L'exil comme terrain philosophique



Pour le programme Exil-désexil
Décembre 2017
À partir de mon livre Pour une Philosophie de terrain, Paris, Créaphis, 2017.
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Résumé :
Pour une Philosophie de terrain tente de formaliser les pistes ouvertes par la confrontation de la réflexion philosophique aux rapports de pouvoir. La question de l’exil, dans la multiplicité de ses sens, y est centrale : distance de l’abstraction conceptuelle par rapport au réel, mouvement d’écart des courants empiristes à l’égard de cette pensée elle-même, éloignement de la recherche du terrain à l’égard des académismes. Pour cette raison, l’exil n’est pas seulement l’objet de cette pensée du terrain, il en est le moteur.
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Texte :
Lors d’entretiens menés avec des femmes militantes des Balkans au sortir de la guerre du Kosovo, en 1999, l’une d’entre elles, Svetlana Slapsak, historienne d’origine slovène contrainte à l’exil par les politiques nationalistes issues de la chute des blocs, avait eu cette phrase :

Nous avons vu notre pays émigrer et s’éloigner de nous. Ce n’est pas nous qui émigrons, mais le pays.

Il est impossible de penser l’exil sans penser, en miroir, la présence en soi, comme référent, de ce que le devenir du pays trahit. Sans penser son propre exil comme le véritable point d’ancrage, la permanence, de ce dont le pays s’est exilé. Sans se penser comme le dépositaire d’une constance trahie par la mutation territoriale. Sans subjectiver, dans une intériorité demeurée communicable, une authenticité dont les dirigeants politiques se sont, dans un véritable mouvement de dérive, éloignés. Pour ce qui concerne les violences nationalistes des années quatre-vingt-dix, elles avaient, aux yeux de Svetlana Slapsak, fait muter le pays hors des traditions d’accueil cosmopolitique constitutives de la Mittleuropa. Et pour cette raison, c’est à son pays - et non pas à elle-même - qu’elle attribuait la position d’exil.

Quelle position d’exil l’activité philosophique implique-t-elle donc chez ceux qui la pratiquent ? À quels déplacements sont-ils convoqués ? Et quelle autre forme d’exil est supposée dans les déceptions que cette pratique elle-même peut susciter ? Tenter de répondre à ces questions, c’est admettre que la position de la philosophie à l’égard des exilés n’est pas de surplomb, mais de résonnance, et qu’elle convoque chez le chercheur des effets d’analogie. Non pas une empathie au sens affectif du terme, qui n’éviterait pas les pièges de la projection abusive ; mais un écho, qui peut être inaudible aussi bien qu’assourdissant, et dont il faut régler le son pour l’entendre.
C’est à ce réglage que j’ai tenté de procéder en écrivant Pour une Philosophie de terrain, qui ne traite pas spécifiquement de l’exil, mais est, à des degrés divers, nourri de sa fréquentation et de quelques formes de son expérience.

1. Exil du chercheur et politique de l’entretien

Le livre est dédié à Johann Schögler, militant d’origine autrichienne mort en 2016, des suites d’un tir tendu de grenade lacrymogène envoyé par la police française trente-six ans plus tôt. Diminué sur le plan respiratoire pendant toute sa vie, il subira des années plus tard la mutation en cancer de la grave blessure ophtalmique qui l’avait aveuglé les premières semaines, jusqu’à la métastase hépatique qui l’emportera. Johann, qui avait choisi de vivre en France, s’était vu, quelques mois après l’agression policière de 1980, réveillé au petit matin, menotté et embarqué à l’aéroport pour être renvoyé en Autriche, exilé de force dans son propre pays .
Trois chapitres construisent le livre. Le premier veut mettre en évidence les difficultés et les paradoxes qui sous-tendent l’idée d’une philosophie de terrain. Paradoxes intrinsèques au discours philosophique lui-même, puisque celui-ci se définit par une exigence d’abstraction et un recours au principe d’universalité, là où le terrain suppose au contraire un rapport à la particularité du concret. Si le discours philosophique marque un décalage, une distance, un recul par rapport au réel, s’il pose cette nécessité dissociative, on peut dire qu’il marque à son égard un mouvement d’écart. Mais cet écart traduit lui-même un profond sentiment d’exil à l’égard de ce réel. Un ouvrage de vulgarisation de Jeanne Hersh s’intitulait L’Étonnement philosophique, et elle y faisait référence à ce sentiment d’inadéquation qui marque l’origine d’une démarche philosophique : les morceaux du monde, tels qu’il sont donnés, ne collent pas entre eux et empêchent qu’on puisse y coller soi-même. Et seules de nouvelles pistes interprétatives sont susceptibles de rendre intelligible ce à quoi les représentations admises ont fait perdre son sens. Ce sentiment spontané d’inadéquation, de n’être pas à sa place et de ne pouvoir pas la forcer, suscite le recul critique.
Mais si la philosophie marque traditionnellement cet écart nécessaire qui permet de théoriser le concret en le rendant interprétable, cet écart lui-même aboutit à refermer les clôtures de ce qui devient un académisme, détaché de la relation nécessaire au monde. Michel Foucault, dans un texte de 1976, définissait ainsi la différence entre intellectuel universel et intellectuel spécifique. En opposant le notable à l’expert, ou le porteur de légitimité qui dit ce qui doit être au vecteur de savoir qui creuse le sillon de son domaine, il récusait la prétention philosophique à dire l’universel :

L’intellectuel « universel » dérive du juriste-notable et trouve son expression la plus pleine dans l’écrivain, porteur de significations et de valeurs où tous peuvent se reconnaître. L’intellectuel « spécifique » dérive d’une tout autre figure, non plus le « juriste-notable », mais le « savant-expert ». (…) Il me semble que nous sommes à un moment où la fonction de l’intellectuel spécifique doit être réélaborée.

Cette réélaboration de l’intellectuel spécifique passait aux yeux de Foucault par de nouvelles formes d’engagement, liées à une relation concrète au terrain des luttes. Et de ce fait, la fonction politique de l’intellectuel y est interrogée à partir de sa position sociale :

L’intellectuel relève d’une triple spécificité : la spécificité de sa position de classe (petit-bourgeois au service du capitalisme, intellectuel « organique » du prolétariat) ; la spécificité de ses conditions de vie et de travail, liées à sa condition d’intellectuel (son domaine de recherche, sa place dans un laboratoire, les exigences économiques ou politiques auxquelles il se soumet ou contre lesquelles il se révolte, à l’université, à l’hôpital, etc.) ; enfin, la spécificité de la politique de vérité dans nos sociétés.

À partir de cette triple sédentarité (de classe, de travail, de culture), Foucault pensait la position de l’intellectuel comme celle d’un nécessaire déplacement. Déplacement qui nécessite la conscience de l’origine même de son propre discours. Être conscient de la spécificité de sa propre position, de sa particularité sociale et historique, de son relativisme culturel, c’est admettre l’impossibilité d’un point de vue universel. Mais c’est admettre aussi que parler, travailler, produire des réflexions et des analyses, élaborer une pensée, ne peut se faire qu’au prix d’un exil de cette situation de classe pour produire une position de chercheur.
Et cette position sera nécessairement défaillante, mal articulée à son propre objet, sujette à l’erreur et au manque, parce qu’elle est produite à partir de l’entre-deux d’un exil. Le déplacement, ou la déterritorialisation (pour reprendre l’expression de Deleuze) font du philosophe un chercheur qui n’atteint pas pleinement l’objet de sa recherche, précisément parce que cette recherche n’est pas une enquête, mais bien plutôt une quête, le mettant en position de quémandeur.
C’est l’affirmation de cette position qui me pousse à élaborer l’idée d’une politique de l’entretien. Le premier chapitre du livre vise donc trois objets. Le premier est de mettre en évidence la nécessité d’une philosophie de terrain à travers les difficultés qu’elle affronte : conflit avec les traditions dominantes de la métaphysique ou de la phénoménologie dont elle s’émancipe ou auxquelles elle contrevient ; écart par rapport aux sciences humaines dont elle partage les terrains sans viser les mêmes enjeux, établissant avec elles un rapport à la fois dissociatif et associatif ; tensions par rapport au terrain, où la position du chercheur relève toujours, à un niveau ou à un autre, de l’intempestif, dans des conditions qui sont souvent, pour les sujets auxquels on s’adresse, de survie plutôt que d’analyse, de résolution de problèmes très concrets plutôt que de réélaboration.
Mais c’est précisément à cause de ces situations que le chercheur est amené à solliciter la pensée de ses interlocuteurs, à les mettre en position de savants face à sa propre ignorance. Travaillant autour de ce qu’on appelle « politiques migratoires », et qui sont devenues une problématique centrale du monde contemporain, le chercheur est amené à interroger ceux qu’on appelle « migrants » non pas comme les objets de ces politiques, mais comme les sujets de leur critique. Non pas comme les victimes des décisions qui les frappent, mais comme les penseurs d’alternatives possibles ; non pas comme les témoins assignés à parler devant celui qui jugera de la validité de leur discours, mais comme les experts d’une histoire qui s’inscrit dans leur expérience et participe ainsi de la formation d’une réflexion éclairante. Ce que le chercheur sollicite, c’est bel et bien la réflexivité de ses interlocuteurs, plutôt que l’éternelle narration du récit de leurs souffrances. Et si l’on place le curseur à ce niveau-là, l’attente ne sera pas déçue, parce qu’elle est réciproque : celui qui interroge désire apprendre tout autant que celui qui parle désire mettre en œuvre sa capacité réflexive, plutôt que les aptitudes retorses à la narration apitoyante, à la servilité ou à la diplomatie qu’on exige ordinairement de lui pour l’admettre dans un lieu d’accueil des exilés, l’exilant ainsi de sa propre pensée.
Il s’agira par là au contraire de se trouver un terrain commun : celui d’une pensée critique que le questionnement vise à déployer. L’expérience en Pologne, faite en 2008 dans des centres d’hébergement et de rétention, qui a donné lieu en 2012 à la publication du Milieu de nulle part en collaboration avec le photographe Philippe Bazin, a cristallisé cette conceptualisation d’une philosophie de terrain à partir d’une politique de l’entretien.

2. Traditions philosophiques alternatives et refus de la division du travail

Le second chapitre ouvre un regard rétrospectif sur ce qui, dans l’histoire de la philosophie elle-même, trace le sillage d’un rapport au terrain. Il est très loin d’être exhaustif, mais cible, sur trois périodes, sept auteurs de la tradition philosophique « inquiets d’un rapport au terrain » : Spinoza, Marx et Engels dans le temps de la modernité ; Simone Weil et Hannah Arendt dans le temps de la philosophie contemporaine ; Bourdieu et Foucault dans le temps de notre actualité.
Dans tous les cas, leur pensée est à la fois interrogée dans le contexte socio-historique où elle naît, et dans les processus de subjectivation qui la rendent singulière et la font émerger à partir d’un mouvement de recul, de saisissement face à la violence du réel. Pour Baruch Spinoza, l’effet traumatique de la mort par lynchage de ceux qui soutenaient son travail et voulaient publier son œuvre ; pour Friedrich Engels, l’approche du prolétariat anglais, et pour Karl Marx, la question du suicide ; pour Simone Weil, l’épreuve des violences de la division du travail et la question du déracinement de classe ; pour Hannah Arendt, l’expérience de l’exil et de la condition de paria, qui donneront lieu à sa réflexion, souvent mal comprise, sur la violence du conformisme social et politique, telle qu’elle la présentera à l’occasion du procès Eichmann sous le nom de « banalité du mal » ; pour Pierre Bourdieu, l’affrontement originel à la guerre d’Algérie à travers ses effets sur la question paysanne, donnant lieu au travail de collaboration avec Abdelmalek Sayad ; pour Michel Foucault, outre la proximité de la folie, l’insoluble question « Qu’est-ce que notre actualité ? », qui donnera lieu à ses tentatives de « reportages d’idées », sur le terrain iranien en particulier.
Tout ce second chapitre entre en résonance avec le premier, auquel il vise à donner en quelque sorte une profondeur de champ, en mettant, en écho à cette puissance des penseurs historiques, le présent de ma propre expérience, des pistes que je propose et des philosophes actuels qui me paraissent liés à cette question, quelle que soit la diversité de leurs orientations ou de leur notoriété : Étienne Balibar, Jacques Rancière, Grégoire Chamayou, Olivier Razac, Eugénia Vilela, Sophie Djigo, Marie-Claire Caloz-Tschopp, Bertrand Ogilvie, Alain Brossat, Isabelle Delpla, Magali Bessone, Tony Ferri, Alain Deneault, Dénètem Touam Bona ou Yves Schwartz, pour n’en citer que quelques uns.

Au cœur de la pensée de Simone Weil se nouent les fils qui tiennent tous ces questionnements sur le rapport de la philosophie au terrain : le nécessaire déplacement de classe du chercheur, mais aussi de ce fait la dimension « déplacée » de son travail ; l’entre-deux qui détermine son rapport à l’institution, éducative ou entrepreneuriale, et la manière dont cette position d’équilibriste va remettre en cause la division du travail entre « manuel » et « intellectuel ». Elle y insiste, se référant à la pensée marxiste, dans un texte de 1933 intitulé « Allons-nous vers la révolution prolétarienne ? », pour stigmatiser la division du travail :

Marx avait bien vu la force d’oppression que constitue la bureaucratie. Il avait parfaitement vu que le véritable obstacle aux réformes émancipatrices n’est pas le système des échanges et de la propriété, mais « la machine bureaucratique et militaire de l’État ». Il avait bien compris que la tare la plus honteuse qu’ait à effacer le socialisme, ce n’est pas le salariat, mais « la dégradante division du travail manuel et du travail intellectuel », ou, selon une autre formule, « la séparation des forces spirituelles du travail d’avec le travail manuel ». (…) On ne voit pas comment un mode de production fondé sur la subordination de ceux qui exécutent à ceux qui coordonnent pourrait ne pas produire automatiquement une structure sociale définie par la dictature d’une caste bureaucratique.

Ce faisant, elle reprend la distinction énoncée par Gramsci entre capacité intellectuelle et fonction intellectuelle :

L’ouvrier ou le prolétaire, par exemple, n’est pas caractérisé de façon spécifique par le travail manuel ou le travail au moyen d’outils (…) mais par ce travail dans des conditions déterminées et dans des rapports sociaux déterminés. (…) C’est pourquoi, pourrait-on dire, tous les hommes sont intellectuels ; mais tous les hommes ne remplissent pas dans la société la fonction d’intellectuels.

De ce fait, la réduction de l’ « intellectuel » à sa fonction, symétrique de la réduction du « manuel » à sa fonction, pose un déni à la fois sur la capacité intellectuelle de tout sujet, et sur l’instrumentalisation de la fonction intellectuelle à des fins de pouvoir. Et c’est de ce double déni que procède la trahison bureaucratique, comme confiscation du pouvoir par la caste de ceux qui ne réalisent pas le travail productif, et se définissent donc quelque part, qu’ils soient ou non « intellectuels » au sens spéculatif du terme, comme détenteurs de la pensée par opposition aux exécutants.
C’est pourquoi pour Weil, très clairement, le passage par le terrain est la condition sine qua non de la possibilité de penser authentiquement le politique. Elle l’écrit en 1935, dans sa correspondance, sur le mode de la liberté de ton que permet celle-ci :

Quand je pense que les grands chefs bolcheviks prétendaient créer une classe ouvrière libre et qu’aucun d’entre eux – Trotsky sûrement pas, Lénine je ne crois pas non plus – n’avait sans doute mis le pied dans une usine et par suite n’avait la plus faible idée des conditions réelles qui déterminent la servitude ou la liberté pour les ouvriers – la politique m’apparaît comme une sinistre rigolade.

3. Penser comme exil les conditions ouvrière et paysanne à partir du terrain

Or c’est à partir de la condition d’exil que Weil va penser la vie ouvrière :

Les ouvriers d’usine sont en quelque sorte déracinés, exilés sur la terre de leur propre pays. (…) Le malheur de l’ouvrier à l’usine est encore plus mystérieux. Les ouvriers eux-mêmes peuvent très difficilement écrire, parler ou même réfléchir à ce sujet, car le premier effet du malheur est que la pensée veut s’évader.

C’est cet exil de la pensée qui détermine le temps du travail aliéné :

Le temps lui a été long et il a vécu dans l’exil. Il a passé sa journée dans un lieu où il n’était pas chez lui ; les machines et les pièces à usiner y sont chez elles, et il n’y est admis que pour approcher les pièces des machines. On ne s’occupe que d’elles, pas de lui. D’autres fois on s’occupe trop de lui et pas assez d’elles, car il n’est pas rare de voir un atelier où les chefs sont occupés à harceler ouvriers et ouvrières, veillant à ce qu’ils ne lèvent pas la tête même le temps d’échanger un regard, pendant que des morceaux de ferraille sont livrés à la rouille dans la cour.
Le corps est parfois épuisé, le soir, au sortir de l’usine. Mais la pensée l’est toujours, et elle l’est davantage. Quiconque a éprouvé cet épuisement et ne l’a pas oublié peut le lire dans les yeux de presque tous les ouvriers qui défilent le soir hors d’une usine.

Et elle montre ainsi que ce qui provoque la joie du moment de la grève, c’est précisément que, par l’occupation de l’usine, elle met fin à cette condition d’exil : l’occupation de l’usine est en quelque sorte un retour au pays, la réappropriation au moins temporaire d’un territoire antérieurement confisqué. Son texte de 1936 sur « La vie et la grève des ouvriers métallos » en atteste, à partir de sa propre expérience du travail en usine :

Enfin on respire ! C’est la grève chez les métallos. Le public qui voit tout ça de loin ne comprend guère. Qu’est-ce que c’est ? Un mouvement révolutionnaire ? Mais tout est calme. Un mouvement revendicatif ? Mais pourquoi si profond, si général, si fort et si soudain ? Quand on a certaines images enfoncées dans l’esprit, dans le cœur, dans la chair elle-même, on comprend. On comprend tout de suite. Je n’ai qu’à laisser affluer les souvenirs. (…) Me voici sur une machine. Compter cinquante pièces (…) Je ne vais pas assez vite. La fatigue se fait déjà sentir. Il faut forcer.

L’aliénation du travail est un véritable exil de la condition humaine. Et c’est seulement le vécu de ce sentiment d’exil, la réflexion sur l’inhibition de la pensée qu’il produit perversement par l’effort même de l’activité de travail, qui permettent de théoriser, à partir de l’expérience de terrain, les torsions de ce qu’elle appelle, dans son ouvrage de 1937, La Condition ouvrière. Que cette condition soit destinée à tuer dans le sujet la capacité intellectuelle, bien plus encore qu’à le faire produire, c’est ce qu’elle éprouve elle-même dans cette forme spécifique de confusion mentale produite par l’abrutissement du travail, qui l’affecte dans le temps même de son terrain, comme elle l’écrit à l’ingénieur dans l’usine duquel elle s’est fait embaucher :

Si je vous dis, par exemple, que le premier choc de cette vie d’ouvrière a fait de moi pendant un certain temps une espèce de bête de somme, que j’ai retrouvé peu à peu le sentiment de ma dignité seulement au prix d’efforts quotidiens et de souffrances mentales épuisantes, vous êtes en droit de conclure que c’est moi qui manque de fermeté. D’autre part, si je me taisais – ce que j’aimerais bien mieux – à quoi servirait que j’aie fait cette expérience ?
La seule ressource pour ne pas souffrir, c’est de sombrer dans l’inconscience. C’est une tentation à laquelle beaucoup succombent, sous une forme quelconque, et à laquelle j’ai souvent succombé. Conserver la lucidité, la conscience, la dignité qui conviennent à un être humain, c’est possible, mais c’est se condamner à devoir surmonter quotidiennement le désespoir.

Nul misérabilisme dans ces remarques, mais la désignation très claire du caractère contre-nature, c'est-à-dire contre la nature humaine, de l’organisation du travail : la finalité sociopolitique de domination est clairement prépondérante sur la finalité économique de production, dans le sens que développera Pierre Clastres en 1974, à partir de son travail de terrain chez les Indiens Guaranis, en écrivant La Société contre l’État. Il place la notion d’exploitation au cœur de sa réflexion, en montrant comment elle est la véritable finalité, en tant que système de domination, de la division du travail dans les sociétés modernes, à l’encontre des sociétés originelles où cette division n’est pas pratiquée.
Dans son ouvrage L’Enracinement, paru en 1943, Weil, à partir des problématiques de la division entre travail manuel et travail intellectuel qu’elle a précédemment dénoncée, reviendra sur cet exil de la condition ouvrière :

Bernanos a écrit que nos ouvriers ne sont quand même pas des immigrés comme ceux de M. Ford. La principale difficulté sociale de notre époque vient du fait qu’en un sens ils le sont. Quoique demeurés sur place géographiquement, ils ont été moralement déracinés, exilés, et admis de nouveau, comme par tolérance, à titre de chair à travail. Le chômage est, bien entendu, un déracinement à la deuxième puissance. Ils ne sont chez eux ni dans les usines, ni dans leurs logements, ni dans les partis et syndicats soi-disant faits pour eux, ni dans les lieux de plaisir, ni dans la culture intellectuelle s’ils essayent de l’assimiler.

Écrivant en 1975 Esthétique de la résistance, Peter Weiss, auquel je me réfère à la fin de mon livre, déploiera cet exil de la culture intellectuelle et artistique que doit affronter le monde ouvrier, et la manière dont revendiquer sa part d’accès à la production culturelle plonge dans le double bind du risque de trahison de classe :

Nous nous trouvions toujours confrontés là à notre statut d’exclus et lorsque nous étions en train de découvrir ce qui échappait au temps, ce qui était puissant, nous courions le risque de nous éloigner de notre classe.

Simone Weil met en évidence ce sentiment d’exil non seulement dans le monde ouvrier, mais au sein même du monde paysan, dont elle signale l’oxymore : Il est contre-nature que la terre soit cultivée par des être déracinés. Et elle en saisit la dimension mortifère pour le devenir de l’ensemble du pays :

Le déracinement paysan a été, au cours des dernières années, un danger aussi mortel pour le pays que le déracinement ouvrier. Un des symptômes les plus graves a été, il y a sept ou huit ans, le dépeuplement des campagnes se poursuivant en pleine crise de chômage. Il est évident que le dépeuplement des campagnes, à la limite, aboutit à la mort sociale.

Ainsi, de même que l’exil ouvrier n’est pas seulement lié au phénomène de déplacement géographique de l’exode rural mais au phénomène politique de l’exploitation qui suscite la déshumanisation des rapports de travail, de même l’exil paysan n’est pas seulement lié au phénomène géographique de l’isolement des campagnes par la parcellisation des terres, mais au phénomène symbolique de l’homogénéisation des standards culturels par le monde citadin, et de son hégémonie médiatique :

Au XIVème siècle, les paysans étaient de loin les plus malheureux. Mais même quand ils sont matériellement plus heureux (…), ils sont toujours tourmentés par le sentiment que tout se passe dans les villes, et qu’ils sont out of it. Bien entendu, cet état d’esprit est aggravé par l’installation dans les villages de TSF, de cinémas, et par la circulation de journaux tels que Confidences et Marie-Claire, auprès desquels la cocaïne est un produit sans danger.

Quand ce cycle de l’exil physique à l’exil symbolique a été parcouru, il n’y a plus de place nulle part pour l’authenticité d’une présence au monde là où toutes les valeurs de la coexistence ont été désolidarisées.
Le travail de terrain de Simone Weil va donc être une tentative pour faire réémerger ces valeurs d’un monde commun et d’un espace public partageable, non par un discours métaphysique (qui est une autre part de son œuvre), mais par un discours politique. Et de ce point de vue, sa position constante est de considérer l’expérience du terrain, qui la met à distance de sa condition de classe, comme un retour à la réalité de la condition humaine dont les effets des privilèges de l’intellectuel bourgeois l’ont originellement exilée.

4. Penser le terrain en articulant la philosophie à l’esthétique documentaire

Le déplacement du chercheur est donc ce qui va lui permettre de débusquer des conditions d’exil sur les territoires où se produisent des abus de pouvoir, et où ceux-ci peuvent être désignés comme exilants : l’injustice sociale, la ségrégation immobilière, la confiscation de la décision politique par des intérêts maffieux, sont autant de facteurs d’un sentiment d’exil politique. Mais ils obligent alors à prendre en considération l’espace des revendications sociales, qui en conteste les effets et y propose des alternatives. C’est ce qui fait l’objet du troisième chapitre de ce livre, où trois exemples de mon expérience de terrain seront présentés dans la perspective de leur formalisation.
Dans les trois cas, le déplacement géographique du chercheur (en Égypte en 2011, au Chili en 2012, en Bulgarie en 2014) ne signifie nullement une recherche d’exotisme ou de folklore, mais au contraire une démarche dans laquelle la recherche des spécificités de chaque espace, de chaque culture, de chaque forme de relation à l’histoire, à la socialité et au pouvoir finit par déterminer des constances, des résonnances, des achoppements où vont se nouer des analogies. Et ces analogies sont au principe même de l’idée de solidarité. Travaillant sur la pensée de Rousseau pour mon ouvrage de 2007, Humanitaire, le cœur de la guerre, j’en avais dégagé le concept de pitié tel que le met en œuvre Rousseau : non pas dans sa version apitoyante et asymétrique reprise par le discours religieux dans ses variantes caritatives et humanitaires, mais dans son sens fort d’épreuve fondamentale d’une humanité commune au fondement des légitimations du droit : la pitié comme principe politique de solidarité. Le concept de solidarité est de ce point de vue au cœur de l’élaboration du droit naturel, qui a donné lieu à l’émergence des droits de l'homme, non comme ritournelle creuse de l’universel, servant à légitimer le droit de conquête dans le dispositif colonial (au nom du « droit des femmes » par exemple), mais comme véritable instrument de critique des abus de pouvoir et de remise en cause de la légitimité des droits nationaux, y compris et d’abord sur les territoires occidentaux. Tant il est impossible de discréditer la violence des politiques migratoires et des législations qui les soutiennent autrement qu’à partir de cette position.
Les trois terrains auxquels je me réfère sont en quelque sorte des mises en visibilité de la formule de Svetlana Slapsak citée en introduction de ce texte :

Nous avons vu notre pays émigrer et s’éloigner de nous. Ce n’est pas nous qui émigrons, mais le pays.

Et pour notre part, nous pouvons en dire autant de notre pays d’origine : c’est seulement en nous présentant comme des opposants aux décisions politiques de nos propres dirigeants, que nous pouvons établir un dialogue avec des sujets qui, sur leur propre territoire, sont dans des positions similaires : nous partageons ce sentiment d’exil qui est le commun de nos revendications solidaires.
Je cite donc une partie des textes tirés de ces trois terrains, à partir des entretiens menés dans chacun d’eux. Sur le terrain de la révolution égyptienne de 2011 émergent les figures à la fois jumelles et antagonistes de deux militantes affrontées au danger des grèves et des revendications, l’une au Caire, l’autre à Alexandrie, dans le temps même où la dynamique du mouvement laisse déjà percevoir son fractionnement et ses possibles trahisons, sans permettre encore d’envisager pleinement l’ultraviolence de sa répression future.
Sur le terrain des luttes pour le logement au Chili en 2012, c’est l’espace territorial de Santiago qui est convoqué par les figures de deux chercheurs militants, anciens exilés politiques, combattant au quotidien la trahison des politiques de la mémoire, qui pose un déni sur la continuité de la violence économique à partir de l’impunité de la violence militaire. Et les luttes pour le droit au logement viennent réactiver au présent cette revendication de l’espace public.
Dans le sillage des grands mouvements de manifestation de 2013, le travail de terrain mené en Bulgarie en 2014 interroge les gestes d’immolation qui ont eu lieu à travers tout le pays, où les entretiens se sont faits sur vingt lieux des différentes régions, avec des témoins, acteurs ou critiques de ces gestes. Là, c’est l’affrontement aux systèmes maffieux noyautant les pouvoirs politiques qui sont au centre de la vie publique. Mais par là même, leurs relations aux pouvoirs occidentaux (français en particulier) seront clairement désignées.
Le chapitre s’ouvre ensuite aux modalités de mise en forme de ce travail, par les collaborations qu’il suppose. Ces trois terrains, comme d’autres (en Turquie en 2013, dans les camps du Nord de la France en 2016, en Grèce en 2017), et comme celui qui a été précédemment mentionné en Pologne, ont été menés en collaboration avec mon compagnon, le photographe Philippe Bazin, auteur de l’ouvrage Pour une photographie documentaire critique . Il est donc nécessaire de questionner le sens de cette collaboration, qui conjugue les exigences esthétiques de la photographie documentaire aux exigences politiques de la philosophie de terrain. De fait, cette conjugaison de l’esthétique et du politique oblige évidemment à penser le sens politique du travail photographique lui-même, et à réfléchir la forme à donner à l’articulation des images au texte. La question de la forme est ici essentielle, puisqu’elle condition la clarté de la réception de l’ensemble du travail, son impact et l’écho qu’il donnera à la confiance qui nous a été faite par ceux qui ont accepté les entretiens, par ceux qui ont accepté les images de leurs lieux de vie et d’action, et qui souvent, ni les uns ni les autres, n’en verront le résultat. Le travail commun en Pologne a pris la forme d’un livre, puis de plusieurs expositions ; le travail en Bulgarie celle d’une projection parlée, le travail au Chili celle d’un long article commun associé aux images. Le travail dans le Nord de la France celle d’un texte, puis d’une affiche ; le travail commun en Grèce prépare actuellement le hors-série d’une revue. D’autres formes sont encore à inventer, pour mettre en œuvre ce que Walter Benjamin appelait une « politisation de l’esthétique », à l’encontre de l’esthétisation du politique.

Pour une Philosophie de terrain n’est pas une somme, et ne prétend nullement à l’exhaustivité, ni dans ses références aux traditions intellectuelles de la philosophie ou des sciences humaines, ni dans les références esthétiques qu’il convoque autour de la question documentaire. C’est plutôt la forme relativement brève du manifeste qui a été choisie, pour solliciter d’autres échos ou d’autres collaborations au type de travail qu’il propose. S’il est vrai, comme le montrait Gramsci, que la fonction de l’intellectuel est nécessairement organique, alors, mieux vaut qu’il tente de décider de ce qu’il veut contribuer à organiser. Et cette organicité doit produire la puissance des solidarités qu’il tente de tisser entre les archipels du monde contemporain, à partir des polysémies que génère la notion d’exil, des problématiques postcoloniales à la question plurifocale des subalternes. Dans tous les cas, c’est à saisir les sujets en position d’acteurs d’une histoire qui nous est commune que ce travail veut procéder avec d’autres, dans l’affrontement aux processus multiples des globalisations contemporaines.