TRADITION ET RUPTURE
Sur la transmission des savoirs en médecine


Pratiques n° 18, « Quels savoirs pour soigner ? », juillet 2002

Toute transmission du savoir suppose des lieux de transit, des lieux où s’opère la transition d’une génération à l’autre. Des lieux qui garantissent la filiation, c’est-à-dire la continuité d’une tradition. Le savoir doit ainsi se figer pour se transmettre, et la transmission le fait à la fois vivre et mourir : ce qui permet sa survie est cela même qui le condamne à la rigidité.
Le savoir médical n’est donc pas ce que Nietzsche appelait un “gai savoir”, c’est un corpus doctrinal. Mais ce corpus est lui-même en mutation constante. Déstabilisé, troublé, bouleversé autant que potentialisé par les interactions incessantes entre science et technique. Elles-mêmes à nouveau ébranlées par leur potentialisation informatique, autant au niveau de la gestion des dossiers qu’à celui de la détermination des diagnostics ou de la recherche et de l’évaluation des traitements.

Or le lieu de transit du savoir médical est essentiellement l’institution hospitalière, ce qui est la vocation des CHU : même si l’activité médicale se veut “libérale”, son modèle est intégralement institutionnel, tant dans le domaine de la recherche que dans celui de la formation. Parce que l’aapprentissage se fait en institution, parce que les filières d’excellence sont institutionnelles, parce que le lieu de l’expérience médicale (dans son double sens de rapport à la réalité concrète des corps et d’expérimentation scientifique) est institutionnel.
Le médecin de ville et son “colloque singulier” (moqué par Foucault), s’ils sont indispensables à l’objectif d’une santé publique, ne sont que l’effet de surface d’une réalité plus profonde, plus constante, plus continue, qui est celle de l’hôpital. Toute pathologie ne s’évalue qu’à l’aune de son devenir hospitalier, et ne s’intègre dans un savoir que par ce moyen. Devenir qui déborde en outre largement sa justification pathologique, puisque les deux stades, normaux autant qu’extrêmes, de l’existence, y sont inclus : on naît et on meurt à l’hôpital.

La médecine apparaît ainsi d’abord comme un apprentissage de la séparation : l’hôpital est ce lieu à part, séparé du monde, où les règles de la vie ordinaire sont abolies, où les impératifs culturels de décence, de pudeur ou de respect de l’intimité disparaissent, où les lois qui régissent les relations sociales sont transgressées.
Au sein même de ce processus de séparation institutionnelle, le corps humain fait lui-même l’objet de deux séparations corrélatives : celle de la distanciation (l’étudiant observe un corps que rien ne doit identifier au sien, et dont les dénominations pathologiques sont autant de mentions de la différence), et celle de la réification (le corps observé se présente comme objet d’étude au même titre qu’une plante pour le botaniste ou un insecte pour l’entomologiste).

Mais le corps mis à distance de soi est aussi un corps séparé de lui-même, puisque réifier le corps, c’est le désubjectiviser : le séparer du sujet dont il est le corps. L’apprentissage médical fait ainsi entrer le corps dans un processus de désappartenance, et toute la tradition médicale est une tradition de désappropriation du corps, tradition qui considère le corps dans un transit nécessaire par l’aliénation.
D’abord et toujours, le corps est ainsi nécessairement corps étranger; soit représenté dans le dessin, le schéma ou la photographie, soit nosographié dans le classement ou la détermination quantitative de ses propriétés, soit indéfiniment corps d’un autre distancié (cadavre dans l’amphi ou malade dans le lit).
Foucault montre ainsi, dans Naissance de la Clinique, comment l’apprentissage du corps est un désapprentissage de sa spatialisation. C’est-à-dire l’intégration mentale de nouvelles formes de spatialisation, créant un double espace de détermination artificiel, séparé de son espace naturel : l’ “espace de configuration” abstrait qui est celui de la représentation classificatoire du corps, et l’ “espace de localisation” concret, qui est celui du repérage tactile de ses lieux anatomiques. Ces deux espaces, construits pour l’apprentissage, sont aussi des espaces de reconversion sensible de l’étudiant. Des espaces qui le séparent lui-même de sa perception naturelle du monde, qui le mettent à distance de sa propre sensation.
La médecine est donc prioritairement un apprentissage de la distance, le refus de toute identification : le corps dont je parle ne peut pas être le mien. Je ne peux être détenteur d’une parole médicale que comme désincarné d’un corps médicalisable. Le corps de l’autre ne peut pas être un alter ego, et c’est cette rupture qu’il faut apprendre à intérioriser. Elle n’est jamais dite comme telle, elle est seulement censée aller de soi.
C’est dans ces multiples intériorisations de la séparation, et dans les représentations qu’elles induisent, que l’intégration du savoir médical n’est pas seulement une forme d’instruction, mais un processus subversif d’initiation; c’est-à-dire, au sens originel, de désidentification.

Peut-être faut-il alors penser le modèle actuel des CHU dans la dimension corrélativement dynamisante et fixatrice des traditions au confluent desquelles il se trouve. Et pour cela penser l’hôpital lui-même dans la dimension contradictoire de ses finalités.
La tradition hospitalière occidentale est en effet issue du Moyen-Age, puisque l’exercice médical dans l’antiquité gréco-romaine semble ne s’adresser qu’aux particuliers. C’est le sens même du Serment d’Hippocrate, qui fonde en quelque sorte l’exercice libéral de la médecine dans la reconnaissance de ses risques : il s’agit moins de bien soigner, que de garantir un soin qui ne soit pas prétexte à la dévastation du milieu privé.
L’institution hospitalière, au contraire, fait disparaître le milieu privé. Or cette disparition du milieu privé est corrélative d’une autre mutation : le passage du médecin de l’enclos familial à l’enclos hospitalier est aussi le passage d’une médecine de riches à une médecine de pauvres. Le patient d’Hippocrate a maison, famille et esclaves, il est en mesure d’ “honorer” son médecin, de lui offrir en échange de ses soins une compensation d’un ordre ou d’un autre. Le malade de l’hospice médiéval est un indigent, et le soigner ne peut donc rien avoir d’honorifique. C’est tout au plus une entreprise de salubrité publique. Foucault le montre, tout lieu de rétention est d’abord un lieu de contrôle. Et Erwin Goffman, dans Asiles, présentera les univers de réclusion comme des univers de délimitation, destinés à protéger non pas ce qui leur est intérieur, mais ce qui leur est extérieur.

C’est pourquoi, dans l’organisation médiévale, le savoir noble de la médecine ne se transmet pas à l’hôpital. Le savoir médical est un savoir universitaire, un savoir doctrinal. Il est éclairant, à cet égard, que, dans Le Conflit des Facultés , Kant critique corrélativement les facultés de théologie, de droit et de médecine, dont la prétendue “supériorité” ne réside que dans l’affirmation d’un dogmatisme abstrait, d’une position d’autorité.
Du côté hospitalier en revanche, l’oeuvre de charité ne peut pas être une oeuvre de savoir. Mais ce n’est pas davantage une oeuvre d’équité. Car, pendant que les pauvres sont soignés à l’hôpital, les riches continuent de l’être chez eux, comme au temps d’Hippocrate. L’hôpital n’est donc pas le lieu de la transmission des savoirs scientifiques, mais c’est bel et bien le lieu de la transmission d’une conception binaire du monde. D’un monde qui sépare le corps-objet du corps-sujet, et dont la séparation est d’autant plus éloquente qu’elle recouvre exactement une discrimination sociale. Le corps du pauvre est un corps passif, soumis, objet d’un soin qui est présenté comme entreprise de charité. Il est saisissant de voir au contraire comment le corps du patient, dans le Serment d’Hippocrate, est un corps socialisé, culturel, inscrit dans un milieu et, de ce seul fait, respectable. C’est cette respectabilité que ne peut garantir le système hospitalier, précisément parce qu’elle est liée à la socialisation, et que l’hôpital, par nature désocialisant, s’adresse en outre à des êtres préalablement désocialisés. Le corps objet de charité est un corps précisément désapproprié de son sujet. Il pourra bénéficier, dans le meilleur des cas, de la commisération d’un personnel religieux imbu de ses devoirs chrétiens; mais il n’est garanti par aucune protection éthique ou juridique.

C’est ce corps désocialisé qui peut devenir un corps expérimental, et il le deviendra par la guerre. Dans les guerres du XVIème, Ambroise Paré prend conscience que le champ de bataille est un gigantesque champ d’expérience. Le corps du soldat n’est pas seulement un corps qu’il faut réparer pour le rendre fonctionnel, c’est un corps offert au savoir. Un corps pour lequel la chirurgie est d’abord la meilleure méthode de dissection, ou de vivisection.
La guerre offre une foison de corps, sur lesquels on peut apprendre et à partir des quels on peut instruire. Le corps ne peut faire l’objet d’un savoir que par son indifférenciation : chair à canon des guerres pour Paré, chair à contamination des épidémies pour Frascator, chair à dissection des gibets pour Vésale.
Mais cela signifie que le champ d’expérimentation nomade, celui des guerres, des épidémies et des lieux de supplice, doit se sédentariser. L’hôpital de la fin du XVIIIème met en oeuvre ce processus de sédentarisation. : il est passé d’une finalité réclusive à une finalité scientifique.
Dès lors, le corps hospitalisé n’est plus seulement un corps dont on protège l’extériorité, c’est un corps instrumentalisé, devenu corrélativement objet de savoir et moyen de savoir. Un corps de l’espèce, par lequel transite le progrès scientifique.Un corps medium, pour lequel l’hôpital est moins un moyen de réclusion, qu’un moyen de fixation du champ d’expérimentation. Non plus le nomadisme des aléas guerriers, épidémiques ou punitifs, mais la fixité, devenue académique, de l’institution hospitalière. Cest cet hôpital qui devient lieu d’apprentissage.

La rupture opérée par la révolution française est à cet égard essentielle. Elle fait fusionner deux formations jusque là séparées et même antagonistes : celle des médecins et celle des chirurgiens. Or cette fusion est décisive, puisqu’elle recouvre celle du savoir théorique et de l’activité pratique. Ce n’est pas seulement la fusion entre deux professions jusque là distinctes, c’est un rééchelonnement des valeurs et un véritable bouleversement des hiérarchies. On n’a plus d’un côté une université théoricienne (celle des médecins) et de l’autre une corporation praticienne (celle des chirurgiens-barbiers), l’une vouée à la spéculation abstraite et l’autre à l’activité concrète.
De cette inversion des valeurs, qui destitue la spéculation métaphysique au profit de l’activité technicienne, et conditionne la valeur du savoir théorique à l’efficacité de ses applications pratiques, la médecine moderne tire sa puissance effective, son pouvoir d’expliquer le corps et de remédier à ses dysfonctionnements.
La révolution politique réalise cette révolution institutionnelle dans le projet de formation qu’elle institue : la création d’écoles de santé incluant médecine et chirurgie dans un triple programme, de cours théoriques, d’exercices de laboratoire et de stages hospitaliers. Et c’est ensuite la période des guerres de conquête napoléoniennes qui va permettre la diffusion de ce modèle en Europe. Mais précisément, la période napoléonienne pervertit, ici comme dans d’autres domaines, le modèle révolutionnaire qu’elle conserve, en réintroduisant, pour désigner les écoles de santé, l’appellation médiévale de facultés de médecine.

Ainsi, par les contenus mêmes du savoir, leur sélection, ce qu’ils occultent et ce qu’ils focalisent, se transmet une double tradition de la médecine; son vocabulaire (où demeure une permanence de l’usage du latin et du grec issu de la période médiévale), mais aussi la détermination technicienne qu’elle tire de la période moderne. La technique n’y joue en effet plus le rôle de simple moyen d’application, mais de véritable déterminant idéologique. C’est ainsi que Hans Jonas, dans Le Principe Responsabilité , critique ce statut de la technologie comme “vocation de l’humanité”, montrant comment il conduit à disqualifier l’ “homo sapiens” au profit de l’ “homo faber”. Mais le risque de la théorie de Jonas est qu’elle ne critique le discours technocratique qu’à partir d’un point de vue issu du discours théologique, c’est-à-dire, précisément, anti-humaniste.
Or la technicisation contemporaine de la médecine n’est spécifique ni de la période contemporaine, ni de l’activité médicale, dans la mesure où d’une part elle concerne le monde moderne depuis la constitution même de l’humanisme au XVIème, et d’autre part elle s’applique à tous les champs de l’activité humaine.

La modernité concerne l’humanité dans son devenir prométhéen : volonté, émancipatrice et non aliénante, de se donner à soi-même sa propre fin, et de considérer l’amélioration des conditions globales de son existence comme un objectif légitime. Une telle idéologie a orienté positivement non seulement l’intention médicale, mais tous les domaines de l’activité humaine.
Contredire cette intention, qui est l’intention même de l’humanisme, ne peut être que le fait d’un discours réactif de retour à l’intention médiévale de bienfaisance et de charité; et, en définitive, de soumission de l’humanité à une hiérarchisation théologiquement établie. Cette soumission ayant précisément pour corollaire la dissociation entre savoir et technique.

Les abus de la formation médicale actuelle ne tiennent donc pas à son haut degré de technicisation, mais à ce que celle-ci est mise au service d’une idéologie implicite, qui n’est précisément pas technicienne, mais anti-humaniste; ou, pour le dire mieux, pré-humaniste. En ce qu’elle maintient, au sein d’une tradition rationnelle, la permanence implicite d’une tradition théologique antérieure, qui intériorise dans le statut médical la conscience d’une sorte de supra-humanité et interdit le processus, humaniste par excellence puisqu’il considère l’humanité dans son universalité, d’identification à l’autre. D’analogie du corps de l’autre à son propre corps et de la maladie de l’autre à son propre devenir.
C’est précisément cette conscience naturelle, d’une forme de distance qui abolit la séparation, qui est à restaurer dans la formation médicale; à l’encontre autant du discours théologico-hiérarchique de l’oeuvre de charité, que du discours technologico-scientiste de l’indifférenciation. Puisque, on l’a vu, les deux n’en font en réalité qu’un seul.

TRADITION ET RUPTURE


Sur la transmission des savoirs en médecine

Pratiques n° 18, « Quels savoirs pour soigner ? », juillet 2002

Toute transmission du savoir suppose des lieux de transit, des lieux où s’opère la transition d’une génération à l’autre. Des lieux qui garantissent la filiation, c’est-à-dire la continuité d’une tradition. Le savoir doit ainsi se figer pour se transmettre, et la transmission le fait à la fois vivre et mourir : ce qui permet sa survie est cela même qui le condamne à la rigidité.
Le savoir médical n’est donc pas ce que Nietzsche appelait un “gai savoir”, c’est un corpus doctrinal. Mais ce corpus est lui-même en mutation constante. Déstabilisé, troublé, bouleversé autant que potentialisé par les interactions incessantes entre science et technique. Elles-mêmes à nouveau ébranlées par leur potentialisation informatique, autant au niveau de la gestion des dossiers qu’à celui de la détermination des diagnostics ou de la recherche et de l’évaluation des traitements.

Or le lieu de transit du savoir médical est essentiellement l’institution hospitalière, ce qui est la vocation des CHU : même si l’activité médicale se veut “libérale”, son modèle est intégralement institutionnel, tant dans le domaine de la recherche que dans celui de la formation. Parce que l’apprentissage se fait en institution, parce que les filières d’excellence sont institutionnelles, parce que le lieu de l’expérience médicale (dans son double sens de rapport à la réalité concrète des corps et d’expérimentation scientifique) est institutionnel.
Le médecin de ville et son “colloque singulier” (moqué par Foucault), s’ils sont indispensables à l’objectif d’une santé publique, ne sont que l’effet de surface d’une réalité plus profonde, plus constante, plus continue, qui est celle de l’hôpital. Toute pathologie ne s’évalue qu’à l’aune de son devenir hospitalier, et ne s’intègre dans un savoir que par ce moyen. Devenir qui déborde en outre largement sa justification pathologique, puisque les deux stades, normaux autant qu’extrêmes, de l’existence, y sont inclus : on naît et on meurt à l’hôpital.

La médecine apparaît ainsi d’abord comme un apprentissage de la séparation : l’hôpital est ce lieu à part, séparé du monde, où les règles de la vie ordinaire sont abolies, où les impératifs culturels de décence, de pudeur ou de respect de l’intimité disparaissent, où les lois qui régissent les relations sociales sont transgressées.
Au sein même de ce processus de séparation institutionnelle, le corps humain fait lui-même l’objet de deux séparations corrélatives : celle de la distanciation (l’étudiant observe un corps que rien ne doit identifier au sien, et dont les dénominations pathologiques sont autant de mentions de la différence), et celle de la réification (le corps observé se présente comme objet d’étude au même titre qu’une plante pour le botaniste ou un insecte pour l’entomologiste).
Mais le corps mis à distance de soi est aussi un corps séparé de lui-même, puisque réifier le corps, c’est le désubjectiviser : le séparer du sujet dont il est le corps. L’apprentissage médical fait ainsi entrer le corps dans un processus de désappartenance, et toute la tradition médicale est une tradition de désappropriation du corps, tradition qui considère le corps dans un transit nécessaire par l’aliénation.
D’abord et toujours, le corps est ainsi nécessairement corps étranger; soit représenté dans le dessin, le schéma ou la photographie, soit nosographié dans le classement ou la détermination quantitative de ses propriétés, soit indéfiniment corps d’un autre distancié (cadavre dans l’amphi ou malade dans le lit).
Foucault montre ainsi, dans Naissance de la Clinique, comment l’apprentissage du corps est un désapprentissage de sa spatialisation. C’est-à-dire l’intégration mentale de nouvelles formes de spatialisation, créant un double espace de détermination artificiel, séparé de son espace naturel : l’ “espace de configuration” abstrait qui est celui de la représentation classificatoire du corps, et l’ “espace de localisation” concret, qui est celui du repérage tactile de ses lieux anatomiques. Ces deux espaces, construits pour l’apprentissage, sont aussi des espaces de reconversion sensible de l’étudiant. Des espaces qui le séparent lui-même de sa perception naturelle du monde, qui le mettent à distance de sa propre sensation.
La médecine est donc prioritairement un apprentissage de la distance, le refus de toute identification : le corps dont je parle ne peut pas être le mien. Je ne peux être détenteur d’une parole médicale que comme désincarné d’un corps médicalisable. Le corps de l’autre ne peut pas être un alter ego, et c’est cette rupture qu’il faut apprendre à intérioriser. Elle n’est jamais dite comme telle, elle est seulement censée aller de soi.
C’est dans ces multiples intériorisations de la séparation, et dans les représentations qu’elles induisent, que l’intégration du savoir médical n’est pas seulement une forme d’instruction, mais un processus subversif d’initiation; c’est-à-dire, au sens originel, de désidentification.

Mais ce processus lui-même est au coeur d’une double tendance, que génère toute transmission des savoirs : une tendance dynamique de recherche, de découverte, de mobilité, d’adaptation de l’intuition scientifique à son objet; et une tendance statique de fixation, de dogmatisme, de rigidité, d’académisation du corpus. La transmission est ainsi dynamisante, puisqu’elle transfère le savoir d’un sujet à un autre, d’une génération à une autre, et que tout savoir transféré subit nécessairement non pas seulement des altérations ou des dégradations, mais des mutations positives, ce qui est la condition même du progrès. Mais elle est aussi fixatrice, puisqu’elle tend à faire de l’objet du savoir un dogme, à transformer une proposition en doctrine, à faire du transmetteur lui-même une sorte de traître à la pulsion de découverte originelle; à rendre l’étudiant passif et soumis devant le produit fossilisé d’une activité de recherche dont les tenants lui échappent.
C’est ce que montre Kant dans Le Conflit des facultés , en présentant la tradition universitaire issue du Moyen-Age (celle des facultés “supérieures” de théologie, de droit et de médecine) comme inhibitrice de l’esprit critique. La tradition universitaire est dans son essence dogmatique parce qu’elle instaure des relations hiérarchiques de maître à disciple. Relations qui sont à la fois de subordination intellectuelle et de clientélisme professionnel.Relations qui reposent précisément sur la fixité des croyances communes.
Or l’objet de la médecine n’est pas seulement la vie dans sa dimension biologique, ce sont aussi les processus culturels qui la modifient, la réorientent et participent à sa production. Le processus de fixation est donc non seulement un processus de séparation entre le sujet et son objet, mais un processus de réduction de l’objet à l’immobilité (contre sa dimension vitale), à la naturalité biologique (contre sa dimension culturelle), à la visibilité ( contre sa dimension intérieure), au quantitatif (contre sa dimension qualitative et non mesurable). C’est précisément ce complexe réductionniste qui produit le dogme, puisque l’intention réductrice a toujours nécessairement vocation fixatrice.

Peut-être faut-il alors penser le modèle actuel des CHU dans la dimension corrélativement dynamisante et fixatrice des traditions au confluent desquelles il se trouve. Et pour cela penser l’hôpital lui-même dans la dimension contradictoire de ses finalités.
La tradition hospitalière occidentale est en effet issue du Moyen-Age, puisque l’exercice médical dans l’antiquité gréco-romaine semble ne s’adresser qu’aux particuliers. C’est le sens même du Serment d’Hippocrate, qui fonde en quelque sorte l’exercice libéral de la médecine dans la reconnaissance de ses risques : c’est parce que le médecin va chez le patient, qu’il est confronté aux multiples tentations qu’offre l’intrusion dans l’intimité d’une maison : vol, séduction, indiscrétion. Et la première forme du secret médical ne s’applique pas à la maladie elle-même, mais à l’entourage du patient dans son intimité familiale. Il s’agit moins de bien soigner, que de garantir les principes éthiques qui permettront que le soin ne soit pas prétexte à la dévastation du milieu privé.
L’institution hospitalière, au contraire, fait disparaître le milieu privé. Or cette disparition du milieu privé est corrélative d’une autre mutation : le passage du médecin de l’enclos familial à l’enclos hospitalier est aussi le passage d’une médecine de riches à une médecine de pauvres. Le patient d’Hippocrate a maison, famille et esclaves, il est en mesure d’ “honorer” son médecin, de lui offrir en échange de ses soins une compensation d’un ordre ou d’un autre. Le malade de l’hospice médiéval est un indigent, et le soigner ne peut donc rien avoir d’honorifique. C’est tout au plus une entreprise de salubrité publique. Foucault le montre, tout lieu de rétention est d’abord un lieu de contrôle. Et Erwin Goffman, dans Asiles, présentera les univers de réclusion comme des univers de délimitation, destinés à protéger non pas ce qui leur est intérieur, mais ce qui leur est extérieur.

C’est pourquoi, dans l’organisation médiévale, le savoir noble de la médecine ne se transmet pas à l’hôpital. Le savoir médical est un savoir universitaire, un savoir doctrinal. Il est éclairant, à cet égard, que, dans Le Conflit des Facultés , Kant critique corrélativement les facultés de théologie, de droit et de médecine, dont la prétendue “supériorité” ne réside que dans l’affirmation d’un dogmatisme abstrait, d’une position d’autorité.
Du côté hospitalier en revanche, l’oeuvre de charité ne peut pas être une oeuvre de savoir. Mais ce n’est pas davantage une oeuvre d’équité. Car, pendant que les pauvres sont soignés à l’hôpital, les riches continuent de l’être chez eux, comme au temps d’Hippocrate. L’hôpital n’est donc pas le lieu de la transmission des savoirs scientifiques, mais c’est bel et bien le lieu de la transmission d’une conception binaire du monde. D’un monde qui sépare le corps-objet du corps-sujet, et dont la séparation est d’autant plus éloquente qu’elle recouvre exactement une discrimination sociale. Le corps du pauvre est un corps passif, soumis, objet d’un soin qui est présenté comme entreprise de charité. Il est saisissant de voir au contraire comment le corps du patient, dans le Serment d’Hippocrate, est un corps socialisé, culturel, inscrit dans un milieu et, de ce seul fait, respectable. C’est cette respectabilité que ne peut garantir le système hospitalier, précisément parce qu’elle est liée à la socialisation, et que l’hôpital, par nature désocialisant, s’adresse en outre à des êtres préalablement désocialisés. Le corps objet de charité est un corps précisément désapproprié de son sujet. Il pourra bénéficier, dans le meilleur des cas, de la commisération d’un personnel religieux imbu de ses devoirs chrétiens; mais il n’est garanti par aucune protection éthique ou juridique.

Le corps objet de la réclusion hospitalière n’est donc pas pour autant objet d’un savoir scientifique. Et, puisque le savoir ne se transmet qu’à l’université, il se fonde nécessairement sur le modèle du savoir théologique: modèle vertical qui part de l’abstraction doctrinale et métaphysique, pour tenter de lui faire correspondre une réalité physique qui ne peut que lui être étrangère.
Mais ce modèle de l’autorité dogmatique demeure dans la tradition médicale : de la médecine comme apprentissage de la distance, c’est l’hôpital médiéval qui semble le lieu emblématique. Quand cette distance deviendra scientifique, c’est en donnant un poids rationnel à cette évidence première de la séparation. Ce n’est en effet pas le corps du patient socialisé qui peut être distancié. Mais, pour qu’un corps puisse être réifié, il faut d’abord qu’il ait été désidentifié, c’est-à-dire destitué de l’analogie qu’on peut y trouver avec soi-même; et, pour cela, d’abord délocalisé, séparé de son milieu, intégré dans l’univers désidentifiant de l’hôpital, objet d’un regard indifférencié. C’est à cette conversion indifférenciante du regard que prépare l’hôpital médiéval.

C’est ce corps désocialisé qui peut devenir un corps expérimental, et il le deviendra par la guerre. Dans les guerres du XVIème, Ambroise Paré prend conscience que le champ de bataille est un gigantesque champ d’expérience. Le corps du soldat n’est pas seulement un corps qu’il faut réparer pour le rendre fonctionnel, c’est un corps offert au savoir. Un corps pour lequel la chirurgie est d’abord la meilleure méthode de dissection, ou de vivisection.
La guerre offre une foison de corps, sur lesquels on peut apprendre et à partir des quels on peut instruire. Le corps ne peut faire l’objet d’un savoir que par son indifférenciation : chair à canon des guerres pour Paré, chair à contamination des épidémies pour Frascator, chair à dissection des gibets pour Vésale.

C’est ici que le modèle théologique du savoir médical trouve son aporie : l’empirisme médical du XVIème est une véritable insurrection contre la faculté de médecine. Cette contradiction radicale de la théorie par l’expérimentation conduit aux conflits du XVIIème, entre la Société Royale de Médecine, en charge effective des épidémies et de la santé publique, et la Faculté. Entre une tradition empirique procédant par induction, et une tradition dogmatique procédant par système. La résolution du conflit se produira à la fin du XVIIIème : ce sera la fin de la dissociation entre le champ de l’apprentissage théorique et celui de l’expérimentation pratique.
Mais cela signifie que le champ d’expérimentation nomade, celui des guerres, des épidémies et des lieux de supplice, doit se sédentariser. L’hôpital de la fin du XVIIIème met en oeuvre ce processus de sédentarisation. : il est passé d’une finalité réclusive à une finalité scientifique.
Dès lors, le corps hospitalisé n’est plus seulement un corps dont on protège l’extériorité, c’est un corps instrumentalisé, devenu corrélativement objet de savoir et moyen de savoir. Un corps de l’espèce, par lequel transite le progrès scientifique.Un corps médium, pour lequel l’hôpital est moins un moyen de réclusion, qu’un moyen de fixation du champ d’expérimentation. Non plus le nomadisme des aléas guerriers, épidémiques ou punitifs, mais la fixité, devenue académique, de l’institution hospitalière. C'est cet hôpital qui devient lieu d’apprentissage.

La rupture opérée par la révolution française est à cet égard essentielle. Elle fait fusionner deux formations jusque là séparées et même antagonistes : celle des médecins et celle des chirurgiens. Or cette fusion est décisive, puisqu’elle recouvre celle du savoir théorique et de l’activité pratique. Ce n’est pas seulement la fusion entre deux professions jusque là distinctes, c’est un rééchelonnement des valeurs et un véritable bouleversement des hiérarchies. On n’a plus d’un côté une université théoricienne (celle des médecins) et de l’autre une corporation praticienne (celle des chirurgiens-barbiers), l’une vouée à la spéculation abstraite et l’autre à l’activité concrète.
Au XVIème, Ambroise Paré, chirurgien-barbier dont les découvertes se sont avérées immédiatement efficaces et décisives, était considéré par la faculté de médecine comme un analphabète, au motif que ses ouvrages n’étaient pas écrits en latin, langue des clercs et des théologiens. Au XVIIème, Descartes écrivait dans la sixième partie du Discours de la Méthode , dénonçant la formation scolastique des étudiants :
“Au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions (...) des corps qui nous environnent, (...) nous pourrions (...) nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature (...) principalement aussi pour la conservation de la santé.”
C’est donc au moment même où la théorie réclame un système du monde scientifiquement élaboré, et non spéculativement imaginé, que va s’opérer sa fusion avec un savoir empiriquement constitué, et jusque là dévalorisé, celui des chirurgiens considérés jusqu’alors comme de simples techniciens manutentionnaires.
Mais précisément, la position cartésienne procédait à une revalorisation intégrale de l’activité technique, comme source de pouvoir et non plus seulement comme effectuation d’un savoir-faire.

De cette inversion des valeurs, qui destitue la spéculation métaphysique au profit de l’activité technicienne, et conditionne la valeur du savoir théorique à l’efficacité de ses applications pratiques, la médecine moderne tire sa puissance effective, son pouvoir d’expliquer le corps et de remédier à ses dysfonctionnements.
C’est précisément la période révolutionnaire qui, en France, cristallise cette inversion des valeurs, la révolution politique produisant une révolution institutionnelle. Et elle la réalise dans le projet de formation qu’elle institue : la création d’écoles de santé incluant médecine et chirurgie dans un triple programme, de cours théoriques, d’exercices de laboratoire et de stages hospitaliers. Et c’est ensuite la période des guerres de conquête napoléoniennes qui va permettre la diffusion de ce modèle en Europe. Mais précisément, la période napoléonienne pervertit, ici comme dans d’autres domaines, le modèle révolutionnaire qu’elle conserve, en réintroduisant, pour désigner les écoles de santé, l’appellation médiévale de facultés de médecine.

Ainsi, par les contenus mêmes du savoir, leur sélection, ce qu’ils occultent et ce qu’ils focalisent, se transmet une double tradition de la médecine; son vocabulaire (où demeure une permanence de l’usage du latin et du grec issu de la période médiévale), mais aussi la détermination technicienne qu’elle tire de la période moderne. La technique n’y joue en effet plus le rôle de simple moyen d’application, mais de véritable déterminant idéologique. C’est ainsi que Hans Jonas, dans Le Principe Responsabilité , critique ce statut de la technologie comme “vocation de l’humanité”, montrant comment il conduit à disqualifier l’ “homo sapiens” au profit de l’ “homo faber”. Mais le risque de la théorie de Jonas est qu’elle ne critique le discours technocratique qu’à partir d’un point de vue issu du discours théologique, c’est-à-dire, précisément, anti-humaniste.

Or la technicisation contemporaine de la médecine n’est spécifique ni de la période contemporaine, ni de l’activité médicale, dans la mesure où d’une part elle concerne le monde moderne depuis la constitution même de l’humanisme au XVIème, et d’autre part elle s’applique à tous les champs de l’activité humaine.

La modernité concerne l’humanité dans son devenir prométhéen : volonté, émancipatrice et non aliénante, de se donner à soi-même sa propre fin, et de considérer l’amélioration des conditions globales de son existence comme un objectif légitime. Une telle idéologie a orienté positivement non seulement l’intention médicale, mais tous les domaines de l’activité humaine.
Contredire cette intention, qui est l’intention même de l’humanisme, ne peut être que le fait d’un discours réactif de retour à l’intention médiévale de bienfaisance et de charité; et, en définitive, de soumission de l’humanité à une hiérarchisation théologiquement établie. Cette soumission ayant précisément pour corollaire la dissociation entre savoir et technique.
Les abus de la formation médicale actuelle ne tiennent donc pas à son haut degré de technicisation, mais à ce que celle-ci est mise au service d’une idéologie implicite, qui n’est précisément pas technicienne, mais anti-humaniste; ou, pour le dire mieux, pré-humaniste. En ce qu’elle maintient, au sein d’une tradition rationnelle, la permanence implicite d’une tradition théologique antérieure, qui intériorise dans le statut médical la conscience d’une sorte de supra-humanité et interdit le processus, humaniste par excellence puisqu’il considère l’humanité dans son universalité, d’identification à l’autre. D’analogie du corps de l’autre à son propre corps et de la maladie de l’autre à son propre devenir.
C’est précisément cette conscience naturelle, d’une forme de distance qui abolit la séparation, qui est à restaurer dans la formation médicale; à l’encontre autant du discours théologico-hiérarchique de l’oeuvre de charité, que du discours technologico-scientiste de l’indifférenciation. Puisque, on l’a vu, les deux n’en font en réalité qu’un seul.

© Christiane Vollaire