Se représenter, être représenté : les enjeux du commun


Pour le colloque Exils et accompagnements : Résistance et créativité
Atelier Exils et activités créatives
CNAM - 22 novembre 2019
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On souhaite examiner ici ce que l’entretien tente de briser d’une volonté de domination et d’impuissantation politique s’exerçant à l’encontre des sujets qu’il sollicite.
Questionner l’exil, c’est solliciter la parole réflexive des exilés comme acteurs de leur propre histoire et d’une histoire collective. Et cette intersubjectivité est un premier moment créatif. Celui où le vécu d’une expérience cesse de faire l’objet d’une investigation policière dans la crainte de ne pouvoir faire valoir ses droits. Et devient le matériau d’une volonté de représentation de soi dans un monde commun.
Mais du second moment créatif, le sujet en exil, c'est-à-dire dans bien des cas en situation de migration, sera en quelque sorte dépossédé. C’est à celui qui a saisi sa parole qu’il appartiendra de lui donner forme dans le mode de publication ou de diffusion qu’il aura choisi. C’est cette dualité (mais aussi duplicité) du geste créatif, et les formes corrélatives d’aliénation et d’émancipation qu’il produit, que j’ai été amenée à interroger, à partir de l’expérience d’une philosophie de terrain associée à un travail de photographie documentaire critique dans le champ des migrations en Grèce.
Et c’est dans le lieu emblématique du City Plazza à Athènes, que je choisis ici de le présenter.

1. Naissance d’une expérience

L’hôtel City Plazza à Athènes se trouve près de la place Kiriakou, à la sortie du métro Viktoria. Cette place, lors de l’afflux des migrants en Grèce consécutif à l’accord de 2016 entre l’Union Européenne et la Turquie, a été investie par ceux qui ne trouvaient refuge nulle part.
Au bistrot « Le Café des poètes » (avec des photos d’intellectuels sur les murs), la patronne vient discuter avec nous en amenant de l’eau. Elle parle français, elle a fait ses études de socio et sciences Po à Lausanne. Elle nous raconte cette place originellement paisible et conviviale ; puis entièrement occupée par le campement chaotique des réfugiés. Elle dit les réactions diverses et contradictoires des riverains, des commerçants et des clients : la gêne, la pitié, la colère, la violence ; et, pour les commerçants comme elle, la volonté d’aider et la double crainte de l’envahissement des réfugiés et de la fuite des clients. La municipalité n’avait rien mis en place. Les réfugiés, vivant là sur la place, ne pouvaient qu’utiliser les toilettes des bistrots, jusqu’à ce qu’on les interdise aux hommes, en acceptant seulement femmes et enfants.
Les riverains avaient tendance à être émus par les enfants, mais pas du tout par les personnes âgées, qui étaient pourtant les plus fragiles, les plus épuisées et les plus désespérées. La patronne leur permettait de s’asseoir pour leur offrir un verre d’eau, mais c’était mal vu de la clientèle. Et, tout à l’entour, il y avait les violences accrues des bandes d’extrême droite contre les étrangers, avec des agressions à main armée et des assassinats.

C’est dans ce contexte qu’en avril 2016, des militants des mouvances de la gauche radicale, se sentant trahis par la politique menée depuis un an par le parti Syriza au gouvernement, décident de passer à l’acte et de créer un lieu de vie pour les réfugiés. Ils investissent un grand immeuble, celui de l’hôtel City Plazza, situé près de la place et abandonné par sa direction qui ne pouvait plus payer les salariés. On en franchit le seuil un an plus tard, en août 2017. À la permanence de l’entrée, un étudiant en maths de Chicago, et une étudiante en langues de Madrid. Au deuxième étage, c’est une volontaire italienne qui s’occupe du bar collectif, Diana, qui prend quelques minutes pour me parler en rangeant les verres :

Je ne suis pas activiste. J’étudie l’économie, et je lis beaucoup de choses sur les conséquences des choix politiques, concernant la migration en particulier. Et je voulais comprendre la situation en l’affrontant face à face. Pas dans un sens politique, mais plutôt avec une approche horizontale.
La coopération n’est pas d’aider les gens mais de former une communauté. Je suis ici comme personne, pas comme italienne : je ne mets pas une étiquette sur les gens.
Je suis venue en Grèce par chance. Je voulais faire quelque chose. On m’a parlé de cet endroit, je me suis renseignée sur cet endroit et j’ai décidé de venir. J’ai besoin de plus de temps pour savoir ce que j’apprends ici : c’est un processus en cours.

Le désir d’ « affronter face à face » va de pair avec le désir d’horizontalité. Le face à face n’est pas seulement avec une situation, mais avec des sujets par rapport auxquels il crée de l’intersubjectif. Et cet intersubjectif est nécessaire tout autant à la relation qu’à l’intelligibilité du réel. Affronter face à face, c’est refuser ici un double surplomb : celui du savoir économique et celui de l’assistance humanitaire. Être au City Plazza, c’est d’abord pour Diana « former une communauté », dans laquelle l’intersubjectif n’est pas seulement duel, mais pluriel. C’est le sens dans lequel le philosophe Cornélius Castoriadis, ayant fui en 1946 la Grèce de la guerre civile soumise à un pouvoir fasciste, entendait L’Institution imaginaire de la société. Il en développera l’idée trente ans plus tard, dans l’ouvrage éponyme, en définissant l’autonomie politique comme issue du « non-causal », ce qui n’est pas entièrement soumis au déterminisme historique, et peut laisser place à l’inventivité :

Mais le non-causal apparaît à un autre niveau, et c’est celui-ci qui nous importe. Il apparaît comme comportement non pas simplement « imprévisible », mais créateur (des individus, des groupes, des classes ou des sociétés entières) ; (…) comme institution d’une nouvelle règle sociale, comme invention d’un nouvel objet ou d’une nouvelle forme .

L’ « institution d’une nouvelle règle », « l’invention d’un nouvel objet social ou d’une nouvelle forme » du collectif, c’est ce qu’expérimente Diana au City Plazza, au-delà de tous les déterminismes économiques dont elle a appris les leçons dans ses études. Et c’est à ce geste créateur qu’elle est venue participer. Non pour aider, mais pour comprendre et élaborer en commun de nouvelles formes de vie collective. Pour ré-instituer du commun là où les institutions établies sont devenues destructrices, c'est-à-dire destituantes de leur propre finalité originelle. Et, comme elle le dit, « c’est un processus en cours » : l’inventivité, si elle n’est en rien un simple spontanéisme, ne s’avère pas pour autant prédictible. Les règles de la vie en commun, nécessaires à l’organisation communautaire, ne sont pas figées ou rigidifiées, mais ouvertes à la discussion et à la réinterprétation, autant que rétives à l’arbitraire.

2. Donner sa chance en toute illégalité

Khaleel, réfugié de 27 ans, était fermier en Syrie près de la frontière turque. Il décrit une situation prise en tenaille entre les groupes islamiques, le gouvernement et l’armée, qui rend la simple survie de plus en plus difficile et le contraint au départ. Il dit dans le camp grec d’Idoméni, à la frontière macédonienne, la pression constante de la rivalité et le sentiment d’échec, générés par ce que Frantz Fanon appelle le « peck order », l’ordre animal des rivalités dans la basse-cour, issu du pouvoir colonial :

Les vétérinaires pourraient éclairer ces phénomènes en évoquant le fameux « peck-order »constaté dans les basse-cours. Le maïs qui est distribué est en effet l’objet d’une compétition implacable. Certaines volailles, les plus fortes, dévorent toutes les graines tandis que d’autres moins agressives maigrissent à vue d’œil. Toute colonie tend à devenir une immense basse-cour, un immense camp de concentration où la seule loi est celle du couteau .

Khaleel le met en évidence dans le camp d’Idoméni :

C’est cette situation qui crée les combats, les conflits. Pour prendre une douche, on doit attendre des heures. On n’a pas d’eau à boire ; pour avoir de la nourriture, c’est très lent. C’est une vie qui nous renvoie à l’animalité. On a tous quitté la Syrie, combattu, et l’UE a promis ce qu’elle n’a pas donné. Même en Syrie ou en Afghanistan, on avait une vie, une famille ; et on n’a plus rien. Même pour moi, c’est étrange de se sentir dans la situation d’un looser.

C’est cette position à la fois de looser, de perdant, et de sujet animalisé, à laquelle sont assignés les réfugiés, non seulement par les dispositifs qui mettent en œuvre policièrement et militairement la guerre contre eux, mais aussi par les dispositifs d’assistance qui les privent de toute responsabilité sur leur propre devenir. À l’assignation à la défaite, s’ajoute ainsi la situation, sans cesse conflictuelle, des pressions internes au camp, liées au manque et à la rivalité qui en est la conséquence, dans les contraintes imposées d’une loi de la jungle. Et, à la brutalité de celle-ci, est venue se superposer la violence spécifique de l’évacuation du camp en mai 2016 :

C’était violent. Personne ne pouvait rester, on était matraqués. Ils avaient utilisé des grenades lacrymogènes avant. Ils les ont utilisées très souvent contre nous. Plus de 100 personnes se sont retrouvées à l’hôpital. Le gouvernement de la Macédoine-Fyrom a utilisé des balles en plastique. Depuis le matin jusqu’à 4-5h de l’après-midi, avec les gaz. Ils ont bombé dans le camp et à l’intérieur des tentes. C’était fou.

8 400 migrants s’y sont retrouvés piégés par plus de 700 policiers aidés d’un hélicoptère. Khaleel raconte les refus de monter dans les bus, les poursuites, les tentatives de se regrouper pour affronter les violences, les insultes et les mensonges des policiers chargés de l’évacuation, et les tentatives de corruption sur les réfugiés.

Le contraste est total avec l’espace dans lequel nous sommes actuellement, où Ahmet, tout jeune musicien syrien de 18 ans, joue du saz, assis dans un coin, dans la salle de bar presque vide du City Plazza. Kahleel est venu s’asseoir à côté de lui, et c’est sur ce fond musical que se déroulent nos échanges. Ahmet ne parle qu’à la fin de l’entretien, pour me donner son nom, celui de son instrument et de l’auteur de la musique (Aram Dikran), et les titres des morceaux (sav jo, jiigar, xwin). Comme pour m’initier, même fugacement, à une culture vivante qu’il voudrait partager. Khaleel conclut :

Dans ce bâtiment, même s’il y a des problèmes, on ne nous regarde pas comme des réfugiés, mais comme des personnes. On est des personnes humaines, on a des personnalités. Ils nous respectent et nous donnent une chance. Ils nous donnent la main. Ce n’est pas officiel, c’est un squat, c’est illégal. Mais ils croient en nous et ils nous donnent une chance. Tout le monde, volontaire ou non, est comme une famille, avec des relations. Dans les ONG, il y a séparation entre volontaires et réfugiés : chacun a un rôle, on n’est pas proches.

Au-delà de l’absence de violence et de la dimension protectrice du lieu, il y a ce leitmotiv : « ils nous donnent une chance », qui déploie en chacun la reconnaissance d’un potentiel. Et l’affirmation que c’est bel et bien l’« illégal » qui offre ici les véritables conditions d’une légitimité.
Au deuxième étage. Les occupants (volontaires grecs et étrangers, et réfugiés) sont en train de vider la cuisine qui doit être nettoyée, et de transporter des cartons dans la grande salle de séjour vide, qui doit normalement servir comme espace de jeu pour les enfants. Des affiches militantes et des photos partout sur les murs. Sur un grand tableau noir, le programme des activités et enseignements prévus par horaires dans la journée (uniquement l’après-midi), avec les salles qui y sont affectées. Des enfants courent.

3. Élaborer la représentation politique

Le soir, ayant de nouveau franchi les contrôles des étudiants, on revient dans cette salle de bar du grand hôtel design des années soixante-dix, désaffecté, puis réaffecté par le collectif, pour un rendez-vous avec l’un de ses fondateurs. Yannis, engagé dans la gauche radicale depuis vingt-cinq ans, a rompu avec Syriza lors de la volte-face de 2015. Titulaire d’un master de philosophie politique obtenu à Paris 8, il est journaliste dans un site engagé. Il qualifie l’expérience du City Plazza de « laboratoire biopolitique », donnant au concept foucaldien de biopolitique un sens positif : non pas celui de la surveillance et du contrôle, mais celui de l’initiative revitalisante :

L’hôtel demande un investissement quotidien, qui dépasse les limites du militantisme traditionnel. Il s’agit d’organiser sa propre vie dans un cadre politique, en coexistence avec les réfugiés. Il y a aussi des Grecs solidaires qui habitent ici (moi, j’habite ici). C’est un laboratoire biopolitique, intermédiaire entre la ville, le politique, le social, qui crée de nouvelles données et de nouvelles questions. C’est un mélange entre vie privée et espace public : c’est une expérience politique très importante. Les volontaires ont une chambre pour deux ou trois. En ce qui concerne les Grecs, ça construit un nouvel espace politique, après l’esprit de Syriza dans la Gauche radicale. Ça ne construit pas seulement une alliance politique, mais aussi une nouvelle entité politique.

L’expérience est doublement créative : c’est d’une part celle d’un véritable espace de vie commune, partagée entre réfugiés, associatifs grecs et volontaires étrangers, n’abolissant pas seulement les frontières géopolitiques, mais aussi une large part des frontières séparant vie publique et vie privée. Par là-même, il abolit aussi la frontière entre sédentaires et migrants. Mais également la frontière instaurée par les ONG entre responsables de l’aide et demandeurs. C’est de ce fait aussi contre le front des subalternités qu’un tel laboratoire s’instaure. Et de ce point de vue, c’est une réponse à la critique que Khaleel adressait aux ONG : « Dans les ONG, il y a séparation entre volontaires et réfugiés : chacun a un rôle, on n’est pas proches ». L’idée de coexistence est ici déterminante, et elle engage de fait une relation qui noue l’existentiel au politique.
Mais en outre, l’expérience destitue les frontières mêmes des rivalités nationalistes entre réfugiés, autant que celles des rapports de genre fondamentalement inscrits dans toutes les cultures :

Les assemblées par nationalité sont interdites ici : c’est une grande différence avec les camps de l’État, qui sont divisés en nationalités. Ici, c’est un amalgame. Il n’y a pas de conflits entre nationalités ici, parce qu’on a été décisifs là-dessus, dès le début de l’occupation. Toutes les nationalités et toutes les religions sont respectées, mais c’est vraiment internationaliste.
Pour le rapport hommes / femmes, il y a des règles strictes sur les questions du sexisme, de la violence et des agressions verbales. Si quelqu'un fait quelque chose, il est renvoyé de l’hôtel. On a renvoyé quelques personnes au début, et ensuite tout est allé bien. Un problème peut toujours arriver, mais tout le monde sait très bien que si quelqu'un fait quelque chose, il est renvoyé de l’hôtel.

La revendication de liberté politique passe donc ici par un certain nombre d’interdits très précisément énoncés, dont la transgression est rigoureusement sanctionnée. Une sorte d’expérience in vivo du concept rousseauiste du caractère émancipateur de la loi. À l’encontre tout autant du chaos occasionné par le non-droit, que des directives aliénantes de l’Union Européenne, produisant à leur tour, par le droit, une forme plus perverse encore du non-droit.
Le « laboratoire » autogéré du City Plazza est donc véritablement la présentification d’une alternative politique à l’échec des gouvernementalités européennes et mondialisées. Il administre la preuve d’un potentiel de responsabilisation politique des réfugiés. Yannis le dit :

City Plazza a prouvé qu’on peut avoir un autre modèle d’hospitalité des réfugiés, que les réfugiés de différentes nationalités peuvent coexister pacifiquement, entre eux et avec les voisins grecs. Qu’on peut faire tout ça DANS la ville, et pas au-dehors, à l’encontre de l’Union Européenne et du gouvernement. On a prouvé aussi qu’on peut faire une politique par en bas, avec un succès considérable. On a prouvé qu’on peut faire les choses autrement que la politique de la Garde nationale, pour être des acteurs, et pas seulement des mots. On n’a pas seulement condamné la politique grecque ou européenne, on a construit une alternative.

Au moment où nous y allons, le City Plazza a déjà accueilli 1500 réfugiés, et ils sont 400 à l’intérieur de l’hôtel. Deux ans après notre visite, en juillet 2019, ayant hébergé 2500 réfugiés pendant plus de trois ans d’existence, l’Assemblée du City Plazza, sous la pression des procès d’évacuation et d’un brutal retour au pouvoir de la droite dure, décidera de mettre fin à l’expérience créatrice d’une utopie réalisée. Mais la preuve de ce possible demeure, et le modèle de représentation communautaire qu’il a offert éclaire la réalité de nouvelles formes de solidarité politique.

© Christiane Vollaire