POLITIQUE DES MINORITÉS, POLITIQUE DU STYLE
Entretien avec Philippe Mangeot sur la revue Vacarme


Drôle d'époque n°20, automne 2007

Je pourrais commencer par notre légende dorée : je me la suis si souvent racontée qu’elle a fini par occulter tous les autres souvenirs.
Vacarme est dans son origine une histoire d’amitié. En 96, Pierre Zaoui appelle ses copains : il faut qu’on se remette au travail ensemble. Certains d’entre ceux qui ont constitué le premier cercle de la revue s’étaient rencontrés en khâgne à Lyon ; d’autres au « Couteau entre les dents », une sorte de séminaire politique d’étudiants qui s’était tenu à la rue d’Ulm au début des années 1990, qui produisait un fanzine intitulé de façon quelque peu pompeuse « Cahiers de résistance », et qui s’était particulièrement mobilisé contre la guerre du Golfe ou contre l’ouverture de la librairie négationniste « La Vieille taupe ». D’autres, enfin, s’étaient connus à Act Up, à l’époque la plus dure et la plus meurtrière de l’épidémie du sida. Pour beaucoup de gens du Couteau, qui s’étaient construits philosophiquement et politiquement dans la lecture de Deleuze et de Foucault, Act Up était le lieu où s’inventait en France, à partir d’un modèle américain, une politique des minorités.
Bref, nous écrivions des tracts et de la littérature militante, et un certain nombre d’entre nous s’étaient engagés dans la rédaction d’une thèse, soit de la littérature savante. Vacarme est peut-être né de l’envie d’essayer des formes d’écriture intermédiaires. C’était l’époque où triomphaient des discours d’experts qui occultaient soigneusement leurs déterminations politiques : face à ces discours, nous voulions au contraire croiser les savoirs militants et les savoirs savants. Or cela exigeait aussi un travail sur les formes : dans Vacarme, nous nous efforcions d’écarter à la fois les codes de la rhétorique universitaire et ceux de la rhétorique militante. Nous voulions être un laboratoire des formes, il fallait donc qu’il y ait aussi dans la revue des écritures poétiques et littéraires, qui procédaient encore d’un autre type de savoir.
Après dix ans d’existence, Vacarme a évidemment beaucoup changé, mais ce souci stylistique est demeuré intact. C’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles nous avons souvent du mal à accueillir des textes qui nous sont envoyés sans que nous les ayons sollicités : non parce qu’ils manqueraient d’intérêt, mais parce qu’ils donnent le sentiment d’avoir été écrits pour n’importe quelle revue, quitte à recourir à une rhétorique standardisée. Ces textes qui ne nous ont pas été véritablement adressés trouvent mal leur place dans Vacarme. Et parmi les auteurs que nous sollicitons, certains comprennent plus intuitivement que d’autres cette invitation à une écriture différente.

1. Le fer de lance d’une politique des minorités

La première année, la revue était bimestrielle. Elle a accompagné l’aventure de « Nous sommes la gauche », lancée par Act Up au moment de la dissolution par Chirac de l’Assemblée Nationale. « Nous sommes la gauche », c’était un peu le front commun des minorités : des malades du sida, des gays et des lesbiennes, des transsexuelles, des sans-papiers, des chômeurs, des prostituées, des usagers de drogues, etc. Or Vacarme se pensait comme le fer de lance d’une politique des minorités. Quelques personnes que nous avions rencontrées dans le cadre de « Nous Sommes la Gauche », et particulièrement des membres de Cargo, qui travaillaient au sein du mouvement des Chômeurs sur les questions de précarité et de revenu garanti, nous ont rejoints un peu plus tard.
Au bout d’un an, nous avons interrompu la publication : Vacarme avait mangé la plupart de ses fondateurs – il semble que ce soit souvent le cas dans l’histoire des auto-institutions, je l’ai vu aussi à Act Up. Nous avions tous mis nos économies pour lancer la revue, mais ceux qui s’y étaient le plus énergiquement impliqués étaient éreintés, et fauchés. Du premier cercle, seul Mathieu Potte-Bonneville n’a pas jeté l’éponge : les autres (Pierre Zaoui, Laurence Duchêne et Michel Celse) se sont éloignés, avant de revenir en beauté plusieurs années plus tard. Pour ma part, je faisais partie du deuxième cercle, j’étais responsable de la rubrique « minorités », je n’étais pas complètement épuisé, je suis resté.
On ne s’est pas engueulés, mais c’était un peu triste : l’idée de continuer n’était plus évidente. Il fallait notamment repenser la question du fric, et celle des forces. Par chance, Isabelle Saint-Saëns, que nous avions connue à « Nous sommes la gauche », nous a fait un don de 100 000 F, qui nous a donné la possibilité de repartir. Après un an d’interruption, la revue est ressortie, elle était devenue trimestrielle, et avait trouvé le format qui est encore le sien.

2. Etats de crise et aléas financiers

Pendant plusieurs numéros, nous avons fonctionné sans rédaction en chef : il y avait des responsables de rubriques, mais personne qui coordonne l’ensemble de la revue. Cela marchait correctement en interne, mais il est apparu que nos interlocuteurs avaient besoin d’accoler Vacarme à un nom, pour des raisons qui tiennent sans doute à l’imaginaire des revues. J’avais été président d’Act Up, j’étais plus identifié que d’autres, j’ai accepté de devenir un rédacteur en chef symbolique, et puis je me suis pris au jeu. En tout cas, cela a sans doute permis que nous bénéficiions de l’aide financière de Pierre Bergé, avec qui j’avais travaillé dans le cadre de la lutte contre le sida. Pendant plusieurs années, c’est grâce à lui que Vacarme a pu vivre – les maigres subventions du CNL n’y auraient pas suffi. Et c’est grâce à lui que j’ai pu devenir salarié à mi-temps, au titre de l’animation de la revue, à partir de l’automne 2001. Jusqu’alors, seule la maquette avait été rémunérée. Mais attention : rémunérée ne veut pas dire sous-traitée, les maquettistes successifs de Vacarme ont toujours été membres du comité de rédaction : Christophe Le Dréan, qui assure la maquette depuis trois ans, est partie prenante du travail éditorial collectif. De la même façon, tout le monde est « secrétaire de rédaction » à Vacarme, au sens où nous entendons cet intitulé : non seulement la correction typo et orthographique, mais le travail éditorial à proprement parler. Le secrétariat de rédaction, c’est le grand moment de collectivisation de la lecture éditoriale.
Il y a deux ans, j’ai décidé d’arrêter mon mi-temps salarié, et heureusement, parce que Pierre Bergé a décidé, dans le même temps, et sans le formuler explicitement, de suspendre la subvention : nous avons été disgrâciés, sans que la raison nous en ait jamais été donnée. Tant pis, ou peut-être tant mieux : nous avions longtemps cru que nous dépendions complètement de la générosité du prince. Nous sommes désormais plus pauvre, nous avons dû réduire le nombre de pages d’une vingtaine, mais nous avons découvert que nous pouvions tenir par nos propres moyens, grâce aux ventes et à quelques subventions privées ou publiques. Par exemple, grâce à l’opération Documenta (un dispositif de réflexion sur les thèmes de la Documenta de Kassel), nous avons pu notamment bénéficier de l’aide d’institutions artistiques.
La première année d’existence de la revue, nous démarchions nous-mêmes les librairies pour y déposer chaque numéro. Puis nous avons été distribués par le Seuil, grâce à l’entremise des éditions Verticales. Le rachat du Seuil par La Martinière, et la création de Volumen pour la diffusion, a eu pour nous des conséquences désastreuses : le numéro « Foucault », par exemple, ou le numéro « Politiques non-gouvernementales », sont sortis plusieurs semaines après leur annonce dans la presse. Nous avons donc quitté Volumen pour les Belles Lettres, qui nous diffusent depuis que nous sommes devenus partenaires des éditions Amsterdam. Par ailleurs, nous avons été parmi les membres fondateurs d’une aventure très belle, la coopérative de diffusion Co-Errances, qui a longtemps distribué Vacarme en dehors des librairies. Mais la charge était lourde pour Co-Errances, qui diffusait de nombreux éditeurs indépendants, d’autres revues (la revue des arts vivants Cassandre, EcoRev’) et des films (ceux de Peter Watkins notamment), et la coopérative s’en est trouvée très fragilisée. Ce qui ne remet pas en cause la nécessité où nous sommes de constituer des organes alternatifs de diffusion.
Bref, nous tenons. Nos ventes ont augmenté ; nous nous sommes réapproprié les questions de diffusion. Si Pierre Bergé, ou un autre donateur, veut subventionner Vacarme, il sera chaleureusement accueilli. Mais je crois qu’on a grandi depuis la suspension de l’aide de Pierre Bergé : nous entretenions avec la revue que nous produisions un rapport un peu luxueux, nous sommes devenus une petite entreprise. On est juste à l’équilibre financier, puisqu’on a décidé d’avoir une économie conforme à nos possibilités financières. La maquette et la couverture nous reviennent à 2200 euros, et l’impression à un peu plus de 3000 euros. Nous avons réduit la voilure en passant de 1500 à 1300 exemplaires par numéro ; nous avons entre 350 et 400 abonnés et des ventes oscillant autour de 750 exemplaires pour chaque numéro. Ce n’est pas lourd, mais on tient. Il reste un gros travail à faire en direction des abonnements institutionnels – les bibliothèques en particulier.

3. Tensions et ruptures au sein de la revue

Des tensions, il y en a nécessairement dans la vie d’une revue ; la précarité d’une entreprise qui résulte presque exclusivement de l’engagement bénévole, la fatigue qui en résulte, les affects narcissiques inhérents à tout travail d’écriture, tout cela peut favoriser des tensions. Il y a eu aussi, bien sûr, des tensions sur des questions politiques : des questions qui fâchent au point d’excéder l’ordre du débat, qui reste le régime normal de la revue. Dans l’histoire du groupe, la seule tension qui ait conduit à une rupture a concerné, sans trop de surprise, Israël. Cette rupture a été mise en scène dans les pages de Vacarme, de façon d’ailleurs extrêmement douloureuse.
A l’automne 2000, Pierre Zaoui a proposé à Vacarme un dossier, consécutif à un voyage qu’il avait fait en Israël, au cours duquel il avait rencontré, notamment, un leader du Hadash (part judéo-arabe non sioniste), une éditrice d’extrême gauche, un colon religieux, etc. Ces entretiens étaient accompagnés de quelques textes très vigoureux, assez désespérés, et dont je continue d’ailleurs encore aujourd’hui de trouver certaines intuitions précieuses. Pierre y parlait notamment du large consensus sioniste de la société israélienne, et disait qu’une paix durable avec les Palestiniens passerait nécessairement par un travail de clarification du sionisme. Cet ensemble d’article ne remettait absolument pas en cause la sympathie palestinienne de Vacarme, mais il était exclusivement consacré à Israël, qu’il interrogeait sur ses marges, en dehors des grands partis de gouvernement.
Ces articles avaient circulé sur la liste interne de la revue, et n’y avaient suscité à l’époque aucune objection de publication. Peut-être à l’époque étions-nous moins soucieux qu’aujourd’hui que tout article soit validé par tous les membres du comité de rédaction : le dossier a paru, et ceux qui ne l’avaient pas lu a priori l’ont jugé scandaleux à la sortie du numéro. Ils ont demandé de publier, dans le numéro suivant, un contre-dossier intitulé « le sionisme en miettes », qui proposait d’ailleurs des articles intéressants sur le travail de déconstruction du sionisme opéré par la nouvelle histoire israélienne. Ce dossier a été publié. Je croyais naïvement à l’époque que ses auteurs l’avaient rédigé parce que c’était pour eux une façon de rester dans une revue qui ne craignait pas de rendre publics ses débats et ses différends ; mais la majorité d’entre eux ont annoncé leur départ aussitôt le numéro sous presse. Peut-être, après tout, n’avaient-ils pas tort : les noms d’oiseaux qui s’étaient échangés avaient manifestement entamé les amitiés. Or une revue, c’est aussi et peut-être d’abord une politique de l’amitié.
Au-delà de l’anecdote, et au-delà même de la question israélo-palestinienne, il me semble que ce conflit interne révélait en fait une tension entre deux tentations politiques de Vacarme. Le dossier de Pierre Zaoui partait du principe qu’il n’y a pas de politique possible sans prise en compte des rapports de force effectifs ; celui de ses contradicteurs faisait valoir la puissance des désirs de fuite – ils avaient consacré, par exemple, un article au mouvement des objecteurs de conscience israéliens. Entre désirs de fuite et rapports de force, c’est sans doute l’un des espaces de la politique telle que nous la concevons à Vacarme qui se déploie. Travailler cette question, comme nous nous efforçons depuis de le faire, c’est tout de même autrement intéressant que de rejouer le conflit israélo-palestinien dans nos appartements parisiens.

4. Lignes de fracture à l’intérieur de la gauche

Que nous nous soyons déchirés sur Israël n’est pas très étonnant. Quelques numéros plus tard, Michel Feher a écrit dans la revue une série d’articles sur la rivalité, qui divise la gauche, entre deux visions du mal secrété par la modernité : celle qui met au premier plan le racisme colonial et celle qui met au premier plan le racisme génocidaire. Le conflit israélo-palestinien apparaît comme un site où la concurrence entre ces deux visions du mal atteint sa plus haute intensité, mais Michel a ensuite montré en quoi cette concurrence explique un certain nombre des prises de position des intellectuels de gauche sur les questions internationales – sur l’Afghanistan, le Darfour, la Tchétchénie, etc.
Quoi qu’il en soit, la dureté de nos affrontements de l’époque a eu sur ceux qui sont restés plusieurs conséquences. D’abord, le travail éditorial de validation des textes est devenu beaucoup plus collectif qu’il ne l’était à l’époque. Et il en a résulté chez nous un souci de douceur qui laisse parfois à penser que Vacarme est un lac d’amour dans une gauche par ailleurs formidablement divisée. C’est délicieux, évidemment. Mais peut-être cela a-t-il parfois un peu émoussé notre capacité à ouvrir nos pages à des questions fâchantes, comme si nous avions tellement peur de nous engueuler que nous gardions à distance tout ce qui pourrait nous diviser. Sur ce point, le débat sur le Traité Constitutionnel Européen a rouvert un peu le jeu. Une petite majorité d’entre nous faisait le pari du oui, considérant qu’il y avait dans ce texte des leviers dont on pouvait faire un usage politique ; une grosse minorité faisait le pari du non, invoquant les dangers des verrouillages constitutionnels que le TCE comportait. Jusqu’aux résultats du référendum, nous nous étions accordés sur une position de principe charmante et un peu ridicule, selon laquelle Vacarme commenterait les résultats en faisant valoir le parti des perdants. Cela s’est finalement révélé moins simple que prévu : certains ouistes étaient furieux, certains nonistes furieux de la fureur des ouistes. Et nous avons réussi le tour de force de produire un éditorial collectif qui n’a satisfait personne : certains de nos lecteurs favorables au non y ont perçu l’aigreur des tenants du oui ; certains de nos lecteurs favorables au oui y ont vu un ralliement au non.
Vacarme occupe une drôle de position au sein de la gauche de gauche : nous avons beau en faire évidemment partie, nous ne nous sommes jamais reconnus dans le discours de l’anti-libéralisme, qui ne décrit souvent ni les expériences politiques dont nous procédons, ni certains de nos affects. Nous avons consacré il y a plusieurs années un dossier qui proposait une critique de la critique anti-libérale, en montrant notamment comment les luttes minoritaires auxquelles nous participions, ou dont nous nous sentions proches, pouvaient prendre appui sur des possibilités ouvertes par le libéralisme pour lui résister. Je pense notamment à la bataille des malades du sida contre les brevets pharmaceutiques, mais aussi aux stratégies mises en œuvres dans les luttes de certains peuples autochtones, auxquelles nous avons récemment consacré un « chantier ». De ce point de vue, nous sommes souvent beaucoup plus loin qu’on ne le pense souvent de ce qui se travaille à Attac par exemple, ou de ce qui s’écrit dans les colonnes du Monde Diplo. Je me souviens qu’au tout début du projet de Vacarme, certains d’entre nous définissaient cette revue qui n’existait pas encore a contrario du Monde Diplomatique. Quand je sors de la lecture du Diplo, j’ai souvent l’impression que le système qui nous accable est tellement fort et tellement cohérent que je ne peux y opposer qu’un savoir désarmé. Notre question, c’est plutôt : quelles sont les échelles, quels sont les leviers, quelles sont les marges de manœuvres dont on peut se saisir pour continuer de faire de la politique : d’où l’intérêt que nous portons à la politique des usagers, par exemple, et la façon dont cela nous conduit à démultiplier les lieux-mêmes de l’action politique : c’était le sens d’un dossier déjà ancien sur les DDASS, où l’on administre une large part de nos vies : quelle politique inventer au guichet des DDASS ? voilà le type de question que nous nous posons. Quelle peut-être une politique des gouvernés dans tous les lieux où s’exerce un « gouvernement », au sens classique du terme : une salle de classe, une prison, une entreprise, un cabinet médical, etc. ? Il n’y a pas si longtemps, le Diplo a fait une brève assez sympathique à propos de la sortie d’un numéro de Vacarme, qui saluait un article en notant qu’il tranchait, pour une fois, dans une revue globalement « fumeuse ». C’était rigolo, parce qu’ils mettaient le doigt sur ce qui nous distingue fondamentalement d’eux.
Puisque nous en sommes aux définitions de la façon dont Vacarme conçoit la politique – politique des usages plutôt que des principes, politique des gouvernés, etc. – il faut rappeler aussi la façon dont Vacarme s’est opposé, dès l’origine, à la crispation de la gauche républicaine contre les « communautarismes ». C’étaient les années 1990, à l’époque du triomphe du concept droitier de "politiquement correct", pourtant inventé aux Etats-Unis pour discréditer la gauche. Il y avait alors une crispation républicaine très forte contre les « communautarismes ». Nous y voyions un faux débat, inapte à rendre compte de la façon dont les communautés peuvent être des lieux d’invention de savoirs et de modes de résistance à des formes de domination majoritaire : selon nous, il fallait au contraire favoriser le développement des structures communautaires, seule façon, du reste, d’empêcher qu’elles ne se closent sur elles-mêmes. Je parle d’expérience : je sais comment la lutte contre le sida, dans son ensemble, s’est construite au sein de la communauté homosexuelle.

5. Pensée du style et politique de l’écriture

Vacarme n’est évidemment pas une revue d’art : c’est une revue politique ; mais c’est parce qu’elle est une revue politique qu’ elle veut être un lieu de création littéraire. On cherche à penser les questions politiques comme des questions artistiques, et les questions artistiques comme des questions politiques. Malgré les apparences, ce n’est pas un chiasme à deux balles.
Je parlais tout à l’heure du travail sur la spécificité stylistique de Vacarme. Je l’avoue, il m’est arrivé récemment de manifester à cet égard une inquiétude. Certains des articles que nous publions sont devenus plus savants qu’ils ne l’étaient auparavant. Il faut s’en réjouir, parce que la science, c’est beau ; mais aussi parce qu’aujourd’hui, des chercheurs peuvent citer des articles de Vacarme, ou indiquer dans leur propre biblio des textes qu’ils ont écrits pour la revue, ce qui n’allait pas de soi au départ. Vacarme a beau être une revue généraliste, elle est désormais considérée comme un espace légitime d’écriture pour des spécialistes. Le risque, c’est une tendance à devenir une revue des spécialités : du point de vue de l’exigence théorique, certains articles auraient leur place dans une revue de philo, dans une revue de socio, dans une revue de cinéma, dans une revue littéraire, etc. Ce qu’on a donc gagné en sérieux et en désirabilité pour les jeunes chercheurs, il se pourrait qu’on l’ait un peu perdu du point de vue de l’appropriation collective des objets de Vacarme, dans leur diversité. Cela tient peut-être au fait que nous avons – individuellement – vieilli. Au comité de rédaction de Vacarme, il y a des économistes, des historiens, des psychanalystes, des éthnologues, des linguistes, etc. Or chacun d’entre nous a avancé dans sa propre spécialité, et a envie de rendre compte de ses objets dans Vacarme. Au début nous étions tous un peu fous : nous n’avions pas peur du ridicule, nous craignions beaucoup moins qu’aujourd’hui d’écrire sur des sujets que nous venions de découvrir. Vu la façon dont les spécialités se sont aujourd’hui creusées, toute la difficulté est donc, sans rien céder de l’exigence intellectuelle, d’être dans un souci d’adresse à des non-spécialistes : question de style et de rhétorique, et non de vulgarisation. Comment éviter les idiotismes de métier ? Comment s’astreindre à expliciter tous les concepts supposés connus dans son propre champ, sans alourdir considérablement un texte ? Quand on y arrive, c’est toujours beau : les auteurs ont mouillé leur chemise pour écrire différemment de la façon dont ils s’adressent à leurs pairs. C’est cela, la politique de l’écriture de Vacarme.

6. Recollectivisation de la revue et dynamique de la structure

La meilleure façon de tenir le cap de cette exigence à consisté à rester toujours soucieux de l’hétérogénéité constitutive du collectif Vacarme. Tous ceux qui se sont engagés dans l’aventure d’une revue savent que c’est, avant toute chose, l’expérience d’un intellectuel collectif : les problèmes et les idées s’y élaborent collectivement ; et le travail sur l’écriture est parfois commun. Qu’un texte de critique littéraire ou d’économie soit relu par des gens dont ce n’est absolument pas la spécialité permet de s’assurer que le moins d’articles possibles laissent le lecteur sur le carreau.
Depuis deux ans, la rédaction en chef est devenue tournante. Vacarme est auto-éditée par l’association du même nom, présidée par Stany Grelet, qui est donc le directeur de publication de la revue. Mais la responsabilité éditoriale est assurée par un binôme, qui change à chaque numéro. J’ai quitté le poste de rédac-chef pour raisons professionnelles, mais ce départ a été incroyablement bénéfique en terme de réappropriation collective du processus d’élaboration et de fabrication de la revue. Vacarme a toujours été une revue « faite à la maison », mais les maisons se sont diversifiées. Les bouclages se font chez Antoine Perrot ; nous nous retrouvons tous chaque lundi, le plus souvent chez moi, etc.
Ces « lundis de Vacarme », qui n’existaient pas à l’époque où j’étais rédac-chef, ont permis de consolider un groupe de réflexion qui s’était un peu étiolé avec le temps, mais aussi d’accueillir de nouveaux membres du comité de rédaction. Ils peuvent faire office de comité de rédaction, mais pas seulement : ce peut être une soirée thématique sur un sujet qui nous semble important, l’occasion de projeter un film, d’inviter de futurs collaborateurs, de nous former quand l’un d’entre nous prépare une sorte d’exposé informel – il est apparu, par exemple, que nous avions besoin de cours d’économie politique – et de boire des coups. A partir du moment où le groupe est redevenu plus consistant, l’alternance de la rédaction en chef devenait envisageable. En gros, l’un(e) des deux rédacteurs(-rices) en chef assure la responsabilité du chantier de Vacarme, l’autre coordonne le reste de la revue.

Les chantiers sont ces gros dossiers qui occupent environ un tiers des pages de la revue – ils peuvent porter, par exemple, sur les lois de l’hospitalité, ou les stratégies politiques des peuples autochtones, ou sur la façon dont on peut construire un discours de gauche autour de la pensée du risque, pour ne citer que les plus récents. Ils sont en général thématiques, mais ils peuvent aussi prendre la forme d’une enquête : sur la mobilisation lycéenne contre la loi Fillon, par exemple ; ou sur une émeute à Dammarie-les-Lys, consécutive à une bavure policière.
Ces chantiers sont précédés, dans l’ordre de la revue, par une longue interview, qui, depuis quelques temps, entretient avec l’objet du chantier un rapport plus ou moins serré : nous avons interviewé Robert Castel dans le numéro dont le chantier portait sur le risque, ou Georges Didi-Huberman avant un chantier sur les « artistes en guerre ». À l’origine, nous avions pensé la série des entretiens d’ouverture comme un long feuilleton consacré aux usages politiques d’une œuvre savante ou intellectuelle. Après dix ans d’existence de la revue, le corpus des entretiens est en partie un cimetière : Bourdieu, Vidal-Naquet, Vernant … Mais c’est aussi un vivier : Rancière, Agamben, Negri, Didi-Huberman, Castel, etc. Naturellement, nous avons souvent transgressé le programme initial de ce feuilleton, en interviewant des militants (comme Hassane Bâ, l’un des leaders du mouvement des foyers Sonacotra), des journalistes comme Anne Tristan, des artistes comme Chantal Akerman, etc.
Vacarme compte, enfin, deux rubriques régulières : les Lignes et le Cahier. Les premières sont les lieux d’exposition de nos préoccupations politiques, sous forme de feuilleton : quelle est l’actualité des prisons ou des migrations ? comment articuler, dans la culture de gauche, la défense des minorités et la fidélité aux catégories populaires ? quels affects jouent dans l’expérience politique (la joie, la puissance, la colère, etc.) ? A partir du prochain numéro, nous ouvrons deux nouvelles lignes : l’une sur la nécessité de repenser la lutte des classes, l’autre sur les désirs d’égalité : autant de références dont la gauche de gouvernement semble s’être détournée. Significativement, ces lignes sont travaillées par une double exigence, celle de la recherche et celle du militantisme.
Quant au Cahier, il rassemble les textes célibataires de la revue, qu’ils soient liés à une actualité spécifique ou qu’ils consistent en des interventions poétiques ou graphiques. Ils sont « célibataires », non seulement parce qu’ils ne s’inscrivent pas dans une série, mais aussi parce qu’ils ne font pas l’objet d’une élaboration politique collective. De ce point de vue, ils sont plus que d’autres ouverts à la diversité des formes.

7. Questions de forme

Vacarme a eu plusieurs maquettes successives. Celle d’aujourd’hui est assurée par Christophe Le Drean, qui est membre du comité de rédaction : pas question de sous-traiter la conception graphique ou de la considérer comme un à-côté : la maquette est une affaire éditoriale, tout le monde s’en mêle. Elle l’est d’autant plus qu’à la différence de beaucoup de revue, nous avons des images. De fait, chaque numéro est fortement identifié par sa couverture. Carole Peclers, qui en a la responsabilité, fait au groupe une série de suggestions, qui entretiennent un rapport rêveur avec le contenu du numéro. Elle assiste à la réunion où l’on arrête le chemin de fer, puis elle prend le temps de laisser flotter ses idées, avant de faire des propositions décalées qui ne sont en rien des illustrations, mais qui sont travaillées par une sorte d’« esprit » des chantiers en cours. Nous choisissons entre ces propositions.
Depuis quelques temps, Antoine Perrot nous a rejoints – c’est lui qui fabrique les pleines pages iconographiées de la revue – notamment celles qui ouvrent les rubriques. Antoine est artiste, il présidait jusqu’à peu la FRAAP (Fédération des Réseaux des Associations et Artistes Plasticiens), et il a considérablement contribué à affirmer une politique des images dans la revue, notamment à travers des commandes pour des interventions graphiques.
Nous voulions que notre maquette soit austère, sans être pour autant décourageante ; qu’elle soit assez chic sans l’être trop – qu’elle ait une sorte de radicalité élégante. Cela n’a pas toujours été le cas. La maquette des premiers numéros, assurée par Patrick Mario Bernard, était beaucoup plus baroque : audacieuse, discutable, énervante, originale et enthousiasmante. Mais elle était aussi tellement complexe à concevoir qu’elle était inappropriable, et qu’il lui arrivait d’être un peu en concurrence avec les textes eux-mêmes. A partir du numéro 8, Patrick a proposé, au contraire, une maquette extrêmement sobre, que nous avons ensuite fait évoluer doucement, puis un peu plus brutalement avec le numéro spécial Foucault – dont j’ai assuré la conception graphique – qui a défini la charte de la maquette actuelle. L’idée, en tout cas, était que cette maquette puisse être appropriable par chacun d’entre nous. Le rêve aurait été de la collectiviser, mais il est vite apparu que c’était un leurre, et une perte de temps.
Pour ce qui concerne la création poétique et littéraire, les propositions sont majoritairement amenées par Suzanne Doppelt. Grâce à elle, on peut dire que les choix esthétiques de Vacarme s’originent dans ce laboratoire que fut, au milieu des années 1990, la Revue de Littérature Générale, dirigée par Pierre Alferi et Olivier Cadiot : c’est là que j’ai lu, parfois pour la première fois, un bon nombre des auteurs que nous avons publiés depuis.

8. Y a-t-il un impact politique d’une revue ?

Il est évidemment très difficile de mesurer l’impact politique d’une revue. Nous ne produisons pas de consigne de vote, nous ne fournissons pas de programme clé en main. Vu sous ces angles, l’impact politique de Vacarme est nul. Peut-être avons-nous contribué à neutraliser, à gauche, la tentation – très forte il y a quelques années – de marquer l'opposition entre les questions des minorités et les questions liées aux classes populaires. En tout cas je l’espère, même si cet effet est difficile à évaluer. Je sais bien qu’une revue a plus de lecteurs qu’elle ne compte d’acheteurs, mais on ne peut prétendre avoir des effets massifs quand on tire à 1300 exemplaires. Peut-être y a-t-il eu un âge d’or des revues : une époque où leur impact était beaucoup plus fort qu’il n’est devenu, même si leur tirage n’était pas beaucoup plus important que le nôtre. Je pense à l’après-guerre, avec Les Temps modernes, par exemple. En termes d’impact politique, si l’on s’inquiète des sans-papiers, il vaut mieux militer au GISTI ou à RESF qu’écrire dans Vacarme – les deux n’étant évidemment pas incompatibles. La seule façon dont nous pourrions viser à un effet politique serait de s’adresser à ceux qui, dans les partis, élaborent les programmes et les discours. D’autres revues y parviennent mieux que nous, même s’il semble que nous ayons des lecteurs parmi des responsables politiques locaux ou nationaux (chez les Verts par exemple). Nous avons discuté de ces questions après le désastre des dernières élections. Actuellement, notre arrière-plan politique, ce sont plutôt les mouvements et les associations que les partis ; plutôt les politiques non-gouvernementales que les politiques gouvernementales – c’est de là que nous venons, c’est là que nous avons construit nos manières de faire de la politique.
Quant à la réactivité de nos lecteurs, elle est variable : nous recevons des encouragements, il est arrivé qu’on nous engueule – l’entretien que nous avons fait avec Mireille Delmas-Marty avait beau être réalisé par deux personnes engagés du côté du non au TCE, il est apparu comme un engagement proTCE.
Nous avons de relations très pacifiques avec les autres revues. Nous nous sommes parfois associés à certaines d’entre elles. Il y a eu l’aventure Co-Errances, qui a constitué une communauté concrète de revues : c’était une communauté plus matérielle qu’idéologique, mais non moins politique, dès lors que c’est l’existence même des revues qui y était engagée. Nous sommes manifestement assez proches de Multitudes, où nous avons pas mal d’amis, et avec qui nous partageons un certain nombre d’objets et de terrains, même si nos angles d’attaque et nos références théoriques sont assez différentes. Nous avons aussi des liens avec Mouvements, notamment parce qu’il nous arrive de publier les mêmes auteurs, et que des gens comme Joseph Confavreux participent aux deux revues. Si l’on doit établir une cartographie des revues, il faut tenir compte des amitiés et des affections, qui excèdent parfois les affinités strictement politiques.
C’est que faire une revue est une chose finalement très intime : une chose un peu dingue, très gourmande en temps pour ceux qui la font, dans l’ignorance presque totale de ses effets réels. Savoir cela n’empêche pourtant pas de s’y coller. Pourquoi ? Il m’arrive de penser qu’il y a deux raisons de continuer. La première est qu’une revue est d’abord l’occasion de travailler ensemble – ce qui assez émouvant, peut-être un peu pathétique, mais qui dit aussi assez bien ce que c’est qu’une politique de revue. Quand je vois la sociabilité amicale de mes parents, elle m’emmerde : ils dînent avec leurs amis, ils ne travaillent pas avec eux. Mes amis, soit nous avons fait Vacarme ensemble, soit je les ai rencontrés à Vacarme, soit je vais les rencontrer à Vacarme, soit je les fais venir à Vacarme. Parce que l’amitié vit vraiment dans le travail en commun, et qu’une revue est une politique de l’amitié. La deuxième raison de continuer est liée à la première. A qui nous adressons-nous ? Peut-être avant tout à ceux que nous aimerions voir écrire à leur tout dans Vacarme ; à ceux avec qui nous aimerions travailler. Ce serait cela, l’impact politique d’une revue aujourd’hui : étendre un cercle de travail, augmenter la puissance d’un intellectuel collectif, multiplier le nombre de ses écrivains potentiels. Si on ne pense pas dans ces termes, il y a toutes les raisons de jeter l’éponge, tant l’économie d’une revue est précaire, et tant sa place est menacée : aujourd’hui, il y a des librairies héroïques qui continuent de soutenir les revues en leur réservant une vraie place ; mais beaucoup d’autres ne savent pas bien où les ranger.

9. Enjeux du support papier et du rapport à l’Internet

Très tôt, nous avons ouvert un site. Au départ, l’idée était de mettre en ligne, dans la mesure de nos forces et de nos moyens, l’intégralité des numéros. C’est aujourd’hui le cas, à quelques exceptions près, pour tous les numéros qui ont plus d’un an d’existence. Pour les numéros de l’année, seule une poignée de textes est intégralement disponible, ainsi que les sommaire et les trente premières lignes de chaque article.
Nous en avons débattu : certains plaidaient pour la générosité de la gratuité ; d’autres pour la rationalité économique du système que nous avons finalement adopté. Même en réservant les quatre derniers numéros en date, nous avons tout de même une politique extrêmement généreuse : nous mettons à disposition gratuitement des centaines d’articles – avec succès d’ailleurs : la consultation du site a considérablement augmenté ces derniers mois.
Bref, le site de Vacarme est une archive électronique, un outil de vente et d’abonnement de la revue papier, et un moyen de nous joindre. Il nous est arrivé d’imaginer que nous en ferions, à terme, autre chose : en mettant en ligne des articles qui ne seraient pas publiés sur papier ; en profitant de la liberté offerte par le support électronique, alors qu’une périodicité trimestrielle apparaît souvent contraignante, particulièrement quand nous aimerions intervenir à chaud ; en travaillant, de façon plus conjoncturelle, sur des formats plus courts ou plus longs. C’est ce que mouvements.info parvient bien à faire – mais ils ont fait le choix de privilégier le site, quitte à assouplir la régularité de la parution papier. Or nous restons des amoureux du papier, et nous n’avons pas trouvé le temps de fabriquer une i’revue spécifique.
En tout cas, la revue telle qu’elle est archivée sur le net est très intrigante : c’est une somme énorme, et c’est en même temps un ensemble d’articles dont nous ne maîtrisons plus l’environnement. Ils sont disponibles pour une lecture indépendante de l’ensemble pour lequel ils ont été initialement conçus, et ne sont plus inscrits dans le contexte et la période particulière de leur rédaction. Je l’avoue, je n’arrive pas bien à me représenter ce que pourrait être, pour nous, un travail d’éditorialisation sur le net. Cela suppose une refonte complète de nos manière de faire et de penser les articulations entre les textes, mais aussi, peut-être, de nos manières d’écrire. Il y a au sein du comité de rédaction des gens qui caressaient cette idée, particulièrement au moment où nous nous demandions si nous avions les reins financiers assez solides pour continuer. Si l’on invente une revue électronique, elle sera différente de Vacarme, dans la forme des articles comme dans la politique éditoriale. Quelque chose me dit que la structure collective est plus difficile à tenir sur une revue électronique : ce n’est pas la même temporalité, ce ne sont pas les mêmes rendez-vous. Mais je sais aussi que le choix du papier est cher, luxueux et aberrant économiquement.
C’est donc un problème qui nous divise un peu, et qui divise chacun de nous à l’intérieur de soi-même.

© Christiane Vollaire