Sur la notion de paria


Pour la rencontre Le Paria à La Colonie
Mardi 13 juin 2017
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Cette intervention lors de la soirée Le Paria vient directement après celle de Ramata Dieng, venue attester du meurtre de son frère Lamine Dieng par une brigade policière en 2007. Le 17 juin prochain sera la date anniversaire des dix ans de sa mort, et une journée de commémoration et de manifestation est prévue. Aucune sanction n’a été prise à l’encontre des huit policiers qui l’ont délibérément étouffé dans un fourgon. Ramata Dieng en a rappelé les circonstances, et a analysé le caractère structurel de ce meurtre et du racisme d’État, suscitant une puissante émotion de la salle. Elle rappelle les noms de plusieurs victimes des violences policières, et insiste sur l’impossibilité d’en établir le nombre véritable.

Je suis appelée à prendre la parole après cette intervention. C’est sur elle que je m’appuie pour tenter de réfléchir la notion de paria :
- le fait qu’elle désigne des sujets intentionnellement mis à l’écart et discriminés par un déni de droit systématique.
- le fait que ces sujets sont de ce fait même exposés à la violence, et leurs violenteurs couverts par l’impunité
- le fait que les dirigeants qui couvrent ces exactions institutionnelles ne peuvent plus être considérés comme des représentants, mais devraient au contraire eux-mêmes être stigmatisés et mis au ban : les véritables parias sont ceux qui, par leurs décisions injustes et discriminantes, ne peuvent plus prétendre défendre les intérêts collectifs.

La notion de paria est un terme tamoul qui apparaît au XVIème siècle pour désigner ceux qui ne peuvent pas approcher la caste supérieure des Brahmanes. Le mot désigne l’instrument sonore qu’ils doivent utiliser pour signaler leur approche.
Le terme, par analogie, est utilisé par Max Weber dans l’un des textes réunis sous le titre Sociologie des religions, pour désigner la condition des Juifs dans l’Europe du début du XXème siècle.
Hannah Arendt le reprend en publiant la trilogie Les Origines du totalitarisme en 1951. Elle l’utilise pour analyser l’antisémitisme ; mais elle va l’étendre, plus largement, à la condition des sans-droits, consécutive à la fois à la montée des impérialismes coloniaux, et aux effets du déclin de l’État-Nation. Dans L’Impérialisme, second tome de la trilogie, elle analyse la guerre de 14 comme une véritable déflagration : une explosion politique des territoires, qui va expulser des peuples nombreux de toute protection nationale. C’est la condition de ce qu’elle appelle « les sans-droits ». Et elle montre qu’un basculement va se produire, de la condition d’ « apatride » qui reconnaît au moins une patrie antérieure, la réalité d’une privation et la nécessité d’une protection, à la notion de « déplacé », désignant des sujets par le fait qu’ils n’ont leur place nulle part et ne sont pas destinés à la trouver. Dans la Grèce du IVème siècle av. JC, Aristote, écrivant Les Politiques, qualifiait de « non-humains » ceux qui vivaient hors des lois de la cité, qu’il stigmatisait comme « des pions isolés au jeu de tric-trac » : ceux qui ne peuvent avoir ni fonction ni reconnaissance dans le jeu socio-politique, et sont de ce fait même dégradés, disqualifiés de leur humanité.
Les processus de globalisation contemporains poussent à l’extrême ce jeu de l’exclusion : la globalisation produit paradoxalement l’impossibilité de l’intégration. Le paria est soumis autant aux violences policières de l’État qu’à celles de l’externalisation des frontières. Ce sont ces politiques de production du paria qu’il faut rendre elles-mêmes parias.