Sur la question des déplacements et de la représentativité


Rencontres d’Avignon avec des élus municipaux 2019
Rien sur nous sans nous
Plateau télé du jeudi 18 juillet 19
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La représentation politique est une forme de déplacement, puisqu’elle consiste à parler à la place de ceux qu’on représente, à être présent pour eux là où ils ne peuvent pas l’être. Elle consiste en particulier, pour celui qui est élu, à se déplacer de ses intérêts personnels pour devenir porteur d’un intérêt commun. À prendre place sur la scène publique pour y porter une parole collective. À mettre en évidence ce que Rousseau, dans Le Contrat social, appelait « la volonté générale ». Et pour laquelle, précisément, il affirmait qu’il ne devait pas y avoir de représentant, sinon le peuple lui-même, en présence.
Marx, à la fin du siècle suivant, mettra en évidence le mensonge que constitue l’idée même de volonté générale, puisque toute société repose d’abord sur un antagonisme, qui est celui des classes, défendant des intérêts fondamentalement opposés. Dans Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte, il pointe le mensonge de la représentativité politique, puisque la représentation parlementaire ne permet d’accès au pouvoir que celui des classes économiquement dominantes, qui deviennent, par cette représentativité sélective même, des classes politiquement dominantes. La représentativité politique, loin d’exclure la domination, la renforce au contraire en lui donnant les moyens de transformer un pouvoir matériel en un pouvoir juridique (celui du législatif), symbolique et mental (celui des formes idéologiques).

Si en effet un pouvoir prétend se légitimer par sa représentativité, alors celle-ci supposerait que le recours à la force lui soit le moins possible nécessaire pour se maintenir. Dès que ce recours est utilisé de manière massive, la systématicité de ce recours est un indicateur de son degré d’illégitimité.

1. Le mouvement des Gilets jaunes comme chance du politique

C’est sur ces quelques principes qu’on peut interpréter le mouvement actuel des Gilets Jaunes. C’est d’une part une mise en évidence de la non-représentativité du pouvoir politique, aboutissant à une mise en crise de l’idée même de représentation. Et cette défiance à l’égard de la représentation est l’une des identifications actuelles du mouvement : à la fois l’une de ses forces et l’une de ses difficultés. Être dans la rue, être sur les ronds-points, c’est vouloir être réellement présent dans un espace public, et ne plus y être représentés. C’est réintroduire la légitimité par l’actualisation de la présence.
C’est d’autre part, et pour cette raison même, s’exposer à la violence d’un pouvoir qui n’est lui-même plus représentatif d’un intérêt commun ou d’une positon majoritaire, mais de l’intérêt de plus en plus particulier d’un rapport de domination économique aveugle à la réalité de l’espace politique.
Ce mouvement est donc en réalité une véritable chance et une formidable opportunité pour ceux qui se veulent représentants du peuple, à l’encontre d’un pouvoir qui constitue non pas une élite, mais bien plutôt une lie.

En ce sens, les violences policières doivent servir non pas à victimiser ceux qui les subissent, mais au contraire à délégitimer ceux qui les produisent. Elles doivent sans arrêt, pour cette raison, être pointées, désignées, comptabilisées, dénoncées non pas évidemment comme des bavures, mais comme un effet systémique de cette délégitimation et une force de crédit accordée aux opposants. Les violences policières, comme les violences judiciaires qui les suivent et les accompagnent, constituent une mise à nu de la non-représentativité de l’espace de décision politique.

Cette illégitimité s’est cristallisée, en mai 2018, dans ce qu’on a appelé « l’affaire Benalla », qui n’apparaît, là encore, nullement comme une bavure, mais comme un véritable symptôme de la dimension systémique de cette violence. Dans cette figure s’articulent parfaitement violences policières et corruption néo-coloniale. Celui qui, membre de la garde prétorienne présidentielle, s’est rendu coupable d’un double délit en usurpant, pour pratiquer une violence abusive, l’uniforme policier d’un corps auquel en outre il n’appartient pas, n’a été en effet ni mis en détention ni même assigné à résidence. Il a au contraire bénéficié de plusieurs passeports et d’une totale liberté de circulation pour se livrer immédiatement après, dans le costume de l’affairiste politique et du trafiquant d’armes, à des tractations avec d’anciennes colonies françaises (le Tchad, entre autres). L’armement militaire apparaît ainsi indissociablement comme instrument de la violence policière intérieure et des collusions avec des tyrannies issues des perversions des processus de décolonisation. La collusion entre violence d’État, corruption néo-coloniale, trafic d’armes et tractations politiques éclate au grand jour dans cette figure de l’infiltration mafieuse du pouvoir, sans que le ministère de l’Intérieur semble y trouver le moins du monde à redire.

2. Violences policières et fascisation du pouvoir central

C’est ce même ministère de l’Intérieur qui, le 3 juillet dernier, a en revanche infligé une interdiction de parole au sociologue Saïd Bouamama , à la veille du colloque qu’il co-organisait depuis quatre ans dans le cadre d’un dispositif de prévention des « violences extrêmes » très légitimement financé par l’État. Et c’est précisément sous la pression de lobbies d’extrême droite racistes et fascisants parfaitement identifiés (Rassemblement National, Valeurs actuelles, Français de souche) que cette interdiction lui a été infligée.

C’est le syndicat Alliance, syndicat policier majoritaire connu pour son affiliation à l’extrême droite, qui a adressé, dans cette même période, aux juges chargés d’affaires concernant des violences policières un tract collectif les menaçant de faire usage de leurs armes si les policiers prévenus étaient condamnés. Sans qu’aucune sanction ait été apparemment prise contre la direction syndicale. Et ce sont des policiers de ce syndicat qui ont reçu diverses récompenses et gratifications étatiques pour leur rôle dans la répression des manifestations.
Dans le même temps, Alexandre Langlois, responsable du syndicat policier Vigi, d’obédience opposée au précédent, ayant dénoncé le caractère systémique des exactions policières au nom de la déontologie de sa profession, a été blâmé, mis à pied et privé de son salaire.

Le jeune journaliste Taha Bouhafs, qui avait permis, par ses photos, de dénoncer l’affaire Benalla en mai 18, a été, lors d’un rassemblement de travailleurs sans-papiers de Chronopost manifestant pour la reconnaissance de leurs droits en juin 19, jeté à terre, tabassé, avec une épaule intentionnellement démise par un policier l’abreuvant d’insultes racistes, puis transporté au commissariat où il a été mis en garde à vue et de nouveau tabassé tandis que son téléphone portable était confisqué et intégralement exploré par la police, sans lui être rendu.
Le journaliste Gaspard Glanz, qui couvrait les manifestations de Gilets Jaunes, a été lui aussi menacé, molesté et mis en garde à vue. Tout comme le militant Ian B, interpellé en gare Montparnasse au retour d’une conférence sur l’armement policier et mis en garde à vue au milieu des excréments et du vomi de ses prédécesseurs en cellule, pour « port illégal d’armes » (les douilles de grenades qui servaient à sa conférence !)
Aux insultes racistes subies par Taha Bouhafs font écho les violences policières spécifiquement mises en œuvre dans les quartiers populaires « issus de l’immigration », où les exactions des Brigades Anti Criminalité spécialement créées pour ces quartiers sont légion. En atteste non seulement le viol de Théodore Luhaka en 2017 à Aulnay (où s’est déroulée récemment une humiliation collective d’élèves qui manifestaient), mais le nombre de jeunes gens poursuivis, gardés à vue, insultés, tabassés ou tués en toute impunité par différents corps de police, constituant ce que les femmes des quartiers populaires appellent une « éducation à la garde à vue ».

3. Une souveraineté réduite à l’exercice de la force

La montée en puissance des violences policières contre les Gilets jaunes, faisant suite aux législations liberticides de l’état d’urgence entré dans le droit commun, met ainsi en évidence ce simple fait que la mission officielle de « lutte contre le terrorisme » est devenue le prétexte, avalisé par nombre de représentants parlementaires, à des formes d’intimidation policière et judiciaire, provoquant un sentiment de peur qui les apparente à ce qu’on peut qualifier de « terrorisme d’État » : usage de la force contre des opposants et des manifestants soit pour la plupart clairement pacifiques, soit ne s’attaquant qu’à des biens matériels, nassage et gazage à outrance, usage d’un armement militaire face à des manifestants désarmés, tir meurtrier sur une simple spectatrice à sa fenêtre (le policier qui l’a tuée a depuis été officiellement décoré), insultes et matraquages systématiques, usage des voltigeurs (à l’origine déjà de la mort de Malik Oussekine en 1986), on n’en finirait plus de lister des exactions systémiques de plus en plus nombreuses, attestant d’une illégitimité de plus en plus manifeste.

Sans représentativité, le pouvoir ne peut ainsi s’exercer que comme prédation. Et la fracture qui passe entre dirigeants et dirigés identifie ce système de prédation. Ses dimensions économiques sont globales. Et en ce sens, elles effacent la souveraineté nationale (comme on l’a vu en particulier lors des interventions destructrices des banques européennes et mondiales au Portugal et en Grèce). Mais elles ont besoin de cette souveraineté nationale pour l’usage de la force : les violences policières et judicaires deviennent l’unique séquelle de la souveraineté nationale.
Par ailleurs, les corps de police sont massivement infiltrés par l’extrême droite. C’est ce que montre en particulier le livre de l’anthropologue Didier Fassin La Force de l’ordre (paru en 2011), où il met en évidence ce qu’il appelle une paramilitarisation de certains corps de police (la BAC en particulier).
Autrement dit, la tendance lourde du pouvoir actuel à l’usage disproportionné de la force s’accompagne, au sein de ces forces elles-mêmes, d’une fascisation de leur personnel, et d’un encouragement par l’État de ces tendances violentes au détriment de la plus élémentaire déontologie professionnelle. Et par ailleurs, comme le montre très clairement l’affaire Saïd Bouamama, le pouvoir actuel est clairement soumis aux lobbies et aux influences de l’ultra-droite raciste, alors même qu’il ne doit son élection qu’à une mobilisation contre les partis fascisants auxquels il prétendait faire barrage.

4. Une recrédibilisation du politique par les mouvements populaires

Dans cette configuration politique de collusion entre l’ultra-libéralisme global et la fascisation du pouvoir central, il semble bien que la dimension locale ait un rôle essentiel de contre-pouvoir à jouer. C’est le cas dans bien d’autres pays (en Italie et en Grèce en particulier), où les municipalités de gauche authentique ont créé des réseaux pour s’opposer aux politiques gouvernementales, concernant en particulier le sort fait aux migrants. En Crète par exemple, les municipalités se sont regroupées et mobilisées pour faire échec aux décisions d’ouverture de camps, et proposer au contraire aux migrants un accueil dans les villages.
En France, plusieurs municipalités se sont insurgées contre l’usage gouvernemental et préfectoral de la police face aux manifestants. Ce sont sans doute ces modèles, d’un local s’opposant à une violence nationale en collusion avec une gouvernementalité globale, qui devraient inspirer des municipalités attachées à la défense des valeurs sociales et de l’intérêt public. Dans l’exigence de démocratie participative des Gilets jaunes, à travers la pluralité même du mouvement, se dessine cet appel au municipalisme comme possibilité d’un contrepoids politique.

Et se dessine, de plus en plus clairement, la question du « Nous ». Quand, dans un geste symbolique, les « Gilets noirs », migrants sans papiers, occupent le Panthéon, c’est bien à une redéfinition du « nous » qu’ils appellent, s’inscrivant dans une mémoire collective qui revendique des droits communs. Quand le Comité Adama, créé à la suite du meurtre d’Adama Traoré par la police à Beaumont sur Oise, appelle les Gilets jaunes à le rejoindre, et que cet appel est largement suivi, c’est dans un véritable esprit de convergence des luttes qu’il rassemble plusieurs milliers de manifestants le 20 juillet dernier.

Très clairement, l’exigence de justice sociale est une exigence de paix sociale, face à la guerre faite à ceux qui composent un peuple, travailleurs, chômeurs, précaires, syndicalistes, militants, journalistes, enseignants, racisés ou non, mais clairement exclus de la décision politique qui les concerne. Cette guerre, par ses aspects judiciaires et policiers, finit par prendre la forme d’un terrorisme d’État, empêchant de manifester ou de faire valoir ses droits, au nom même de la « lutte contre le terrorisme » devenue, par l’entrée de l’état d’urgence dans le droit commun, à la fois un véritable bâillon politique et une occasion nouvelle de racisation. Pour cette raison même, les municipalités ont un rôle fort à jouer dans le soutien aux mouvements populaires, pour une recrédibilisation du politique. S’inscrire en politique et y agir, c’est sans doute moins courir après un audimat électoral, qu’initier une puissance de conviction. Et pour cela, radicaliser, au sens propre, la pensée politique. Le mouvement des Gilets jaunes, qui est bel et bien un caillou dans la chaussure de la logique des partis, pourrait devenir ainsi une authentique pierre angulaire de la refondation des forces sociales.

Le maître-mot en serait alors, à l’encontre de la double logique de la violence policière et de l’assistanat humanitaire, une véritable exigence de solidarité, dans l’esprit même dont se réclamait, historiquement, le Conseil National de la Résistance. Non pas opposer, selon la formulation de Max Weber, une « éthique de la responsabilité » à une « éthique de la conviction » politiquement dévalorisée ; mais montrer au contraire que toute politique qui évacue la conviction devient à la fois technocratique et irresponsable, produisant une coupure destructrice entre État et société.
Les mouvements des Gilets jaunes, celui des Gilets noirs, ceux des quartiers populaires, appellent bel et bien, à partir de la prise en compte des déplacés du politique, à un puissant déplacement du « nous », dont l’échelon municipal peut devenir l’un des piliers.