Une épopée de l’exil ?


Pour la revue Chimères n° 93, Marche
Février 2018
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Actuellement, les représentations des migrants offrent les images des tentes, campements, bidonvilles, espaces de l’asile précaire. Mais la rencontre avec eux se fait souvent sous les auspices de la marche : dans les périphéries des villes ou des zones rurales, là où l’on ne circule qu’en voiture, celui qui marche est le dépossédé. Le piéton demeure la figure de l’errant, du vagabond, sans moyen de s’offrir un moyen de transport. Suivre celui qui marche là où les autres roulent est un sûr moyen d’aller à la rencontre de l’exilé. Marche solitaire, ou par petits groupes, de ceux qui tentent d’éviter l’affrontement aux possibles violences du raciste aux aguets ou du policier en maraude. Marche mains enfoncées dans les poches ou chargées de sacs plastique désassortis.
Mais le contraste est saisissant, dès que la conversation s’engage, entre la somme des expériences, des risques, des affrontements auxquels corps et esprit ont résisté, et le statut discrédité, précaire, mineur, promis à l’effacement d’une silhouette fugitive, auquel se réduit la présence migrante. Entre la diversité des conditions d’origine, des choix politiques, des conflits internes, et l’apparente uniformisation de l’allure ou de la représentation qu’on s’en fait. Cette déambulation, isolée ou par petits groupes, aux abords des camps, aux abords des villes, en rase-campagne, autour d’un supermarché, entre deux gares, de quelle autre figure de la marche est-elle la dégradation ?

1. Les récits de la revendication collective

C’est le sens même de ce qu’on appelle « épopée » de faire muter en récit (« épos » en grec) la banalité du réel, et en héros les acteurs de cette trivialité. Un obscur despote local embarque quelques troupes à la recherche d’un butin, et l’Iliade en fait le poème fondateur de l’aventure d’un peuple et l’origine d’une civilisation. Un groupe d’esclaves s’enfuit d’Égypte à la recherche d’un morceau de territoire, et le Livre de l’Exode en fait le texte fondateur d’une religion. Les grands récits tirent leur puissance de cette faculté de transmutation du réel au symbolique, et c’est de cette puissance qu’ils nourrissent l’imaginaire collectif. La fiction cesse alors d’être un mensonge, parce qu’elle est devenue performative : elle a produit du réel. La fabrique du récit est productrice d’une nouvelle réalité, elle-même lourde d’un autre potentiel impossible à mesurer. Mais le récit ne peut se construire qu’à partir du moment où des faits ultérieurs l’ont déjà légitimé. La Guerre de Troie a lieu au XIIIème siècle av. JC, mais c’est seulement entre le IXème et le VIIIème que L’Iliade, sous le nom d’Homère, en donne le récit. La sortie d’Égypte pourrait avoir eu lieu autour du XVème siècle av. JC, mais c’est seulement autour du VIIème que la Bible en donne le récit.
Une réalité politique donnée vise ainsi à se donner la légitimation d’une origine dans le récit de ses commencements : l’histoire se raconte pour conférer aux faits la valeur de la légende, et fonder ainsi la reconnaissance d’une appartenance commune. À la période médiévale, la Geste de la Chanson de Roland, celle des Niebelungen ou celle des Romans de la Table ronde, depuis les différentes régions d’Europe occidentale, auront la même fonction, comme l’avait eue l’Épopée de Gilgamesh dans la culture mésopotamienne.
Dans l’épopée, la grandeur n’est pas nécessairement donnée par l’émergence d’une figure charismatique, mais bien plutôt par la force d’une collectivité en route vers un horizon commun. Et la marche d’un groupe, d’une foule, d’un peuple, dynamise cette volonté commune et lui donne corps. Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, publiés en 1615, porteront sur la scène littéraire l’épopée protestante contre l’hégémonie catholique en train de se constituer par les guerres de religion.
Au XXème siècle, la Longue Marche initiée par Mao Tsé Toung présente la dimension conjointement civile et militaire d’une figure épique. Mais la Marche pour les droits civiques aux Etats-Unis de 1963 nous dira autrement quelque chose de cette épopée. La convergence, à partir d’États différents, de villes différentes, de conditions sociales différentes, d’une foule constituée en peuple, protestant contre l’hégémonie raciste à partir de sa propre pluralité de couleurs, signifie bel et bien une épopée : celle de la refondation d’un peuple originellement ségrégué par le stigmate de l’esclavage et le double langage d’une égalité déniée. La marche de l’épopée fédère, mais elle ne peut fédérer qu’en contestant un pouvoir abusif ou antagoniste, qu’elle délégitime. L’épopée est tout à la fois unifiante et polémique, et elle ne peut unifier que parce qu’elle est capable de contester.

2. Représenter la force commune

Que conteste l’épopée des exilés ? Autour de quoi peut-elle se fédérer, en dépit de son incommensurable pluralité et des conflits multiples dont elle est le lieu, entre des sujets issus de peuples eux-mêmes en guerre les uns contre les autres, entre des classes différentes, entre des cultures différentes, entre des langues qui ne se comprennent pas ? Et en quoi la marche de ceux qu’on appelle « migrants » peut-elle être autre chose qu’une furtive déambulation autour des lieux d’approvisionnement ou à proximité des distributions humanitaires ? En quoi peut-elle être autre chose que ce qu’en perçoivent les sédentaires et ce qu’en représentent leurs médias ?
Pour tenter de le comprendre, il faudra précisément s’extraire des représentations misérabilistes qui construisent la figure défaite du migrant parqué, blotti sous des couvertures, aligné dans des files encapuchonnées. Et saisir tout ce que la réalité de l’exil brasse dans l’espace et dans le temps. Tenter de penser les « flux migratoires » non comme une sorte d’écoulement débordant dont des mains et des cerveaux bureaucratiques viseraient à contenir les poussées naturelles ou à fermer le robinet, mais comme la dynamique de sujets politiques affrontés à la violence des processus de globalisation contemporains, et tentant, justement par l’exil, de reprendre la main sur leur devenir, d’assumer collectivement le choix du départ et du mouvement. Que les contraintes de la clandestinité, les rapports de violence et de rivalité qu’elle engage, génèrent, au sein de leur mouvement, de nouveaux rapports de domination, est une évidence. Mais, pour tous, le mouvement de l’exil est l’expression de la volonté commune d’un devenir, et d’une énergie politique que même les pratiques de plus en plus abusives d’enfermement des étrangers, de violence policière, d’arbitraire, de rétorsion, ne parviennent pas à anéantir.
Et cette force commune, loin de se cantonner aux migrants eux-mêmes, se propage au contraire dans les mouvements citoyens qui visent à les accueillir et exigent qu’une place leur soit faite, dans le monde du travail comme dans celui de la vie sociale. Tout cela ne relève nullement de l’apitoiement ou de la victimisation, mais de la force d’une puissance, et d’une dynamique de convergence des luttes qui se traduit autant dans les manifestations en faveur des migrants, que dans les protestations collectives et les actions qui s’ensuivent. Les marches des manifestants, si différentes des marches dans le désert de Mauritanie ou des traversées héroïques, apparaissent pourtant bel et bien comme convergentes, elles nous disent une épopée des solidarités à la manière dont les mouvements sociaux du XIXème siècle ont pu construire une épopée des solidarités ouvrières. Il s’agit bel et bien d’une nouvelle forme de cette Marche pour les droits civiques, par laquelle l’Amérique des années soixante a tenté de se constituer comme peuple non par la ségrégation, mais par la mise en pratique de la Déclaration des droits sur laquelle elle avait prétendu se fonder en 1783.

3. Le souffle des contradictions

Or si la représentation est performative, il est clair alors que l’art a quelque chose à nous dire de ce volontarisme de l’épopée, de l’énergie qu’il insuffle et de ses effets politiques. L’épopée n’est nullement la marche de la flânerie, de la promenade ou de la déambulation solitaire. Elle est une marche orientée vers une finalité commune, tendue vers un projet qui détermine la mise en mouvement. Elle peut suivre des méandres, opérer des régressions, prendre des formes diverses, mais elle ne perd pas de vue un objectif qui, même s’il peut être plurifocal, produit malgré tout un sens commun. Et ce sens commun est ce qui lui confère la force irremplaçable de l’enthousiasme. Ce sens, pour demeurer commun, doit être représenté. Dans La Poétique, au IVème siècle av. JC, Aristote va mettre en évidence cette fonction spécifique de l’épopée :

Dans l’épopée, grâce à ce qu’elle est un récit, on peut traiter plusieurs parties de l’action simultanées, et celles-ci, si elles sont propres au sujet, ajoutent à l’ampleur du poème. De sorte que cet avantage contribue à donner de la grandeur à l’œuvre, à procurer à l’auditeur le plaisir du changement, et à ménager la variété d’épisodes dissemblables.

Ampleur et variété contribuent à la « grandeur », c'est-à-dire au souffle de l’épopée, à ce qu’elle donne à respirer. Et aux yeux d’Aristote, cela, qui est propre au poème épique, ne peut s’inscrire dans la forme de la théâtralité.
Au XXème siècle, Brecht visera au contraire à donner ce souffle à la représentation théâtrale, à transférer à la scène ce possible de l’ampleur. À désenclaver la représentation de son recentrement individualiste sur la psychologie de ce qu’il appelle « le drame bourgeois », pour orienter la scène théâtrale, dans le temps et dans l’espace, vers la représentation des enjeux collectifs. Ainsi va-t-il se pencher sur le théâtre de Shakespeare qui, dans ses dimensions historiques, ouvre les perspectives d’une scène épique. Et il travaillera plus précisément le Coriolan de Shakespeare, mettant en scène le conflit entre plébéiens subalternes et patriciens dominants, aux origines de la République romaine. Dans une discussion de 1953 pour un projet de mise en scène non abouti, il dit :

Je crois que vous méconnaissez les difficultés pour les opprimés de s’entendre. (…) Pour les masses, le soulèvement est plutôt une solution contre-nature qu’une solution naturelle, et si grave que soit la situation à laquelle seul le soulèvement peut les arracher, cette idée exige d’eux autant d’efforts qu’en demande à l’homme de sciences une conception nouvelle de l’univers. (…) Il ne faut pas que nous nous dissimulions (pas plus à nous qu’au public) les contradictions qui ont été aplanies, refoulées, mises hors circuit, maintenant que, contraint par la faim, on engage la lutte contre les patriciens. (…) Plus tard dans la pièce, cette unité sera de nouveau rompue, il sera donc bon de ne pas la montrer au début comme simplement donnée, mais comme ayant été réalisée.

Les « contradictions qui ont été aplanies, refoulées, mises hors circuit », cela signifie précisément un commun en train de se construire. La décision de la lutte collective, comme l’écrit Brecht, est toujours « contre-nature », parce qu’elle va à l’encontre non seulement d’un désir naturel de paix, mais de la peur des dominants. Et elle doit, pour s’affirmer, surmonter des conflits internes, se produire elle-même comme mouvement dialectique d’une histoire en train de se faire. Cette dynamique interne des tensions et des antagonismes est incluse dans le mouvement même de l’épopée : le « polemos » épique, pour se jouer comme combat commun, se tisse d’abord des désaccords et des dissensus qu’il doit fédérer. Et la scène épique est le lieu qui doit non les occulter, mais les montrer dans un rapport agonistique.
Dans les circuits médiatiques, la représentation des migrants comme nouveaux subalternes tend à évacuer ce jeu agonistique de la responsabilité collective et des débats qu’elle engage, pour réduire les luttes entre exilés à des problématiques ethniques originelles (discréditées dans l’évocation des « bagarres » et « rixes » entre passeurs), ou pour les figer au contraire dans l’éternelle passivité du « demandeur », occultant la réflexivité politique et la force de revendication collective qui construisent une épopée du droit d’asile. La « démarche » administrative est, de ce point de vue, l’un des aspects de la marche des migrants, et elle peut aboutir à cet incroyable moment de Rosarno, en Calabre, l’année 2009, où les migrants clandestins, marchant ouvertement sur la mairie pour réclamer leurs droits, l’ont trouvée abandonnée par les dirigeants en fuite pour cause de collusions mafieuses. Une sorte de télescopage de l’épopée des migrants et de la fuite des sédentaires, autour du statut des sans-papiers.

4. La forme épique de la marche

Dans une discussion sur la nouvelle dramaturgie, en 1929, Fritz Sternberg, sociologue échangeant avec Brecht, dit :

Le drame épique ne peut être indépendant de ce qui le rattache à l’actualité, et donc n’avoir quelque durée, que si l’attitude centrale qu’il adopte anticipe les événements que vivront les hommes de l’histoire à venir. (…) Le drame épique pourra être durable dès lors que le renversement des rapports économiques aura créé la situation qui lui correspond. Comme tout drame, le drame épique dépend ainsi du développement de l’histoire.

Ce rapport entre passé, présent et futur autour de la forme épique crée une autre tension : l’épopée, comme « développement de l’histoire », à la fois s’inscrit dans un temps et dépasse ce temps lui-même. Sa pleine actualité est précisément d’être non pas intemporelle, mais tendue vers un futur qu’elle doit être capable d’anticiper tout en adhérant à la spécificité du présent. Brecht, dans un texte de la même année, Dernière étape : « Oedipe », tente de résoudre ce paradoxe :

Les sujets d’aujourd’hui ne se laissent plus exprimer dans la « grande » forme de jadis. La grande forme vise à exploiter les sujets pour « l’éternité ». Mais le « typique » existe également dans la temporalité. Qui use de la grande forme raconte ses histoires aux époques futures aussi bien et mieux même qu’à sa propre époque. (…) Ceux qui viendront après nous ne considèreront qu’avec étonnement ces situations incompréhensibles et contre-nature. Quel doit donc être le caractère de notre grande forme ?

Si la forme épique présente bel et bien l’ambition d’être une « grande forme », c’est qu’elle vise clairement un au-delà de la simple « actualité » au sens journalistique du terme. Et pourtant, elle doit conserver la dimension « typique » qui lui interdit de basculer vers le vague des généralités. C’est donc la grande forme du contemporain qu’il s’agit d’inventer. Et cette forme contemporaine de l’épique est celle qui permettra de « raconter ses histoires aux époques futures aussi bien et mieux même qu’à sa propre époque ». La forme épique est donc celle qui permet à sa propre actualité de donner à penser leur actualité aux époques futures. C’est en quelque sorte en se distanciant de son présent à partir de ce présent lui-même, que la forme épique s’adresse au futur. Et cette distanciation est le contraire d’un détachement.
C’est de cette manière que les luttes des Plébéiens romains au Vème siècle av. JC, telles que Plutarque les rapportait au 1er siècle, offraient à Shakespeare matière à penser la conflictualité de l’Angleterre du XVIème siècle, comme ils poussaient Brecht à réfléchir les conflits de classe du XXème siècle, tandis que l’interprétation, proposée par Brecht, du Coriolan de Shakespeare, ouvre aux problématiques politiques des migrations contemporaines. Marche des plébéiens sur Rome, du peuple révolté contre la spéculation sur le blé des notables anglais, des ouvriers et des spartakistes dans l’Allemagne de la jeunesse de Brecht, ou des sans-papiers protestant contre les absurdités criminelles de l’espace de Schengen, trouvent la forme épique d’une continuité réadaptée, et toujours à réinventer. De cette distance qui permet précisément que deux événements résonnent entre eux parce qu’ils sont distincts, et se fassent écho parce qu’ils ne sont pas identiques, Brecht montre qu’elle nécessite la contextualisation des enjeux :

Si l’on voulait faire comprendre ces processus, il était devenu nécessaire de donner tout son poids à l’environnement dans lequel les hommes vivaient et d’en montrer la « portée ».

L’inscription dans la réalité du temps historique, l’analyse du contexte et l’explicitation des enjeux politiques sont la condition de possibilité de ce que Benjamin, contemporain, compagnon d’exil et partenaire de discussion de Brecht, appelait dans ses Écrits sur l’histoire, une « anachronie » : la possibilité de donner sens par les procédés de l’analogie, et, pour cette raison même, de contester les sens officiels du mouvement de l’histoire. Il en donnait la figure en écrivant en 1940, en pleine tempête de la guerre européenne et sur le chemin de sa fuite, les Écrits sur le concept d’histoire :

Il existe un tableau de Klee qui s’appelle « Angelus Novus ». (…) C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements , il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe. (…) Mais du paradis souffle une tempête. (…) Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès.

5. Tempête du progrès et volonté progressiste

Cette tempête du progrès, qui pousse Benjamin au désespoir, est celle à laquelle Brecht tente de donner sens en retournant en quelque sorte l’Ange de l’histoire vers l’avenir, dans le mouvement volontariste de l’épopée : il ne s’agit plus de voler, mais de marcher, de tenter pas à pas d’affronter le souffle des vents contraires par la puissance du souffle collectif. Et c’est la fonction qu’il assignera au théâtre épique :

Le théâtre moderne est le théâtre épique. (…) Il est possible que le théâtre épique n’épuise pas toutes les possibilités du théâtre, mais toutes les possibilités du théâtre ne sont pas progressistes. Le mode de représentation épique au théâtre est, pour le moment, l’unique possibilité de donner forme à l’élément progressiste, car il correspond à cette attitude progressiste et il permet une attitude du spectateur de nature précisément progressiste.

La distance qui conditionne une possibilité de progression n’est alors pas seulement celle que le temps met entre les événement, c’est aussi celle que l’artiste tend ente les personnages de son récit et les spectateurs de la représentation :

Désormais, plus personne ne permit au spectateur de s’identifier tout bonnement aux personnages, en vue de s’abandonner à des émotions qu’il ne critiquait pas (et dont il ne tirait aucune conséquence d’ordre pratique). La représentation soumit les sujets et les processus à un projet d’éloignement.

Ce projet d’éloignement est donc la distanciation nécessaire au regard critique. Et le projet du théâtre épique est de concilier l’enthousiasme d’une avancée possible à la lucidité du recul réflexif. D’allier la dynamique de la marche au décalage d’une interrogation constante sur sa légitimité et ses enjeux. C’est dans le creuset de ces tensions que Brecht tente de penser l’opposition théâtrale entre ce qu’il vise comme « forme épique » et ce qu’il réfute comme « forme dramatique », précisément parce qu’elle empêche toute pensée possible d’une avancée collective. Et les enjeux en sont tournés vers une esthétique de la réception : celle de l’effet produit sur le spectateur. Là où la forme dramatique du théâtre classique, parce qu’elle pousse le spectateur à s’identifier psychologiquement aux personnages, « épuise son activité intellectuelle », la forme épique, au contraire, l’ « éveille ». Là où la forme dramatique est « occasion de sentiments », la forme épique « oblige à des décisions ». Là où la forme dramatique « communique des expériences », la forme épique « communique des connaissances ». Là où la forme dramatique engage « les instincts », la forme épique engage « les motifs ». Là où la forme dramatique prend « le monde tel qu’il est », la forme épique prend « le monde comme devenir » Là où la forme dramatique dit « ce que l’homme doit faire », la forme épique dit « ce que l’homme peut faire ». Là où la forme dramatique considère « l’homme immuable, supposé connu », la forme épique considère « l’homme qui se transforme et transforme, objet de l’analyse ».
Brecht relègue ainsi la forme dramatique à l’ordre métaphysique de l’universel souffrant, là où la forme épique met en évidence des hommes construits dans des rapports de pouvoir, dont la singularité se tisse de la variabilité de leurs contextes. La jouissance du spectateur n’est pas pour autant abolie, elle est au contraire nourrie de cette « mutation en connaissance » produite par l’intention esthétique, potentialisée de son rapport à la complexité des enjeux politiques et aux possibilités de l’engagement.

Il est clair que la leçon brechtienne de la « forme épique », donnant à penser plutôt que sollicitant les sentiments, visant à dépathologiser les situations pour en mettre les enjeux en lumière sur la scène publique, n’est pas celle qu’ont retenues massivement les représentations contemporaines de la présence migrante, orientées vers le sentimentalisme et l’apitoiement. Une autre forme, celle de l’esthétique documentaire, appelle à cette réflexivité, à cette recontextualisation qui suscitent la distance et le regard critique, et sollicitent par là même la possibilité des formes épiques d’un combat solidaire. L’opposition brechtienne entre épique et dramatique, à partir de la question du théâtre et au-delà d’elle, nous offre ainsi une scène des enjeux les plus actuels de la question migrante et de sa médiatisation.
Que produit, dans l’épopée, le mouvement de la marche en commun ? Il produit aussi du temps commun, un vécu collectif, des arrêts, des départs, des étapes, des repas, des conflits, qui tissent la toile des solidarités dont la marche sous-tend l’expérience.

Christiane VOLLAIRE, Philosophe, membre du programme Non-lieux de l’exil (EHESS, Inalco), chercheure associée au CNAM. Dernier ouvrage paru : Pour une Philosophie de terrain, Créaphis, 2017.