DES TENTATIVES REVOLUTIONNAIRES A L’HEURE DES FRAGMENTATIONS SOCIALES


Entretien avec Hamit Bozarslan, octobre 2014

Christiane Vollaire : Comment situez-vous, dans leur ancrage historique, les formes contemporaines d’un devenir révolutionnaire ?

Hamit Bozarslan : En 2011, les configurations révolutionnaires qui avaient vu le jour dans le monde arabe présentaient des points communs avec les révolutions qu’on peut qualifier de démocratiques. On peut établir à ce propos une typologie des révolutions :
- 1. Des révolutions de type eschatologique : la révolution française, la révolution russe, la révolution iranienne. Elles ne sont pas eschatologiques à leur début, mais le deviennent quand elles ouvrent à une radicalisation sous l’impact de nombreux facteurs externes comme la guerre, ou internes, comme les luttes de factions. Elles finissent par faire coïncider l’histoire à un temps de corruption et d’aliénation, par opposition à une origine pure et un avenir glorieux. Mais du coup, elles évacuent l’histoire elle-même. Il s’agit pour elles de réinventer un temps nouveau, de créer un homme nouveau, un réel nouveau, une société et une « culture » nouvelles, immunes de toute souillure.
- 2. Les révolutions partisanes, au cours desquelles un groupe armé conquiert le pouvoir cm2 par cm2, minute par minute. Ce faisant, il finit par transformer un ordre politique donné en un ancien régime, pour donner naissance, par la violence, à un nouveau pouvoir centralisé visant à constituer une société « organique ». C’est le cas de la révolution maoïste en Chine.
- 3. Les révolutions démocratiques. C’est le cas de la révolution de 1848 en France, ou de 1974-76, en Espagne ou au Portugal. C’est le cas dans l’Amérique latine des années quatre-vingt (le renversement des généraux en Argentine en 1982, le referendum de 1983 au Chili). Une partie de ces révolutions se présentent non pas comme révolutions mais comme processus de démocratisation.
Ces dernières révolutions ont pour objectif d’entrer dans la « société bourgeoise » : elles visent une intégration à la Cité bourgeoise existante, non l’invention d’un monde, et partant d’un homme, nouveaux. Dans certains cas, elles ont pour ambition de transformer radicalement la cité bourgeoise en ce qu’elle est inégalitaire ou insuffisamment représentative. C’est l’analyse que fait Claude Lefort de la démocratie : la démocratie c’est concevoir l’avenir comme une incertitude permanente, une réinvention permanente de la société. Mais pour assumer une telle incertitude, et les risques qui lui sont inhérents, il faut sortir de la certitude d’assujettissement que les pouvoirs autoritaires imposent à leurs sociétés. En 2011, les révolutions arabes correspondaient à cette troisième catégorie : elles visaient non pas à fonder un nouveau modèle comme cela fut le cas en 1789, 1917 ou 1979, mais à entrer dans la cité bourgeoise et, pour leurs segments les plus radicaux, à transformer la cité bourgeoise pour la rendre plus égalitaire et plus respectueuse de ses citoyens.
Les perspectives comparatistes sont à cet égard très riches. Mais il faut aussi avoir à l’esprit que les révolutions démocratiques ne sont pas nécessairement des révolutions heureuses. Par exemple, Marx disait de la révolution de 1848 en France qu’elle avait échoué parce qu’elle était trop en avance sur son temps. Il était (presque) d’accord sur ce point avec Tocqueville : la révolution était rendue possible par l’action du prolétariat parisien, qui en était l’élément dynamique, ainsi que d’une couche « intellectuelle » progressiste. Mais, en même temps, la France de l’époque était un pays conservateur et en quête d’ordre. Et la révolution, malgré son succès initial évident, a finalement donné naissance à un régime autoritaire extravagant mais viable : le bonapartisme. Dans le reste de l’Europe, travaillé par l’attente de l’ « unité nationale », le message révolutionnaire fut bel et bien reçu, mais aussi détourné par les puissances réactionnaires qui, pour le « réaliser », ont passé sur le corps des révolutionnaires eux-mêmes (la Pologne, qui ne réussit pas à réaliser son unité, fit exception à cette règle).

C.V. : Comment interpréter le hiatus évident entre la volonté populaire et les processus électoraux ?

H. B. : On est là en face du dilemme constaté par Arendt entre la nécessité et la liberté. La capitulation de la révolution devant la première, qui peut s’imposer comme condition de sa survie, aboutit au meurtre de la deuxième, qui est pourtant son objectif. Comment assurer la victoire d’une révolution menacée sans sacrifier son sens politique ? En 1848, Marx constatait que les révolutionnaires français avaient échoué à établir une dictature, condition de la survie de leur révolution. Les révolutions arabes se sont retrouvées dans la même situation : une force initiale dynamique, regroupant une coalition interclasses, inter-générations et inter-genres, mais refusant d’instaurer un nouvel ordre en s’appuyant sur la situation de fait, autrement dit de l’extra-légalité, qu’elle a créée. Mais non seulement ces révolutions ne pouvaient pas légitimer l’instauration d’une dictature, mais un tel pas aurait inévitablement signifié leur soumission au diktat de la « nécessité » au détriment de la liberté.
Les révolutionnaires de 2011, en Tunisie et en Egypte, ont donc procédé à des élections dans un contexte qui ne leur était nullement favorable, celui de pays massivement conservateurs, où l’ancien système ne s’était en réalité pas écroulé. Le Raïs avait été déchu, mais l’armée restait là, tout comme l’ancien appareil sécuritaire. Qui plus est, dans le contexte postrévolutionnaire, ni la droite, incarnée par les mouvances issues de l’islamisme qui avait dans un premier temps boudé la contestation, ni la gauche, représentant des coalitions hétéroclites, ne pouvaient construire un bloc hégémonique. La gauche n’avait nul moyen de résoudre la question sociale et pas davantage la capacité de parvenir au pouvoir. Quant aux islamistes, ils étaient tentés par un scénario bonapartiste à la française (après 1848), sans en avoir les moyens.

C.V. : Le terme de « révolutions arabes » vous paraît-il adéquat pour rendre compte de ces événements ?

H. B. : A leurs phases initiales oui, même si l’on sait que l’abandon par l’armée de Ben Ali et de Moubarak avait des motifs ne relevant pas d’une attente révolutionnaire. Quant aux autres pays arabes, on observe que les révolutions démocratiques exercent systématiquement des effets de domino dans une vaste région allant au-delà de leurs terres d’origine. Le monde arabe a également connu un effet domino analogue : sans certains points communs qui lient ce monde, ce fait n’aurait pas pu se produire. Mais l’effet de domino ne signifie pas pour autant que l’ensemble des espaces concernés par une contestation partagent des réalités identiques. Par exemple, la Tunisie et l’Égypte sont centralisées depuis le début du XIXème siècle. La capitale y joue un rôle décisif. La révolution tunisienne a commencé dans une ville de province mais, in fine, c’est la capitale qui a tranché. Dans les deux pays, il n’y a pas de phénomène confessionnel intra-musulman et les tribus sont reléguées dans un espace périphérique. Aussi bien en Egypte qu’en Tunisie, l’Etat était synonyme de cartel constitué autour du Président, comportant aussi sa famille, les services de sécurité, l’armée et la bourgeoisie compradore, mais l’armée disposait, dans les deux cas, d’une certaine autonomie d’action par rapport au raïs. Ailleurs, alors que l’attente démocratique analogue à celle qui se faisait entendre en Tunisie et en Egypte était à la base des contestations, on se trouvait devant des réalités très différentes.
La même attente d’égalité, de liberté et de dignité a pu donc galvaniser tout un vaste espace, mais s’est heurtée chaque fois à une réalité très différente. C’est pourquoi la révolution n’a pas pu renverser le pouvoir en Libye, en Syrie et au Yémen, mais a laissé place à un état de violence, pour reprendre l’expression de Frédéric Gros. Par ce concept, Gros entend décrire les transformations que connaissent les démocraties bourgeoises et occidentales : la fin des discontinuités entre intérieur et extérieur, entre armée et police, ente mobilisation et démobilisation. Ailleurs, les conséquences de l’état de violence sont bien plus graves : au Moyen-Orient des années 1980, les frontières qui devaient séparer les Etats étaient devenues les lieux d’une production massive de violence, avec un effacement de la différence entre acteurs étatiques et non étatiques. Et ce, pratiquement sur une zone allant du Maroc à l’Afghanistan. En 2011-2012, les contestations ont commencé sous forme révolutionnaire, mais dans certaines zones la configuration révolutionnaire a donné naissance à un nouvel état de violence bien plus brutal que celui des années 1980, avec pour conséquence l’effondrement des sociétés.

C.V. : Comment analysez-vous cet effondrement ?

H. B. : Cet effondrement est accéléré par le processus révolutionnaire, mais ne lui est pas lié en tant que tel. Il est surtout le résultat des politiques coercitives des Etats. De plus, la militarisation du processus révolutionnaire, qui est également une réponse à la répression, a produit une situation dans laquelle de nombreux acteurs non militaires ont accédé aux armes. Par exemple, le régime de Khadafi avait réussi à intégrer quelque 25 000 Africains noirs dans ses dispositifs militaires, leur avait permis de se radicaliser discursivement, mais les avait aussi dé-radicalisés axiologiquement en les privant de tout moyen d’action autonome à l’échelle régionale. La chute du régime a permis à ces groupes d’accéder aux armes, et il en alla de même de certaines tribus libyennes transfrontalières et des cercles militarisés. Se sont ainsi multipliés les groupes ayant accès aux ressources de la violence.
Il en va de même en Irak, où on observe une réelle désinstitutionalisation : l’Etat est structurellement fragile et la société est structurellement fragmentée (ce qui n’a pas été toujours le cas). Au fil des décennies, des pouvoirs autoritaires et/ou miliciens, et des crises politiques, la confessionnalisation est devenue le principe de base du fonctionnement de la société : Mossoul, ville de 1.300 000 habitants, avec plus de 80 000 soldats et policiers, est tombée en quelques minutes sans la moindre résistance. La répression atroce de la contestation révolutionnaire qui a commencé en Syrie, de la part d’un pouvoir central qui a désigné sa société comme son ennemi, a donc accéléré le phénomène de désintégration sociale dans ce pays, mais aussi en Irak voisin.

C.V. : Quelles sont les causes de cette fragilisation ?

H. B. : La fragilisation est liée au fait qu’on a voulu imposer au Moyen-Orient le modèle de l’Etat westphalien de 1648. Pour rappel, pour sortir de ses guerres civiles, l’Europe de 1648 a reconnu ses Princes, qui n’avaient jamais été représentatifs de leurs sociétés, comme seules instances de souveraineté. Les sociétés arabes ont intégré le monde westphalien à la suite de la dissolution de l’Empire ottoman, puis des régimes mandataires ou coloniaux. Les « Princes » arabes des années 1920-1940/1950 n’avaient en réalité que peu de légitimité et n’étaient pas tout à fait « souverains ». Par la suite, certains d’entre eux purent assumer pendant quelque temps le rôle d’instance de distribution ou de providence. Dans les années 1950-1960, les régimes dits « révolutionnaires » ont également été capables d’assurer une certaine représentation sociale, ce qui a permis d’escamoter le fait qu’ils étaient en réalité issus de certains couches tribales ou confessionnelles. Graduellement, d’Etats de providence ils se sont mus en régimes kleptomanes et ont adopté un social-darwinisme qui ne dit pas son nom comme doctrine et pratique de pouvoir.
En 2011, voire encore en 2012, certains observateurs ont pensé que les révolutions pouvaient transformer le monde arabe dans sa totalité en permettant sa reconstruction à partir des lignes de clivage politiques, et non confessionnelles, tribales ou encore claniques. Mais en Syrie ou en Irak, les processus de confessionnalisation dont les Etats, rappelons-le, sont les principaux architectes, étaient allés beaucoup trop loin. Le pouvoir d’al-Bachar s’est avéré relativement puissant et hélas, assez ingénieux, pour répondre à la contestation révolutionnaire par une logique de guerre civile confessionnelle et assurer ainsi sa durabilité en détruisant la société syrienne. Il a également montré qu’il pouvait efficacement utiliser sa puissance de nuisance, que l’Irak, autre société arabe sur la brèche, voire le Liban, pouvaient à leur tour tomber dans la spirale de la violence et de la dissolution. Face aux manifestations pacifiques qui commencent au printemps 2011, le régime d’al-Assad a, en effet, d’emblée, fragmenté le temps et l’espace de la contestation pour empêcher l’apparition d’un phénomène analogue à celui de la Place Tahrir en Egypte. La quatrième armée, dirigée par Maher, frère de Bachar al-Assad, entrait dans une ville, la détruisait partiellement, se retirait, revenait de nouveau, empêchant ainsi que des coalitions de provinces en mouvements puissent se mettre en place.
En deuxième lieu, il a contraint la communauté alaouite (celle de Bachar) à lui renouveler son allégeance : il a ainsi soumis une communauté apeurée à son ordre de guerre civile. Puis, il a obtenu la neutralité des chrétiens en recourant aussi au chantage à la peur. Il a épargné les Kurdes pour les transformer en alliés potentiels. Il a, enfin, procédé à une destruction massive de l’espace urbain sunnite, et de ce fait à une confessionnalisation paroxystique du conflit. Le mouvement de contestation, commencé comme une révolution partiellement interconfessionnelle, s’est à son tour rapidement confessionnalisé. Dans un deuxième temps, le phénomène s’est accéléré jusqu’à prendre une dimension djihadiste. La résistance contre le régime a ainsi perdu sa belle apparence, ne pouvant plus, de ce fait, jouir de la sympathie de l’opinion publique occidentale.
Le bilan, au bout de trois ans, est connu et en dit long sur la destruction d’une société : sur une population de 22 millions d’habitants, on compte 200 000 morts et disparus, 4 millions de réfugiés et 6 à 7 millions de déplacés. La moitié de la population a été durablement déracinée.

C.V. : Cela signifie-t-il pour vous une impossibilité du devenir révolutionnaire ?

H. B. : Il y a plutôt impossibilité, dans de tels contextes de répression, d’un devenir politique tout court. En Tunisie, un tel devenir est actuellement possible. On peut imaginer que ce pays sorte de ses crises actuelles, celles de l’incertitude révolutionnaire, pour entrer dans la période d’incertitude démocratique. Si cette hypothèse se réalise, on pourrait à l’avenir parler de l’invention de la Tunisie en tant que société politique comme conséquence d’une rupture révolutionnaire, mais on n’en est pas là. Ce n’est plus le cas en Égypte, où le général (puis « maréchal ») al-Sissi a introduit, par son coup d’Etat de 2013, la cruauté au cœur de l’espace politique, et a instauré une sanglante dictature militaire. La violence est désormais l’une des dynamiques lourdes du pays. On peut cependant imaginer que la « politique » puisse, à moyen ou à long terme, reprendre ses droits, ouvrant de nouveau la voie vers une perspective démocratique.
En revanche, il n’en va pas de même ailleurs, en Libye, en Syrie ou en Irak, au Yémen. La Libye est un pays totalement désintégré, livré à des centaines de milices. En Syrie, c’est la société elle-même qui est en train de disparaître. Le conflit qui ne s’arrête pas aux frontières nationales mais au contraire se nourrit de la violence transfrontalière, s’inscrit désormais dans la durée. Il y a également une socialisation violente des nouvelles générations : des adolescents de quinze ans ayant abondamment et depuis des années accès aux armes. Comment reconstituer alors le tissu social ? Aujourd’hui en Libye, en Syrie, en Irak ou au Yémen, la Cité disparaît dans le sillage de la disparition des sociétés.

C.V. : Y a-t-il malgré tout des formes de résistance possibles ?

H. B. : Très difficilement. La condition pour produire une résistance un tant soit peu efficace apparait être celle de l’entrée en violence. Certes, dans le cas de la Syrie et de plusieurs pays du continent africain subissant la fragmentation de la société, des modes de résilience a minima peuvent être observés, mais ils sont de type familial (ou de celui du voisinage, dans les camps). La résistance, dans ces conditions, ne peut avoir d’effet ni de visibilité, elle ne peut se donner une force d’expérimentation, d’invention politique ou de défi. Elle n’est qu’une stratégie de survie, ou une solidarité des vaincus. Cette stratégie peut, à terme, permettre une sorte de renouveau : dans toutes les expériences que nous connaissons du passé, une deuxième ou troisième génération née et grandie dans les camps de réfugiés a pu être éduquée et a formé une nouvelle élite. Mais si on se réfère non à la simple survie ou à un ajournement dans la misère, mais à la résistance entendue comme l’investissement de la Cité par ses citoyens, alors il nous faut reconnaître qu’il n’y a pas beaucoup de possibilité : quand les villes sont bombardées du matin au soir, quand il y a énormément d’armes en circulation, le « sujet » lui-même devient l’enjeu-otage des conflits entre les hommes en armes. Ou alors, si vous prenez vous-mêmes des armes pour pouvoir peser dans l’équation, au bout d’un moment les différences que vous aviez avec le bourreau s’effacent, vous-même devenez bourreau par les contraintes de la militarisation du processus.
Il faut toutefois apporter de nombreuses nuances à ces remarques et reconnaitre que beaucoup de gens ont été obligés de prendre les armes et s’opposer militairement à un régime, non seulement car la répression était féroce, mais aussi parce que le mensonge du pouvoir était insupportable. En Syrie, ce n’est qu’au bout de trois mois de manifestations pacifiques, mais atrocement réprimées, que l’Armée syrienne libre vit le jour.

C.V. : Peut-on envisager alors de nouveaux modes de subjectivation politique ?

H. B. : Oui, mais ils doivent intégrer le fait qu’ils sont interdits. L’intersubjectivité se réduit donc comme une peau de chagrin. Le moment militaire est un moment de sur-objectivation : les rituels sont militarisés, ce qui détermine le jeu, ce sont les armes. Que faire lorsque les deux notions d’hyper-objectivité et d’hyper-subjectivité de la violence dont parle Etienne Balibar ne s’excluent pas, mais se complètent en se radicalisant mutuellement ? On se nourrit d’une économie de guerre, on « objective » et militarise à l’extrême l’espace et le temps, on cultive un fétichisme des armes, et de l’autre côté, on sacralise les luttes se légitimant par une idéologie religieuse ou sectaire.
On est donc dans des processus incontournables d’assujettissement, qui ne sont pas synonymes de subordination des collectivités gardant un minimum d’autonomie internes : ce sont des processus de survie en contexte d’atomisation et de fragmentation à une échelle impensable. Il est très difficile de surmonter un processus de fragmentation qui casse les sociabilités, voire détruit tout repère de confiance. Inévitablement, il y a des solidarités de survie qui se mettent en place, comme dans le Tchad des années 1980. Aujourd’hui, en Syrie et sans doute en Irak, ces stratégies de survie existent, mais ne suffisent ni pour qu’il y ait subjectivation, ni pour envisager quelque chose comme une société politique.
L’historien Georges Mosse utilise le terme de « brutalisation » pour qualifier l’évolution des sociétés européennes du XXème siècle, qui ont intégré la théorie de la « guerre totale », ou d’une violence de type exterminateur comme mode « naturel » de règlement des conflits entre les sociétés appréhendées en tant qu’espèces distinctes. Au Moyen-Orient, on est également en face d’une brutalisation ; mais celle-ci n’oppose pas les « nations » entre elles. Le darwinisme social est désormais théorisé et mis en œuvre à l’échelle du quartier, au sein d’un même tissu social.

C.V. : Qu’en est-il de la contestation en Turquie ?

H. B. : A Istanbul, à l’été 2013, la contestation était plurielle. Le régime d’Erdogan est parvenu à cristalliser simultanément trois types d’oppositions. D’une part une opposition qui s’affirme démocratique, libertaire, qu’on peut comparer au mouvement des Indignés. D’autre part une gauche radicale, mais qui est nourrie aussi de la question confessionnelle, notamment depuis le conflit syrien (les huit victimes de 2013 sont alévies). Enfin, une opposition kémaliste-national-socialiste considérant les Turcs comme une ethnie et une classe opprimées et les invitant à s’« émanciper » du « joug » des autres « ethno-classes ».
Ces trois oppositions se trouvent sur la même place, dans un mouvement de radicalisation. Mais elles n’ont pas de lien entre elles, elles n’ont pas la même lecture de l’histoire turque ni, à titre d’exemple, le même regard sur le génocide arménien. Dans l’opposition, les mouvements s’étendent des plus démocratiques aux plus anti-démocratiques, occupant pourtant le même espace de contestation, non par choix, mais par les dynamiques du processus de radicalisation.
La frange démocratique de la contestation du parc Gezi a été défaite, mais cela ne veut pas dire qu’elle soit enterrée. On peut même dire qu’elle se survit après la défaite : la jeunesse de Taksim est très dynamique et est intégrée dans de nombreux cercles de socialisation et mobilisation. La défaite n’a pas signé la fin du mouvement.
Pour autant, n’oublions pas la donne politique générale. Le camp conservateur obtient, depuis des décennies, quelque 65 % des votes : c’est énorme. Dans la carte politique de la Turquie de 2013-2014, il y a le Kurdistan, contrôlé en grande partie par un parti légal kurde, les côtes, partiellement dominées par le parti kémaliste ou la droite radicale, et une hégémonie de l’AKP partout ailleurs.

C.V. : Pourrait-il y avoir des relais électoraux ?

H. B. : Il ne peut y avoir de relais dans l’immédiat car la gauche démocratique est isolée et piégée. Elle est numériquement faible et ne peut envisager une construction hégémonique, car celle-ci serait au-delà de sa portée et incompatible avec ses attentes et ses revendications. La construction d’un tel bloc exige l’intégration dans le système de classes aux intérêts contradictoires. Or, la bourgeoisie puritaine, à laquelle le régime de l’AKP transfère des centaines de milliards de dollars, engage une politique de charité qui intègre en retour les défavorisés. La gauche démocratique n’est pas seulement en mesure de mener une telle politique mais, si elle l’était, elle ne serait justement plus démocratique et deviendrait une gauche démagogique, populiste.
Le second problème est la donne confessionnelle. La gauche démocratique se renforce d’une population alévie qui a été victime de nombreux pogroms dans les années 70 - 80 - 90. Avec les Kurdes dans les années 1960, c’est cette communauté qui avait été par le passé le socle des mouvements de gauche. Sans cette communauté alévie il n’y a pas de gauche. Pour que la gauche puisse être présente sur l’échiquier politique, il faudrait qu’elle dépasse ce clivage confessionnel et attire massivement les sunnites. Pour cela, il faudrait préalablement que la société turque elle-même devienne plus politique, pour ne pas trouver ses lignes de clivage internes non pas dans les questions confessionnelles, mais dans les questions politiques.

C.V. : Comment opposez-vous confessionnalisation et politisation ?

H. B. : Dès qu’on est dans la confessionnalisation, on est dans quelque chose d’autre que dans la simple existence des communautés confessionnelles, on est dans l’établissement de nouvelles frontières étanches, d’inclusion et d’exclusion.
Dans l’Empire ottoman – comme sur nombre d’autres terrains – trois frontières séparaient les communautés entre elles : le corps de la femme, en tant que garant la reproduction de la communauté, le lieu du culte dotant les communautés d’une caution, voire d’un sens métaphysiques, et le cimetière, en ce que les morts constituent les éléments de continuité du monde des vivants. La coexistence entre ces communautés exigeait le respect absolu de ces frontières. Mais l’Empire ottoman n’était pas un empire politique : les non musulmans étaient statutairement dominés, puisque le pouvoir leur avait accordé la vie à condition qu’ils renoncent à leur confession.
Actuellement, la confessionnalisation va au-delà de ces trois frontières, qu’elle viole massivement : qu’il s’agisse du sunnisme, du chiisme ou d’alouisme, la confession est essentialisée, définie comme irréductible à une autre confession. Le processus aboutit à la perception de l’autre non pas en termes d’altérité, mais en termes d’inimitié : puisque l’on considère l’autre comme une menace pour « notre » communauté par le simple fait de son existence, c’est « la naissance elle-même qu’il faut défaire » (Véronique Nahoum-Grappe). La violence utilisée n’est donc pas liée à une cause politique, mais paraît alors relever d’une riposte biologique contre la menace que représente la vie de l’autre.

C.V. : Qu’en est-il de la question kurde dans ce rapport au politique ?

H. B. : La question confessionnelle existe chez les Kurdes, mais les acteurs politiques kurdes ne sont pas dans une perspective ou une axiologie confessionnelle. Ils peuvent dire « on quitte l’Irak », ou la Syrie. Ils peuvent dire « on veut vivre comme une communauté politique, négocier nos enjeux sur notre place publique ». On est là non dans l’essence, dans le registre de la vitalité, mais dans les choix. Dire « nous restons en Irak » ou, inversement, « nous quittons l’Irak », est un choix politique. Mais si l’on considère l’existence de l’autre comme une menace pour notre existence, alors ce choix n’est plus politique mais social-darwiniste.
Au Moyen-Orient (comme dans d’autres régions du monde) on est dans une crise de l’Etat westphalien, qui à ses origines n’était pas un Etat national, mais l’est devenu au XIXème siècle. Cette crise ne signifie cependant pas l’impossibilité de nouvelles constructions nationales-étatiques. Il y a eu l’expérience du Kosovo, comme de quasi-Etats au Kurdistan irakien ou syrien. Mais ce décalage dans le temps s’explique par le fait qu’il y a eu une histoire de l’oppression nationale. C’est la résistance à l’oppression qui permet de produire de la légitimité autour de la kurdicité. On est dans l’urgence, et on le sait. Mais on n’est pas dans la contrainte : le dissensus est légitime. Une société politique est une société de consensus et de dissensus simultanés. Une société cesse d’être politique quand le consensus est défini en termes biologiques et non pas lié au choix. C’est quand le consensus relève du choix, que le dissensus relève de la liberté.

C.V. : Comment voyez-vous, sur ces questions, la figure du dirigeant kurde emprisonné Öcalan ?

H. B. : Öcalan s’est d’abord positionné comme marxiste-léniniste pendant les premières années de sa contestation. Mais derrière cette appellation il y avait en réalité un ancrage très fort à un fanonisme qui ne dit pas son nom. Il a en effet redéfini les termes de la question kurde, ce qui lui a permis de devenir la figure emblématique qu’il est devenu. Son discours était le même que celui des Damnés de la terre : le colonisé porte en lui la responsabilité de sa colonisation. Il doit donc utiliser une violence non pour assurer la simple décolonisation de son pays, mais pour devenir lui-même un homme décolonisé, un homme nouveau. L’Öcalan des années 1980 dit : La violence que je vous demande d’exercer n’est pas destinée à réaliser les objectifs d’un « nationalisme primitif », mais doit donner naissance à un « nouveau Kurde », qui se sera créé par la transformation de son corps en un site de bataille entre « la servitude et l’émancipation ».
Depuis une dizaine d’années, à ce discours s’est substitué un autre discours : celui d’une démocratie radicale, qui s’exercerait à travers un système très élargi d’autonomie locale à toutes les échelles, dans lequel les sujets politiques libres participeraient au pouvoir directement. La prise de position deviendrait une affaire d’exercice politique au quotidien. C’est la solution qu’il propose pour résoudre la question kurde. Elle permettrait, selon lui, à la fois une représentation citoyenne, une intégration et un exercice du pouvoir jusqu’à une fédération régionale. Il s’agit ici de poser la question kurde sans passer par la violence.
Il y a sur ce point des recherches partout dans le monde : au Chiapas, comme il y en a eu dans l’expérience de la Commune en France, ou même au Kurdistan syrien en 2012. Mais est-ce qu’un tel projet peut déboucher sur la construction politique d’une société ? Une société qui serait clivée, mais vivant ses clivages comme légitimes, se réinventant en permanence ? Ces questions restent largement ouvertes.

C.V. : Quelles seraient maintenant, selon vous, les perspectives, sur cette question des devenirs révolutionnaires ?

H. B. : Cet avenir d’un devenir révolutionnaire ne se dessinera peut-être pas au Moyen- Orient, où l’on est dans le « tunnel noir » dont parlait Français Furet dans les années 1990. Mais au bout de ce « tunnel », la révolution pourrait ne pas être la seule option qui se présenterait devant nous. Non seulement une révolution peut constituer le point de départ d’une trajectoire collective sanglante, comme on le voit dans nombre de pays arabes, mais on peut aussi faire face à d’autres scénarios plus ou moins enviables : celui d’un consensus mou, qui ne permet pas une contestation avec des effets de transformations radicales sur la société, ou celui de la démission des élites, des intellectuels, et surtout des citoyens, par rapport à leur destin, ou plus précisément notre destin collectif.
Partout on observe un refus de penser l’avenir comme ouvert, non-hypothéqué par le néo-libéralisme ou le conservatisme social. On évolue dans des sociétés de classes moyennes, pingres, philistines, manquant souvent d’envergure. Tocqueville avait vu cela et en était à la fois rassuré et sidéré : sa société « démocratique » est normalisée, faite d’individus semblables, mais elle n’est pas une société de citoyens solidaires et pourtant inscrits dans des conflits, prenant part aux affaires de la Cité et pourtant engagés dans des luttes. Elle correspond à ce que nos sociétés sont devenues depuis qu’elles ont largement perdu leurs classes ouvrières, qui était un élément dynamique de la contestation et de la réintégration sociale. A la place, nous avons désormais soit des classes moyennes en grande partie individualisées, apeurées par la perspective même de perdre ce qu’elles ont, soit des cohortes de chômeurs qui ne disposent pas d’espace physique et politique pour donner naissance à une solidarité durable.
Le deuxième scénario serait une situation d’effondrement total de certaines sociétés. Rappelons-le : Tombouctou n’a pas résisté deux heures, Mossoul même pas deux minutes. Des centaines de milliers de personnes déplacées, mais point de résistance ! Ici, des pouvoirs qui sont devenus miliciens ou prédateurs. Ailleurs, des milices prédatrices qui ont remplacé l’Etat. Il ne faut pas écarter ce type de scénario à travers le monde : on est dans une même civilisation. Les événements sont mondiaux, et n’oublions pas que le Sud peut produire des « modèles » universels, y compris pour le Nord.

© Christiane Vollaire