gain, et refuse le prix de ses victoires. Celui qui ne veut pas même piller, mais toujours tuer. Tuer la populace, exterminer la plèbe « comme des rats », avec un discours d’une violence qui ne peut pas se retenir.
La langue du théâtre est ici meurtrière, elle porte cette soif de violence que la scène même ne peut ni montrer ni contenir : les insultes lui sortent irrépressiblement de la bouche comme un vomi, avec la même puissance incoercible qui déchaîne ses armes. Car le déchaînement meurtrier de sa langue contre son propre peuple est celui qui anime la conscience de supériorité du patricien contre le plébéien. Une brutalité identique à la violence discriminante du discours raciste, utilisant les mêmes métaphores animales à visée exterminatrice, dont on trouvera l’analyse en 1998, dans Le Corps de l’ennemi d’Alain Brossat .
A son ennemi égal en dignité, il réserve la métaphore du lion ; mais la plèbe n’est pas un ennemi, c’est à ses yeux une espèce grouillante, dont l’indignité ne s’élève pas jusqu’à la comparaison du fauve. Dans la langue latine, la plèbe désigne aussi l’essaim d’abeilles, comme représentation de la foule.
C’est dans cette puissance de haine et de mépris, qui le sépare davantage de ses compatriotes que des étrangers, qu’il est perçu comme traître avant de le devenir réellement, dans le temps même où il offre pourtant son corps à la défense de son propre pays. Dans le combat contre les Volsques, il tue les ennemis de Rome. Mais l’ennemi digne de lui est celui-là même dans lequel il se reconnaît comme dans un miroir : Aufidius, le chef des Volsques, celui qui déploie la même énergie guerrière, la même puissance de haine, la même soif de meurtre que lui. Celui dont il épousera la cause, et qui finira par le tuer. Et la scène même du meurtre, qui est la scène finale de la pièce, retourne l’assassin Aufidius en adorateur de sa propre victime, dont il porte le cadavre en triomphe comme un double de lui-même.
Coriolan, comme œuvre, illustre intégralement, et porte à son incandescence, la célèbre formule de Macbeth qui sera reprise par Faulkner : Nous vivons dans un monde plein de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien.
La fureur de Coriolan est a-signifiante, au sens où elle ne défend pas d’autre cause que la volonté vitale, telle que la définira Carl Schmitt, d’avoir un ennemi. Mais cette non signification est précisément liée à son origine aristocratique, à l’essence même de ce qu’est un patricien : celui pour lequel la solidarité d’un peuple comme entité collective n’a pas de sens. Ce qui le définit comme discriminant, et par là même traître à la cause commune, c'est-à-dire sans cause. C’est cet égarement, lié à la volonté discriminante, qui inscrit en lui, comme le marqueur de classe de sa distinction, une véritable désorientation politique. Un double bind manifeste lorsqu’il évoque la plèbe :

Je voudrais qu’ils fussent des barbares … (eh, ils le sont, quoique mis bas à Rome), au lieu d’être des Romains … (Eh, ils ne le sont pas, quoiqu’ils pullulent sous le porche du Capitole).

Comment désigner cet oxymore d’un « Romain barbare » qui définit ce qu’est un plébéien ? Et la profonde haine de la plèbe est liée chez Coriolan à cette impasse même à laquelle sa désignation l’accule. L’obligation où il se trouve de se reconnaître quelque chose de commun, ne serait-ce que le partage d’un espace géographique, avec un sous-homme « mis bas » à Rome. Déjà, dans l’expression, se dit la dichotomie entre le droit du sol (que revendique la plèbe) et droit du sang (que revendique l’aristocratie) pour reconnaître l’appartenance. Et cette dichotomie ne cesse de se reproduire dans les politiques migratoires post-coloniales contemporaines.
Shakespeare érige ainsi le courage même de Coriolan, son « thumos », en un contre-modèle, révélant, sous la noblesse de l’héroïsme, la dimension, vomissante et vomitive, de la haine de classe. Une fuite en avant perpétuelle du désir de mort, qui finit par se retourner contre lui-même. C’est ce suicide politique de l’aristocrate, que constitue le mépris du peuple, que Machiavel mettra en avant dans Le Prince, stigmatisant cette simple aporie politique que constitue le dégoût du patricien envers le plébéien : celui dont l’essence est d’être traître à la cause commune ne peut que devenir traître à sa propre cause.
Et c’est de cette manière aussi que cet archétype de la virilité qu’est Coriolan, ce corps athlétique et infatigable, paré du sang de ses blessures et décoré par ses cicatrices, qui ne cède devant personne, cède pourtant toujours, comme un enfant, devant sa mère, et finira par mourir de cette concession même.

2. La plèbe comme évidence du sens commun

Le modèle guerrier du patricien est, à l’inverse de ce qu’indique le nom de sa caste, un homme élevé sans père. Et, de ce fait même, et précisément par les liens du sang qu’il revendique, un homme condamné au retour à la matrice. Sa filiation nobiliaire le définit comme fils de sa mère, et son histoire, telle qu’elle est donnée ici, le réduit, pour emprunter la métaphore lacanienne, à devenir son phallus. Shakespeare donne à cette mère le nom de Volumnie (qui, dans Les Vies parallèles de Plutarque d’où est tiré cet épisode, était celui de sa femme). Une matrone surpuissante dont le nom évoque le volume de la femme enceinte, l’espace du corps matriciel et la puissance de son enveloppement :

Volumnie : Le sang sied mieux à un homme que l’or au trophée. Le sein d’Hécube allaitant Hector n’était pas plus aimable que le front d’Hector crachant le sang sous le coup des épées grecques.

La mort de Coriolan est un retour à la matrice, et toute son énergie vitale ne se déploie au long de la pièce que dans la perspective de ce retour. La caste patricienne, comme caste paradoxalement matricielle, est vouée à une œuvre de mort. Ce qu’on appellera au XVIIème siècle la Noblesse d’épée ne peut que retourner cette épée contre elle-même. Elle invoque le sang circulant de sa filiation biologique, comme le sang coulant de ses blessures, en pure perte.
C’est la raison pour laquelle elle ne peut en aucun cas nourrir le peuple. La scène initiale met aux prises le patricien Menenius, et un plébéien qui n’a pas de nom. Et il est symbolique que, dans le Coriolan, les vrais plébéiens n’ont pas de nom, à l’inverse des tribuns de la plèbe, qui en ont un (Brutus, Sicinius). Le peuple sans nom est celui qui, dans la pièce, énonce la brutale vérité des faits. Et c’est cette droiture même qui sera manipulée et trahie par ses propres représentants. Dans la pièce de Shakespeare, n’avoir pas de nom, c’est n’être pas patricien (ne pas porter le nom du père). Mais c’est aussi par là incarner une réalité du collectif. Et celui qui, dans la pièce, parle pour ce collectif, dit la réalité de la faim :

Premier citoyen : On nous appelle pauvres citoyens : il n’y a de dignité que pour les patriciens. Le superflu de nos gouvernants suffirait à nous soulager. Si seulement ils nous cédaient des restes sains encore, nous pourrions nous figurer qu’ils nous secourent par humanité ; mais ils nous trouvent déjà trop coûteux. La maigreur qui nous afflige, effet de notre misère, est comme un inventaire détaillé de leur opulence ; notre détresse est profit pour eux. Vengeons-nous à coups de pique, avant de devenir des squelettes. Car, les dieux le savent, ce qui me fait parler, c’est la faim du pain et non la soif de la vengeance.

Ainsi, clairement pour Shakespeare, dire la réalité de la faim n’est en aucun cas se réduire à n’être qu’un ventre. Exiger le droit de se nourrir ne réduit pas un peuple au biologique, mais manifeste au contraire la revendication d’un statut juridique. C’est précisément tout le travail du devenir historique de la plèbe à Rome, à partir de ce début du Vème siècle av.JC où se situe le Coriolan, puisque 493 est l’année de la grande disette à Rome, facteur déclenchant de la sécession plébéienne. C’est ce statut juridique que réclament les plébéiens lorsqu’ils affirment que les laisser mourir de faim n’est rien d’autre que les renvoyer à une indignité.
Shakespeare montre sans ambiguïté l’origine économique et politique de la disette qui affecte Rome : la confiscation des terres, la pratique de l’usure et l’occultation des réserves de blé. Autrement dit, la véritable spéculation menée par les patriciens, comme exact envers, et, en quelque sorte, doublure cachée, du panache héroïque de Coriolan. Et le discours plébéien montre comment la construction du double langage juridique assoit cette duplicité :

Premier citoyen : Eux, veiller sur nous ! … Oui, vraiment ! … Ils n’ont jamais veillé sur nous. Ils nous laissent mourir de faim, quand leurs magasins regorgent de grain, font des édits en faveur de l’usure pour soutenir les usuriers, rappellent chaque jour quelque acte salutaire établi contre les riches, et promulguent des statuts chaque jour plus vexatoires pour enchaîner et opprimer le pauvre. Si les guerres ne nous dévorent, ce seront eux.

Le discours du patricien Menenius l’explicite ouvertement : dans le corps social, le ventre est patricien, et c’est lui qui diffuse aux organes la richesse dont il se nourrit. L’invention de la théorie libérale par Adam Smith au XVIIIème siècle, dans la filiation de la pensée de Locke à la fin du XVIIème, reprendra cette idée de la diffusion publique, naturelle et commune des richesses à partir de leur accumulation dans le ventre privé.
Mais on a ici un véritable brouillage de la métaphore politique platonicienne du corps social dans La République. Platon renvoyait chaque classe de la société à une fonction organique, dans une forme hiérarchisée : le cerveau pour l’aristocratie des magistrats, le cœur investi du « thumos » et du courage pour les guerriers, et le ventre, c'est-à-dire les fonctions basses du corps, pour le peuple. Et dans cette hiérarchisation des fonctions, nourrir le peuple, même dans son statut le plus vil, devait malgré tout être un objectif commun de l’aristocratie et de la caste des guerriers, chaque fonction organique soutenant l’ensemble des autres.

3. La trahison des élites

Dans la métaphore de Ménénius, au contraire, il n’y a aucune place organique pour le peuple. Et la caste aristocratique remplit à elle seule la triple fonction du cerveau, du cœur et du ventre. L’aristocratie est fondamentalement un ventre, avec des têtes pensantes et des guerriers : une noblesse de robe et une noblesse d’épée. Qu’elle soit bien nourrie fait donc partie de sa fonction, alors que le peuple n’est que l’ensemble des membres inutilement agités par cette mécanique. Un grouillement sans nécessité. Il n’y a pas de Commonwealth, ou d’intérêt commun, si l’on entend par ce mot ce qui constituera pour Hobbes, au XVIIème siècle, une République.
Et c’est pourquoi la scène initiale retourne le discours de Menenius en un double langage. Elle en montre, entre le début et la fin, l’endroit et l’envers. Un discours qui s’adresse d’abord à la plèbe sur un ton courtois et policé, faussement égalitaire, pour s’infléchir vers un paternalisme humanitaire, et finir dans l’insulte :

Ménénius : Quoi, mes maîtres, mes bons amis, mes honnêtes voisins, vous voulez donc votre ruine ?
Premier citoyen : C’est impossible Monsieur, nous sommes déjà ruinés.
Ménénius : Amis, croyez-moi, les patriciens ont pour vous la plus charitable sollicitude. (…) Ils veillent sur vous en pères, et vous les maudissez comme des ennemis !

Puis, se rendant compte que le bon sens de son interlocuteur met en échec ses tentatives de séduction :

Ménénius : Mâtin de la plus triste race, tu cours en avant de la meute, dans l’espoir de quelques reliefs. Allons ! Préparez vos massues et vos bâtons les plus raides. Rome est sur le point de se battre avec ses rats. Il faut qu’un des deux partis succombe. (…)

Insulte et menace qui amorcent l’entrée en scène de Coriolan-Marcius, qui se fait elle-même dans un véritable vomissement d’injures :

Premier citoyen : Nous n’avons jamais de vous une bonne parole.
Coriolan (Marcius) : Celui qui t’accorderait une bonne parole serait un flatteur au-dessous du dégoût (…) Ah ! Si la noblesse mettait de côté ses scrupules et me laissait tirer l’épée, je ferais de ces milliers de manants une hécatombe de cadavres aussi haute que ma lance !

La pièce de Shakespeare montre, dans ce moment vital de la disette, l’évidence constante de la trahison des élites. Élite des patriciens, magistrats ou combattants. Mais aussi élite des représentants de la plèbe eux-mêmes, pour lesquels cette représentation n’est que l’objet d’un jeu de pouvoir. Clairement, pour Shakespeare, le seul discours authentique et sensé est celui de la plèbe : non pas des ventres, mais des cerveaux qui pensent et analysent leur propre situation. Non pas une impuissance agitée, mais une volonté déterminée à mettre fin à l’insupportable de la famine, y compris par la violence.
Mais ce potentiel de violence est littéralement retourné contre lui-même par les tribuns. Et, de ce point de vue, la pièce établit la très claire distinction entre peuple et populisme, entre le discours du bon sens, ou de ce qu’Orwell appellera la « common decency », indissociable d’un véritable « commonwealth » : un sens commun qui puisse fonder des biens communs, c'est-à-dire un monde commun. Et l’instrumentalisation du commun à des fins d’accaparement du pouvoir par les démagogues et les tribuns. A la fin de la pièce, ce discours du sens commun ne s’entend plus : il a été littéralement emporté, noyé dans les huées de la foule. Dans le retournement du vomi de la haine patricienne en vomi de la haine plébéienne, le peuple est devenu une foule, une masse informe capable seulement d’interjections rythmées par la scansion du discours démagogue des tribuns. Un stade de football soulevé par l’imbécillité des hurlements. Une population sans peuple, pour reprendre la terminologie foucaldienne.

4. La haine contre le peuple comme suicide politique

De ce point de vue, si Coriolan est une pièce politiquement pessimiste sur les possibilités d’un devenir démocratique, ce n’est pour autant nullement une pièce fasciste. Et c’est par un véritable contresens sur le texte qu’elle a pu être interprétée comme telle : revendiquée par l’extrême droite à Paris deux ans avant le Front populaire, où sa représentation par la Comédie française donne lieu à des émeutes fascistes.
Portée en étendard par le système nazi et interdite par les Alliés au moment de l’occupation de l’Allemagne, elle jette au contraire le discrédit sur le discours populiste, dans le temps même où elle saborde littéralement le culte du héros. Coriolan n’a strictement rien d’un chef charismatique ou d’un homme providentiel. Et, s’il est bien de la caste des aristocrates, sont comportement est tout sauf aristocratique : un langage ordurier, une complaisance dans la violence aveugle, une absence totale de sens politique. Son désintéressement lors du partage du butin n’est pas la générosité d’une noblesse magnanime, mais un désintérêt total pour l’accumulation économique. Pour tout ce qui ne participe pas de ce qui l’anime : une jouissance immédiate de la violence, verbale ou physique.
C’est cela, précisément, pour Shakespeare, le modèle aristocratique, fondamentalement contraire à l’intérêt collectif et indifférent à la cause nationale : une démesure irrationnelle et sans objet, dont le déploiement baroque vient invalider la cause.
Ce qui empêche Coriolan d’accéder au pouvoir suprême que lui ouvre sa victoire militaire, c’est sa haine profonde à l’égard du peuple, et l’impossibilité où il se trouve de recevoir de lui la légitimation dont il a besoin. Le héros guerrier est incapable d’exhiber ses blessures sur le théâtre politique pour en recevoir le prix. Il ne peut pas jouer la comédie que la première scène a déjouée chez Menenius.
Et ce mépris de la plèbe se présente au cours de la pièce sous deux jours contradictoires : le peuple est discrédité tantôt pour sa paresse et sa lâcheté, tantôt au contraire comme classe laborieuse. Pour Coriolan, le mépris est lié à une représentation de la plèbe sous la condition mendiante, celle de l’inactif qui ne participe pas aux activités communes de défense du sol. Il refuse de considérer la sécession plébéienne comme un refus politique de participer à une guerre qui ne profite qu’aux patriciens, et en fait au contraire un paradigme de la lâcheté du peuple, et une raison supplémentaire de le mépriser :

Quant à la multitude inconstante et infecte, qu’elle se mire dans ma franchise et s’y reconnaisse ! Je répète qu’en la cajolant, nous nourrissons contre notre Sénat les semences de rébellion, d’insolence et de révolte que nous avions déjà jetées et semées dans le sillon en frayant avec les plébéiens, nous, les gens d’élite, à qui appartiendraient toutes les dignités et tous les pouvoirs, si nous ne les avions en partie livrés à ces mendiants. (…)
Vos plébéiens savent que cette distribution de blé n’était pas une récompense, sûrs, comme ils le sont, de n’avoir rendu aucun service qui la justifie. Réclamés pour la guerre, au moment même où l’Etat était atteint aux entrailles, ils n’ont pas voulu franchir les portes ; et un pareil service ne méritait pas le blé gratis. Pendant la guerre, les mutineries et les révoltes par lesquelles s’est manifestée surtout leur vaillance, n’ont pas parlé en leur faveur.

Pour Volumnie ou pour Menenius, au contraire, c’est le peuple des travailleurs, comme classe laborieuse, qui est discrédité par cette activité même, dans un ediscours qui épouse les représentations discréditantes du travail comme activité d’esclave, telles que les analysera Arendt dans La Condition de l’homme moderne :

Volumnie : Que la peste rouge frappe tous les artisans de Rome, et que périssent tous les métiers.
Menenius (aux tribuns) Vous avez fait de la bonne besogne, vous et vos gens à tablier ; vous qui étiez si engoués de la voix des artisans et du souffle des mangeurs d’ail.

De l’activité laborieuse à l’odeur dégoûtante, s’expriment les standards du mépris patricien pour le peuple, qui seront analysés de la même manière par Orwell. Mais cette activité laborieuse est pourtant bien ce qui permet la survie même des patriciens.

5. La « tragédie d’un peuple qui a un héros contre lui »

Ce que met donc en évidence Shakespeare, à la même époque que Machiavel, c’est un véritable suicide politique des élites, lié à leur obstination aveugle à ne pas partager le monde commun. En cela, sa pensée est machiavélienne.
Mais ce suicide politique des élites va de pair avec une impuissance politique du peuple. Et Brecht, dans l’ « Étude de la première scène du Coriolan de Shakespeare », publiée en 1953, définira Coriolan comme « la tragédie d’un peuple qui a un héros contre lui ». La formule est magnifique, parce qu’elle est emblématique d’un concept brechtien du théâtre comme politisation de l’esthétique : le centre de la pièce est le peuple, et non pas la figure éponyme de l’aristocrate. Mais, précisément ce peuple, qui est au centre de la pièce, n’en est pas le héros. Et le ressort tragique est dans cette dichotomie : une figure héroïque individualisée qui, loin de représenter la figure collective du peuple, s’affirme au contraire contre elle. Ainsi, il n’y a pas de « nous » actif dans la pièce, mais seulement un « Je » hyperactif, dressé dans une frénésie sans efficacité commune, contre la figure du « nous ». C’est en ce sens que Coriolan se trouve sur les marges du théâtre épique que Brecht vise à fonder se référant pour cela à une mise en scène élaborée en 1925, c'est-à-dire vingt-huit ans plus tôt :

Si l’on excepte la mise en scène, d’une portée décisive, qu’Erich Engel a faite de Coriolan, tous les essais en direction du théâtre épique ont été entrepris seulement à partir du drame.

Une épopée dont le héros ne serait pas le guide du peuple, mais son ennemi, c’est ce qui définit une tragédie dont la plèbe, affrontée à un avatar unique de l’héroïsme patricien, serait à la fois le centre et le sujet.
L’analyse de Brecht fait ainsi se rencontrer, dans les analogies entre l’histoire romaine, la période shakespearienne du début du XVIIème siècle anglais, et la période contemporaine de la seconde moitié du XXème siècle, les problématiques similaires des luttes d’un peuple pour la reconnaissance, assignant au théâtre la fonction de faire « vivre l’expérience de la dialectique ». Ainsi montre-t-il, y compris dans le moment des erreurs populaires et des tromperies dont la plèbe est victime, un indice tragique de l’actualité :

Les plébéiens se laisseraient-ils rouler, que pour moi ils ne deviendraient pas comiques, mais tragiques. Ce serait une scène possible, car cela arrive, mais une scène sinistre. Je crois que vous méconnaissez les difficultés pour les opprimés de s’entendre.
(…) Pour les masses, le soulèvement est plutôt une solution contre-nature qu’une solution naturelle, et si grave que soit la situation à laquelle seul le soulèvement peut les arracher, cette idée exige d’eux autant d’efforts qu’en demande à l’homme de sciences une conception nouvelle de l’univers. (…) Il ne faut pas que nous nous dissimulions (pas plus à nous qu’au public) les contradictions qui ont été aplanies, refoulées, mises hors circuit, maintenant que, contraint par la faim, on engage la lutte contre les patriciens. (…) Plus tard dans la pièce, cette unité sera de nouveau rompue, il sera donc bon de ne pas la montrer au début comme simplement donnée, mais comme ayant été réalisée.

Transférant le cœur de la pièce des agitations du héros au mouvement historique de la plèbe, aux contradictions dont elle est le lieu et aux injonctions paradoxales auxquelles elle est en butte (celles de la représentation en particulier), il tente d’insuffler au texte ce souffle épique sans cesse contredit par la violence de la domination. Et montre comment une telle problématique collective de l’épopée est radicalement étrangère à la tragédie classique :

Et tous les différends, grands et petits, portés tout de suite sur la scène : la révolte des plébéiens affamés et la guerre contre le peuple voisin des Volsques ; la haine des plébéiens envers l’ennemi de la plèbe Marcius et son patriotisme ; la naissance du tribunat du peuple et l’attribution à Marcius d’un rôle dirigeant dans la guerre. – Eh bien, que voyons-nous de tout cela dans le théâtre bourgeois ?

Et pour cela, il est bien conscient d’utiliser le matériau textuel qui lui est offert par Shakespeare très au-delà, et peut-être même à l’encontre des intentions théâtrales de son auteur. Mais nullement à l’encontre de ses soubassements politiques. Ce que montre son dialogue avec le sociologue Fritz Sternberg :

Fritz Sternberg : (Shakespeare) ne nous a offert aucune pièce sur la grande époque républicaine de Rome, quand le nom de l’individu ne signifiait encore rien et que la seule volonté collective était déterminante, Senator Populusque Romanus. Il a choisi les périodes qui l’ont précédée et suivie : dans Coriolan, la grande époque mythique où l’individu s’opposait encore à la masse.(…)
Brecht : Les grandes individualités ! C’étaient elles le sujet (…) C’est la passion qui maintient le mécanisme en mouvement, et la raison d’être de ce mécanisme, c’est la grande aventure de l’individu.

6. Le terrain, comme tentative de transgresser les déterminants de classe

Bien des années plus tard, face à l’annonce des émeutes de Rosarno en Calabre, ou face à la colère des réfugiés dans les centres d’hébergement de Pologne, on aura ce sentiment d’une épopée sans héros, d’un mouvement conscient et collectif des anonymes portés par la colère. Et se posera alors la question de la possibilité d’une philosophie de terrain, faute d’un théâtre épique, pour tenter d’en rendre compte.
Tenter d’établir ce qu’est un terrain, ce sera trouver un écho, et non pas un équivalent, de ce qu’était, dans l’optique plébéienne réorientée par les perspectives médiévales, la glèbe : une terre à travailler, avec tout le caractère ingrat de ce travail. Un socle sur lequel fixer son activité vitale.
Mais le terrain à l’encontre de la glèbe, est choisi. Et ce qui nous intéresse dans le choix du terrain est qu’il vise toujours à transgresser la barrière de classe. Faire du terrain en sociologie, ce sera en particulier se livrer à l’observation participante, telle que la présente l’école sociologique de Chicago sous l’égide d’Erwin Goffman à partir des années cinquante. Ce sera aussi tenter d’approcher des cultures éloignées de celles par lesquelles on a été conditionné, dans une perspective anthropologique.

Et puis il y a une autre forme du travail de terrain, qui ne vise pas à l’enquête ; dont l’immersion, ou, un moindre degré, le contact, n’est pas le moyen mais la fin. C’est ce qui définira pour nous le terrain philosophique : une façon d’atteindre par l’expérience ce qui pourrait, dans une possible relation à d’autres, transgresser la part des déterminants de classe.
On en prendra trois exemples : le travail de Simone Weil en usine autour de 1936, publié sous le nom de La condition ouvrière en 1951, celui de George Orwell chez les mineurs du Nord de l’Angleterre dans La Quai de Wigan paru en 1937, et celui de Robert Linhart aux usines Citroën dans l’Établi, paru en 1978.
Dans les trois cas, un intellectuel issu des milieux bourgeois tente une approche du monde ouvrier. Un patricien cultivé tente de mener une vie plébéienne, et se trouve affronté à ses propres insuffisances, aussi bien pratiques que théoriques, pour aborder ce terrain.

1936. Simone Weil, Lettre à Auguste Detoeuf :
Si je vous dis, par exemple, que le premier choc de cette vie d’ouvrière a fait de moi pendant un certain temps une espèce de bête de somme, que j’ai retrouvé peu à peu le sentiment de ma dignité seulement au prix d’efforts quotidiens et de souffrances mentales épuisantes, vous êtes en droit de conclure que c’est moi qui manque de fermeté. D’autre part, si je me taisais – ce que j’aimerais bien mieux – à quoi servirait que j’aie fait cette expérience ?
(…) Je suis entrée à l’usine avec une bonne volonté ridicule, et je me suis paerçue assez vite que rien n’était plus déplacé. On ne faisait appel en moi qu’à ce qu’on pouvait obtenir par la contrainte la plus brutale.
(…) De légères différences de salaires peuvent aussi, dans certaines situations, affecter la vie elle-même. Dans ces conditions, on dépend tellement des chefs qu’on ne peut pas ne pas les craindre, et –encore un aveu pénible – il faut un effort perpétuel pour ne pas tomber dans la servilité.

1937. George Orwell, Le Quai de Wigan :
Ravalant votre honte, vous implorez une halte. (…) Votre guide (un mineur) fait preuve de compassion. (…) Arrivé à pied d’œuvre, vous vous étalez dans la poussière de charbon et restez ainsi plusieurs minutes, à reprendre suffisamment de souffle pour être en état d’observer, avec quelque chance d’y comprendre quelque chose, ce qui se passe autour de vous.
Ce travail – si essentiel à notre survie – est en même temps si étranger à notre expérience quotidienne, si caché, en quelque sorte, que nous n’y prêtons pas plus d’attention que nous n’en prêtons à la circulation du sang dans nos veines. (…) Ce que vous avez sous le nez, dans les moments où vous ouvrez les yeux en tout cas, c’est que des mineurs se tuent quotidiennement à la tâche pour que les personnes au-dessus du commun puissent rester au-dessus du commun.

1978. Robert Linhart, L’Établi :
Trois sensations délimitent cet univers nouveau. L’odeur : un âpre odeur de fer brûlé, de poussière de ferraille. Le bruit : les vrilles, les rugissements des chalumeaux, le martèlement des tôles. Et la grisaille : tout est gris, les murs de l’atelier, les carcasses métalliques des deux CV, les combinaisons et les vêtements de travail des ouvriers. Leur visage même paraît gris, comme si s’était inscrit sur leurs traits le reflet blafard des carrosseries qui défilent devant eux.
Le fracas d’arrivée d’une nouvelle carrosserie toutes les trois à quatre minutes scande en fait le rythme du travail.
Je m’embrouille dans l’ordre des opérations : il faut mettre les gants pour le coup de chalumeau, les enlever pour le coup de palette, ne pas toucher l’étain brûlant à main nue, tenir le bâton de la main gauche, le chalumeau de la main droite, la palette de la main droite, les gants qu’on vient d’enlever dans la main gauche, avec l’étain. Cela avait l’air évident, quand Mouloud le faisait, en gestes précis, coordonnés, successifs. Moi, je n’y arrive pas, c’est la panique : dix fois, je suis sur le point de me brûler et c’est un geste rapide de Mouloud qui écarte la flamme.

Dans ces trois cas, le travail de terrain est indissociable d’une écriture autobiographique qui vise à se produire soi-même comme sujet collectif jeté dans le monde étranger d’une autre classe. Et à éprouver les rapports de dissociation et les modalités solidaires engagés dans cette expérience.
Pour Le Milieu de nulle part, auprès des demandeurs d’asile dans les centres d’hébergement et de rétention polonais, le travail sera de trouver dans la parole des migrants le discours réflexif permettant de penser les multiples clivages de notre rapport contemporain au politique. Dans tous les cas, tenter de franchir la barrière de classe ou de nationalité, c’est avoir sous les yeux que ça ne suppose pas seulement un geste du chercheur, mais un mouvement exactement équivalent de ceux à qui l’on s’adresse, et dont on sollicite pour cela non pas un simple auxiliariat technique, mais une vraie solidarité politique.