Transmettre au prisme de la rupture
Pour le Colloque François Châtelet, un philosophe au présent
Paris 8, 25, 26, 27 juin 2015
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Un marxiste idéaliste ? Un platonicien nietzschéen ? Un professeur contre la « philosophie des professeurs » ? Les tensions dont le travail de François Châtelet est le lieu sont propres à donner des crampes à qui veut tenter sur lui le travail qu’il a lui-même tenté sur Nietzsche : mettre en évidence la cohérence profonde d’une œuvre constituée par la contradiction.
S’il définit en effet la philosophie comme une aventure, c’est qu’il définit son lieu comme celui des dénivellements géologiques qui font de son parcours du combattant, en même temps qu’une marche aventureuse en terrain accidenté, une véritable leçon de géopolitique :
Il est possible de dessiner – en quelque sorte en pointillés, sans prétendre introduire de filiations – des configurations qui unissent ces divers sommets et constituent des massifs montagneux et des lignes de proximité, qui figurent des chaînes.
Et à tous les stades de ce parcours, à toutes les périodes envisagées, la dynamique du texte est précisément dans l’énergie des tensions qui le construisent. Tensions qui, à chaque fois, se découvrent dans l’affrontement permanent du continu et du discontinu, dans la volonté obstinément corrélative de la transmission et de la rupture. Corrélation qui est au cœur même du projet de l’Université de Vincennes qu’il a fondée.
Ce qui permet de transmettre, la condition pour passer le flambeau, c’est la mise en évidence des points de rupture, qui sont les points sur lesquels s’articule une reconnaissance de la cohérence, dans les heurts incessants du continu et du discontinu. A bien des égards, cette expérience du dénivellement est l’expérience même de la modernité. Mais c’est aussi l’expérience vertigineuse d’une réflexivité consciente de sa propre historicité.
Cette historicité, Châtelet ne cesse de la penser dans les heurts de ses contradictions. Non pas dans le déploiement bien rôdé de la dialectique hégélienne à laquelle il a été formé, mais dans ce que Foucault nomme, dans l’Archéologie du savoir, les « hérissements » de l’histoire, et l’impossibilité de leur assignation à la linéarité d’un récit. Il n’y a de pensée que de la confrontation, interne ou externe, et des impossibilités de lisser le réel. Mais ces impossibilités de le lisser se doublent d’une nécessité irrépressible de l’envisager, une soif de lui donner sens. Châtelet ne quitte pas cet horizon du sens que Foucault ou Lyotard ont beaucoup moins de mal à abandonner. L’interprétation qu’il donne de la pensée de Platon est ainsi intégralement fondée sur le concept de décadence. C’est comme témoin de la décadence de la Cité qu’il interroge au premier chef la pensée platonicienne : la Cité se construit dans le temps même où cette édification la vide de son sens. Elle est la forme politique de ce qui est en train de perdre sa raison d’être, de se dissoudre dans la négation interne de son propre discours. Et cette négation interne est déjà engagée dans ses origines mêmes :
Lentement, les « lumières » s’installent. Le lieu où s’opère cette mutation, c’est la Cité. Celle-ci se forme dans les villes coloniales, singulièrement d’Asie mineure.
Le lieu où se forme l’idée de la cité, ce sont ses colonies. La représentation du centre se fait à partir de la périphérie ; et qu’est-ce qu’une réalité dont le centre de gravité est hors d’elle-même ? Qu’est-ce qu’une représentation fondatrice dont le fondement même est décentré ? Avant même de devenir la proie de la dénaturation sophistique, la cité, c'est-à-dire l’idée démocratique qu’elle est supposée incarner, est déjà une idée hors-sol, qui fait écrire à Châtelet :
Il reste que la démocratie athénienne – point de référence de Platon et de ses adversaires les Sophistes – est un problème, non une essence.
Et par là même, si l’on considère que l’essence est aux yeux de Platon ce qui définit la vérité, toute la théorie platonicienne a vocation à prendre acte de la facticité de son repère historique majeur. Et c’est de la prise en compte de cette facticité que naît la philosophie politique : la démocratie comme problème, c'est-à-dire comme énoncé faisant obstacle à sa propre réalisation. Châtelet présente ainsi comme père fondateur de la philosophie et comme initiateur de son propre rapport à la pensée celui dont il écrit :
A ses yeux la démocratie, sous ses diverses formes, est décadence. Dès lors, c’est en « réactionnaire » qu’il parle.
On peut ainsi présenter l’intégralité du travail de Châtelet comme une très profonde entreprise de désarticulation. Mais celle-ci n’est pas menée au nom d’un positionnement « post-moderne », pas plus que dans une indifférence cynique. Il semble au contraire qu’il ne soit indifférent à aucune des contradictions majeures qu’il met en évidence, à aucune des incohérences qu’il décèle, à aucun des hérissements qu’il soulève. Mais ce qu’il pointe et vise à susciter, c’est au contraire la dramatisation de leurs enjeux. Et cette dramatisation est ce qui donne un caractère quasi-épique à la représentation qu’il donne de l’histoire de la philosophie. Les auteurs sont des sujets de l’histoire, mais ils en sont aussi les jouets. Et les tensions dont ils se ressaisissent sont celles-là mêmes dans lesquelles ils sont saisis. Les facticités qu’ils dénoncent sont celles-là mêmes dans lesquelles ils sont pris. Aux yeux de Châtelet, il n’y a pas de témoin de l’histoire, il n’y a que des acteurs, parmi lesquels les penseurs sont non pas les plus protégés, mais au contraire les plus exposés. Et ceux que leur exposition même conduit à penser. Le Platon de Châtelet ne se retire pas de la cité décadente ; il en intègre en lui-même les contradictions, non comme objet de pensée mais comme moteur de la pensée, sous la forme énonçable du dialogue. Non pas, aux yeux de Châtelet, une agréable causerie, mais la mise en scène des tensions dont le politique est le lieu : le conflit discursif qui vient prendre le relais du conflit guerrier pour énoncer la confrontation politique. La scène philosophique est une scène aussi conflictuelle que celle de la tragédie, et qui naît, précisément, en même temps qu’elle, comme espace d’un hérissement du monde, dont la « philosophie des professeurs » tend à gommer les aspérités. Et de cette scène conflictuelle et fondamentalement politique de la philosophie, telle qu’elle se construit à partir de Platon, participent, en tant qu’acteurs, les contempteurs mêmes du platonisme : ceux qui entrent en rupture avec la tradition philosophique sont ceux-là mêmes qui participent de sa continuité, et des légitimations de l’espace qu’elle a ouvert :
C’est s’exposer à de graves erreurs que de ne pas comprendre la philosophie comme étant, au sein des cultures mondiales, un genre déterminé, dont la gestation a été lente, qui a sa date et son lieu de naissance et, probablement, sa date et son lieu de décès. (…) Certes, chacun est bien libre d’entendre le mot philosophie comme signifiant toute espèce de conception du monde, réfléchie ou non. Mais celui qui choisit cette voie de facilité sera dans l’embarras lorsqu’il devra expliquer pourquoi des écrivains qui, incontestablement, pensaient (par exemple saint Bernard, Pascal, Marx, Nietzsche) ont si vivement attaqué la philosophie en tant que telle.
En intégrant un concept marxiste des antagonismes historiques dans la pensée platonicienne, Châtelet ne fait pas seulement de l’idéalisme platonicien une forme du matérialisme historique, il intègre la pensée marxiste dans ce « genre déterminé » que l’Idéologie allemande visait prioritairement à condamner, et qui est le transfert dans le discursif des conflits irréductibles du pouvoir. Et il indique que ce transfert, s’il a bien un commencement, trouvera bien aussi trouver sa disparition comme « genre culturel », c'est-à-dire comme forme historiquement déterminée.
Ce faisant, dans le temps même où il a mis en évidence les discontinuités là où l’on ne voyait que du continu, il produit aussi les continuités et les filiations là où n’apparaissait que du discontinu et de la rupture.
Transmettre une tradition philosophique, c’est la produire comme « genre culturel », c'est-à-dire comme forme inscrite dans le matériau de l’histoire. Il n’y a pas d’histoire des idées, mais une histoire dont les idées participent à la production et légitiment les ruptures et les reconductions. Et ce que Châtelet semble percevoir, c’est, dans l’accélération des ruptures, le signe d’une précipitation des hérissements non pas imprévisible, mais aussi imprédictible qu’une faille géologique. C’est sur ce qu’on pourrait appeler une esthétique du discontinu qu’il ouvre le dernier tome de son histoire de la philosophie :
Des objet brisés, cassés, disparates ou évanescents s’imposent : l’inconscient, le langage, la science (non plus seulement comme connaissance, mais comme pratique et comme institution politique, la guerre, le (dit-on) parti, la (dit-on) folie, le (dit-on) crime, le (dit-on) primitif, l’art comme activité, comme masque et comme effet.
Un texte du souffle coupé, l’arrivée des aventuriers de la philosophie dans un terrain miné, chaotique et accidenté, où le hérissement n’est plus celui de la structure géologique, mais celui des objets brisés. Un terrain dans lequel les mots eux-mêmes sont sujets à caution : des objets de pensée mal identifiés. Ceux qu’il partage avec Foucault (la folie, le crime), avec Deleuze (l’art), ou, de plus loin, avec Levi-Strauss (le primitif).
Un entretien avec Foucault, à propos du film de René Allio sur Pierre Rivière, met en évidence cette forte interrogation, très spécifiquement orientée, sur le rapport de la pensée au crime. Sur le crime non pas simplement comme objet philosophique, mais comme symptôme de la pensée, ou mieux comme voie d’accès à l’autorisation de penser. Et par là, sur le crime comme tranchant de la pensée :
Ce qui m’a frappé, c’est une chose qui d’ailleurs existait dans le dossier, mais que le film d’Allio m’a révélée bien plus ; c’est que ce pauvre Rivière, en somme pour devenir un intellectuel, parce qu’il appartient à cette classe agricole, de petites gens, il lui faut égorger sa mère, son frère et sa sœur. (…) Il faut qu’il prenne une serpe pour devenir un intellectuel, et c’est ce geste qu’il accomplit, ce geste rituel, ce meurtre réel, qu’il accomplit (…) Lui, il faut qu’il prenne une serpe pour avoir le droit d’écrire.
Dans le texte de cet entretien apparaissent les ambivalences de la profession intellectuelle : position de classe et forme de privilège aristocratique, à laquelle, hors une appartenance sociale initiale, la violence seule peut donner accès. Et pas n’importe quelle violence , celle du parricide, c'est-à-dire du retournement contre sa propre origine. Ce qui ressort de ce texte, face au tranchant du geste de Rivière, c’est une question : avec quoi le philosophe doit-il trancher, que doit-il tuer en lui pour pouvoir penser, là où le paysan doit tuer son origine ?
C’est à cette question que le travail de Châtelet semble vouloir répondre : que faut-il tuer pour penser ? Et sur quelle aventure de la violence se constitue une histoire de la philosophie ?
S’agit-il, selon une interprétation classique des origines de la pensée grecque, de tuer le « muthos » pour accéder au « logos » ? Châtelet, qui travaille aussi avec Jean-Pierre Vernant, montre les ambivalences, les écueils et les insuffisances d’une telle interprétation :
Ce passage signifie, précisément, qu’il y avait déjà une logique du mythe d’une part, et que, d’autre part, dans la réalité philosophique est déjà inclus encore le pouvoir du « légendaire ».
Du mythe à la pensée rationnelle ? Bien sûr. Mais celui-là n’est pas pure imagination désordonnée et celle-ci tend à s’imposer comme un nouveau mythe.
L’histoire de la pensée est aussi une histoire des équivoques et des emboîtements : celle d’une logique sous-jacente au recours au mythe, qui rend raison des choix de l’imaginaire ; et celle d’une mythique constante dans l’exercice de la rationalité : le foisonnement des formes intuitives qui la parcourent, la puissance imaginative qu’elle suscite, tout comme les excès et les abus qu’elle provoque.
Mais dire cela, ce n’est pas seulement parler du rapport du « muthos » au « logos » ; c’est, bien au-delà, admettre une continuité de la force mythique dans la rupture épistémologique que constitue l’émergence des nouveaux processus de légitimation. Et ce que traque Châtelet, c’est toujours cette permanence du continu dans le discontinu.
Des siècles plus tard, il en retrouve l’équivoque dans le passage du monde antique au monde médiéval, à partir de la charnière qui commande le passage du polythéisme au monothéisme :
Les deux chapitres consacrés aux relations de l’Héllénisme et du Christianisme et aux recherches des Pères de l’Eglise, le chapitre traitant des rapports de la théologie et de la philosophie dans l’Islam classique, montrent la continuité et la discontinuité qui marquent tout ensemble le monde antique et cet univers nouveau constitué dans l’horizon du monothéisme.
Transmettre n’est pas fluidifier, mais tout au contraire marquer les discontinuités, affirmer les scansions, et par là même accompagner, anticiper et préparer de nouvelles scissions ; et la reconnaissance des cohérences ne peut se faire qu’au prisme des ruptures. De même que la mise en évidence des ruptures nécessite le repérage des continuités sous-jacentes. A cet égard, l’œuvre de Châtelet, sa volonté d’histoire, son exigence de rendre raison du passé dans le présent, si elle marque bien une filiation réelle à l’égard de la position marxiste (dont il tend aussi à s’arracher), marque aussi une position polémique à l’égard du travail de Husserl dans La Crise des science européennes et la philosophie transcendantale, paru en 1936, qui faisait du moment grec une sorte d’origine absolue de l’accomplissement de la raison, et de la période contemporaine un épisode de son dévoiement. Châtelet montre au contraire l’étroit entrelacement du généalogique et du critique dans le devenir idéologique en général, et dans les aventures de la raison en particulier :
Tout se passe comme s’il avait été donné à Platon d’élaborer la logique de la raison et à notre civilisation industrielle d’en organiser la pratique. Dès lors, le « retour à Platon » présente un double intérêt : généalogique, d’une part, dans la mesure où dans son œuvre sont jetés, dans la transparence et la rigueur du domaine conceptuel, les fondements de notre culture ; critique d’autre part.
L’emboîtement est ici vertigineux : l’idéalisme radical de Platon à l’origine du développement industriel des sociétés contemporaines, et l’exigence rationnelle elle-même tendue entre les exigences contradictoires d’une théorisation purement spéculative et d’un déploiement technologique aveugle et a-réflexif.
Le même modèle schizoïde se déploie dans la pensée cartésienne :
Descartes se fait le héraut de la révolution copernico-galiléenne. (…) Mais précisément, d’un autre côté, en menant à bien cette opération, il décharge cette révolution de sa puissance explosive, il la réintègre dans le cadre d’une tradition toute pénétrée de théologie.
La révolution épistémologique initiée par Copernic et Galilée n’impose pas seulement une nouvelle théorie qui substitue l’héliocentrisme au géocentrisme. Elle impose surtout, comme l’a montré Kant dans la seconde Préface à la Critique de la Raison pure, un nouveau modèle du savoir : le modèle mathématique s’affirme dans la connaissance de l’univers, à l’encontre des spéculations théologiques de la scolastique. Mais imposer cette révolution dans un monde intellectuel auquel elle est étrangère, c’est la rendre intégrable à ce monde, et par là, lui ôter « sa puissance explosive ». Ce qui fait la puissance de la révolution copernicienne, c’est son opposition fondamentale à l’omniprésence du pouvoir théologique. Mais ce qui la rend acceptable est cela même qui la dévitalise et la pervertit : son potentiel d’intégration à la tradition théologique qu’elle combat.
Et Châtelet montrera au cœur de la pensée de Rousseau, ce conflit central entre la rationalité des Lumières qu’elle vise à promouvoir, et les abus d’un rationalisme aveuglément mis au service de logiques de domination, que les exigences mêmes de la raison imposent de condamner. De même que la « puissance explosive de la raison », suscitée par l’entreprise cartésienne, a été neutralisée par la volonté de mesure cartésienne, et son désir de s’intégrer dans l’état de fait d’un pouvoir non laïcisé, de même l’histoire de la deuxième moitié du XVIIIème siècle, telle qu’elle s’incarne en Rousseau, voit la logique anti-monarchique pervertie par de nouvelles formes de domination.
Ce qui mobilise Châtelet, ce n’est absolument pas la critique du rationalisme, mais l’émergence des reconfigurations de la raison, dont il faut à la fois déjouer les pièges et saisir les opportunités. C’est d’en capter les formes transitoires, mobiles, inassignables à des logiques de pouvoir. C’est d’en saisir les dynamiques de métamorphose et d’hétérogénéité, dans la mesure où elles ont la puissance stratégique de ce que Foucault désigne comme contre-conduites. C’est à cette condition que les hérissements et les brisures deviennent un véritable terrain d’aventures, et non pas simplement une course d’obstacles.
Si, selon Châtelet, proche en cela de Deleuze autant que de Foucault, la philosophie ne peut plus prétendre avoir un objet privilégié , c’est que sa stratégie d’échappement est devenue celle-là même du déplacement, du dévoiement et de la déprise. Une stratégie nomade de désaffectation :
La philosophie morte – celle des doctrines – (…) reconstruit des mausolées, des panthéons (…). La philosophie active s’inscrit dans un autre registre : elle n’établit pas, elle ne critique pas ; elle ne s’attache même pas à détruire. Elle déplace.
Et cette stratégie de déplacement est bien destinée à désorienter les logiques de pouvoir auxquelles elle s’adresse, à les miner de l’intérieur :
Dès lors, la contribution spécifique de la philosophie qui se met au service de la liberté de toutes les libertés, est de miner, par les analyses qu’elle opère et les actions qu’elle déclenche, les institutions répressives et simplificatrices. (…) C’est de faire apparaître le masque, de le déplacer, de l’arracher.
Or cette liberté revendiquée est elle –même l’objet d’un double langage que Foucault désigne très clairement en 1970, en tant que responsable du département de philosophie de l’Université de Vincennes, lorsque celle-ci, deux ans après sa création, se voit discréditée par le ministère de l’éducation qui menace de lui refuser l’habilitation à délivrer des licences. Foucault, à cette occasion élabore une analyse de l’équivocité du concept de liberté relativement à son usage dans l’enseignement philosophique :
Elle (la société) leur donne (aux élèves et aux étudiants) le droit et le devoir de « réfléchir » ; d’exercer leur liberté, mais dans l’ordre de la seule pensée, d’exercer leur jugement, mais dans l’ordre seulement du libre examen. La classe de philosophie, c’est l’équivalent laïque du luthéranisme, l’anti-Contre-Réforme : la restauration de l’Edit de Nantes. La bourgeoisie française, comme les autres bourgeoisies, a eu besoin de cette forme de liberté. Après l’avoir manquée de peu au XVIème siècle, elle l’a reconquise au XVIIIème et l’a institutionnalisée au XIXème, dans son enseignement. La classe de philosophie, c’est le luthéranisme d’un pays catholique et anti-clérical. Les pays anglo-saxons, eux, n’en ont pas besoin et ils s’en passent.
Exercer sa liberté de penser dans l’ordre de la seule pensée, c’est le faire indépendamment de toute contextualisation politique, indépendamment donc des conditions historiques qui conditionnent l’exercice même de la pensée et font que, comme l’écrit Châtelet, autonome, la philosophie ne saurait être indépendante.
Mais en outre, le « libre examen » dont il est question renvoie bel et bien à un concept religieux de la liberté en territoire laïc. Une liberté revendiquée dans les limites d’un système politique auquel elle sert de légitimation. D’où l’importance historique de ce que Foucault appelle « l’anti-Contre-Réforme ». Si la bourgeoisie française, comme les autres bourgeoisies, a eu besoin de cette forme de liberté, c’est que celle-ci valide la forme libérale de l’Etat-nation. Forme libérale liée, comme l’a montré Max Weber, à l’idéologie protestante. Si la Contre-Réforme française, sous l’égide de la monarchie absolue, a révoqué l’Edit de Nantes, l’Etat-nation qu’elle a contribué à fonder doit pourtant bien demeurer, au-delà de la révolution elle-même, dans les nouvelles formes du devenir capitaliste dont l’idéologie libérale est le soutien idéologique. Il faut donc bien accréditer une forme de liberté instaurée sur le modèle du libre-examen protestant, pour légitimer cette reconfiguration du pouvoir dans le devenir spécifique de la France du XIXème siècle, dissociée de la domination de la Réforme, mais devant s’associer au devenir du libéralisme. Cette légitimation, selon l’analyse de Foucault, c’est celle qui est fournie par l’enseignement de la philosophie en classe terminale, qui répond à une logique de pouvoir dans le langage individualisant et dépolitisant du « penser par soi-même ».
En établissant donc la généalogie de cette injonction, il la présente par excellence comme une injonction paradoxale, un véritable « double bind » idéologique. Et c’est ce « double bind » qui est à l’origine de ce qu’il nomme « le piège de Vincennes » :
Nous pouvons considérer qu’on nous a tendu un piège, qu’en tout cas on nous a laissés nous avancer dans une direction dont on nous annonce maintenant qu’elle est fermée.
Ce piège est la reconduction du « double bind » originel de l’enseignement philosophique, qui prétendait ouvrir la liberté de penser en fermant la contextualisation politique nécessaire à l’exercice même de la pensée. En créant Vincennes, le ministère a prétendu offrir la liberté d’un enseignement ouvert à la problématisation politique des enjeux philosophiques. Mais cette liberté, une fois réalisée, a conduit au reproche d’un enseignement orienté, spécifique, et ne donnant donc pas les garanties de l’accès à un véritable savoir, philosophique en particulier. La porte ouverte deux ans plus tôt à une forme spécifique de liberté de penser est menacée de se fermer au nom même de cette spécificité qui en était la raison d’être.
Ce piège est celui-là même d’une univocité de la liberté, c'est-à-dire de son inféodation à ce que Châtelet nomme la suprématie de la forme Etat . Et il la désigne ainsi :
Une nouvelle mutation s’amorce, celle qui voit le triomphe de l’État-nation, des principes de libéralisme économique, l’affermissement du capital industriel et les succès des sciences expérimentales.
(…) Il y a méconnaissance de la diversité du mouvement philosophique, et de l’équivocité que recèle bien souvent une même œuvre.
Ce processus d’homogénéisation, lié à la forme moderne et contemporaine de l’Etat-nation, est la négation même de l’idée de liberté qu’il prétend promouvoir. Et il est pourtant à l’origine de la nécessité d’y faire appel.
Châtelet retourne donc en quelque sorte le piège, en appelant, par la connaissance de l’histoire, à ce que contredit l’idée même d’un « devoir de mémoire » : une pratique de l’irrespect :
La pratique de l’irrespect caractérise la philosophie active aujourd’hui ; disons plus précisément que l’analyse sérieuse passe par le maniement systématique de l’irrespect ; à l’égard non point seulement des « idées reçues », (…) mais des institutions qui rendent celles-ci possibles et efficaces.
Et cette pratique de l’irrespect, c'est-à-dire d’une forme de rapprochement, d’abolition de la distance et d’un usage direct des choses comme outils, est bel et bien corrélative de celle du déplacement : une stratégie d’échappement. Mais cette stratégie, dans la mesure où elle prend appui sur une réflexivité historique, trouve ses marques dans une géopolitique de la pensée : celle que Châtelet appelle son aventure. A cet égard, il partage avec Foucault cette passion de la géographie comme spatialisation des rapports de pouvoir, des repérages de la domination et des alternatives offertes par le décentrement.
Les effets de transmission, les détournements dont il sont l’objet, sont souvent décrits par Foucault dans les termes du récit codé : celui par lequel la transmission, parce qu’elle est spécifiquement adressée, fait aussi rupture :
Beaucoup de récits, qui ont été ensuite reproduits comme des récit de voyageurs, (…) étaient en réalité des récits codés. C’étaient des renseignements précis sur l’état militaire du pays traversé, les ressources économiques, les marchés, les richesses, les possibilités de relation.
Décoder les récits est peut-être l’enjeu central d’une histoire de la philosophie telle que Châtelet nous engage à la pratiquer. Et décoder les récits aventureux de la philosophie, c’est tenter de déminer les pièges toujours actuels de sa lénification ou de son institutionnalisation. Car la virtuosité de l’exercice philosophique, c’est bien souvent sa puissance à jouer des institutions, pour refuser de s’y fondre. Et son danger, toujours présent, est dans ce risque de la fusion.