Sur la métaphore des racines
Pour le colloque de Sétrogran Les Marges du monde rural
26-28 août 2016
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En 1943, la philosophe française Simone Weil est à Londres, où elle est arrivée en décembre 1942, affectée à la Direction de l’Intérieur de la France Libre comme rédactrice. En avril 1943, elle est retrouvée inconsciente et hospitalisée. Elle mourra en août 1943, à l’âge de 34 ans, des suites d’une tuberculose et de dénutrition.
À la fois sollicitée par le Comité Général d’Études, organe de réflexion du Conseil National de la Résistance, et en butte aux responsables politiques du mouvement qu’elle défend, qui refusent de l’envoyer en mission en France, la jugeant « dangereuse pour son propre camp », elle écrit, au cours des quelques mois qui séparent son arrivée à Londres de son hospitalisation, L’Enracinement.
L’ouvrage est noué à cette métaphore rurale des racines, qui sert si souvent à légitimer les politiques discriminantes les plus violentes, et qu’elle retourne ici précisément contre un certain nombre de ses usages. Ce texte, écrit dans l’explosion d’une guerre mondiale qui est aussi une guerre civile, jette aussi un jour cru sur les violences qui nous sont contemporaines.
1. Un concept conflictuel du besoin
L’Enracinement a pour sous-titre « Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain ». Et cette déclaration des devoirs est en quelque sorte une réponse aux échecs et aux trahisons de la Déclaration des Droits de l'Homme. À la manière dont, établie dans l’intention affichée de mettre fin à des rapports de domination, elle a cependant servi de prétexte à en établir de nouveaux.
Simone Weil énonce donc dans une première partie ce qu’elle estime être des besoins universels communs à l’humanité. Et ces besoins sont énoncés comme un véritable chaos de contradictions :
- Ordre, mais aussi Liberté
- Obéissance, mais aussi Responsabilité
- Égalité, mais aussi Hiérarchie
- Honneur, mais aussi Châtiment
- Sécurité, mais aussi Risque
- Propriété privée, mais aussi Propriété collective
- Liberté d’opinion, mais aussi Vérité.
Ce nœud d’antagonismes met en évidence les tensions insolubles qui spécifient l’humanité comme conflictuelle. Guerre mondiale, guerre civile, mais aussi guerre intérieure, interne à chaque sujet, pendant de ce que Kant a qualifié un siècle et demi plus tôt, dans L’Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, d’« insociable sociabilité ».
La seconde partie commence par une affirmation :
L’enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine. C’est un des plus difficiles à définir.
Et elle le définira ainsi :
Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments de l’avenir.
Cette partie se divise en trois moments :
- Le déracinement ouvrier
- Le déracinement paysan
- Déracinement et nation.
Et de fait, l’enracinement, défini comme un besoin fondamental, sera affronté à la permanence de sa négation, de la manière dont la réalité sociale et la décision politique viennent sans cesse le contester, l’empêcher d’être. Des trois moments du texte, le second est central, et c’est autour de lui que s’articulent les deux autres. Le « déracinement paysan » est en effet un oxymore, à partir duquel se constituent le déracinement ouvrier et le déracinement national, comme autant d’arrachements aux nécessités élémentaires d’une vie proprement humaine : que le monde rural, qui donne son sens à l’idée même de racine, puisse être profondément déraciné, manifeste bel et bien, aux yeux de Simone Weil, une profonde perversion de l’espace socio-politique :
Il est contre-nature que la terre soit cultivée par des êtres déracinés.
Cette formule évoque d’abord clairement la condition des ouvriers agricoles, privés de ce besoin que constitue le rapport à la propriété, destitués d’une possible appropriation du territoire, travaillant la terre sous la forme précaire d’un salariat qui dissimule mal son rapport au servage. Voulant, dans la ligne de son engagement militant, vivre cette condition et l’expérimenter de manière existentielle, elle s’est fait à plusieurs reprises embaucher comme travailleur agricole saisonnier, après avoir fait l’expérience de la condition ouvrière citadine. Weil n’a rien d’une paysanne, elle a reçu l’éducation bourgeoise intellectuelle la plus sophistiquée et elle n’est jamais entrée en conflit avec son milieu familial. Mais cette volonté de vivre sur le terrain une condition qui n’est pas la sienne, cette nécessité vitale de transgresser la barrière de classe, appartiennent au registre de son engagement politique. Et c’est cela même qui lui fera systématiquement refuser non seulement la hiérarchisation, mais même la dissociation entre travail manuel et travail intellectuel. Et c’est cette dissociation qu’elle dénoncera comme origine de la dévitalisation du politique. Dans un article de 1933 intitulé « Perspectives. Allons-nous vers la révolution prolétarienne ? », elle écrivait, analysant la position de Marx :
Il avait bien compris que la tare la plus honteuse qu’ait à effacer le socialisme, ce n’est pas le salariat, mais « la dégradante division du travail manuel et du travail intellectuel », ou, selon une autre formule, « la séparation des forces spirituelles du travail d’avec le travail manuel ».
2. La division du travail comme source du déracinement
Or cette division elle-même entre aux yeux de Weil dans le processus de déracinement, puisqu’elle arrache les sujets à leur condition réflexive. Ce qu’elle a vécu dans ses brèves expériences de la condition ouvrière, aussi bien en milieu urbain qu’en milieu rural, c’est précisément cette impossibilité de penser à laquelle est assigné l’exécutant d’une tâche réputée subalterne. Et elle montre que ce déni du droit à penser est ce qui vise à rendre la tâche non pas seulement ardue, mais dégradante.
Ainsi voit-elle, dans le déracinement paysan dont elle dénonce l’illégitimité, deux éléments clairement dissociés, mais qui s’aggravent l’un de l’autre : d’une part le phénomène de l’exode rural qui arrache physiquement le paysan à son lieu d’origine pour l’expulser vers le prolétariat du monde urbain. Et d’autre part un exil plus constant, qui n’est pas géographique mais symbolique, qui tend à l’expulser d’un monde de la parole et de l’échange confisqué et monopolisé par la communication urbaine. Le premier déracinement aboutit à la disparition physique de formes communautaires où se rompt l’espace de la transmission :
Le déracinement paysan a été, au cours des dernières années, un danger aussi mortel pour le pays que le déracinement ouvrier. Un des symptômes les plus graves a été, il y a sept ou huit ans, le dépeuplement des campagnes se poursuivant en pleine crise de chômage. Il est évident que le dépeuplement des campagnes, à la limite, aboutit à la mort sociale.
Ce déracinement n’est pas simplement un exil territorial, mais l’exil d’un mode de vie. Il met fin, pour reprendre l’expression précédemment employée par Weil, à la participation réelle, active et naturelle à l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments de l’avenir. Il rompt avec une dynamique vitale et nourricière : celle d’une continuité de la vie commune au-delà de la mort des sujets individuels. C’est cette continuité qu’Hannah Arendt, contemporaine de Simone Weil et fuyant l’Allemagne nazie vers les Etats-Unis dans le temps même où Weil rejoint le Conseil de la Résistance à Londres, désignera, dans La Condition de l’homme moderne publié en 1958, comme fonction fondamentale du politique :
Le refus du monde comme phénomène politique n'est possible que s'il est admis que le monde ne durera pas. (…) Le monde commun est ce qui nous accueille à notre naissance, ce que nous laissons derrière nous en mourant. Il transcende notre vie aussi bien dans le passé que dans l'avenir ; il était là avant nous, il survivra au bref séjour que nous y faisons. Il est ce que nous avons en commun non seulement avec nos contemporains, mais aussi avec ceux qui sont passés et avec ceux qui viendront après nous. Mais ce monde commun ne peut résister au va-et-vient des générations que dans la mesure où il paraît en public. C'est la publicité du domaine public qui sait absorber et éclairer d'âge en âge tout ce que les hommes peuvent vouloir arracher aux ruines naturelles du temps.
Cet arrachement de la vie politique aux « ruines naturelles du temps » est précisément son arrachement à la vie biologique et son enracinement dans une vie culturelle. Et l’agriculture, activité caractéristique du monde rural, est au fondement même de cette vie culturelle arrachée à la nature : c’est dans cette transmission d’une culture arrachée à la nature, que se produit l’enracinement. Et ce nœud problématique de l’enracinement à l’arrachement est au cœur de la pensée de Simone Weil.
Le second déracinement qu’elle désigne n’est pas un exode, mais une forme d’exil intérieur : si celui qui s’exile rompt avec son milieu d’origine, celui qui ne s’exile pas est poussé à l’extérieur de lui-même par l’invasion médiatique du monde urbain. Le premier exil est une rupture, le second est une aliénation : l’espace réflexif de l’imaginaire et des représentations est envahi par une parole issue du monde urbain. Ce que Guy Debord appellera « société du spectacle » se donne ici sous la forme d’un monde étranger supposé être le monde commun. Une forme de captation idéologique énoncée par Weil en termes d’addiction, puisqu’elle capture les sujets de l’intérieur :
Même quand ils sont matériellement plus heureux (…), ils sont toujours tourmentés par le sentiment que tout se passe dans les villes, et qu’ils sont « out of it ».
Bien entendu, cet état d’esprit est aggravé par l’installation dans les villages de TSF, de cinémas, et par la circulation de journaux tels que Confidences et Marie-Claire, auprès desquels la cocaïne est un produit sans danger.
3. Des processus d’assujettissement
Cette aliénation à la prolifération d’un système de communication est déracinante par les processus de capture qu’elle produit. Elle est égarante par ce que Michel Foucault nommera « assujettissement » : non pas une soumission de surface, mais une multitude de processus de subjectivation qui permettent aux systèmes de gouvernementalité un contrôle diffus sur les sujets, une main-mise sur les formes de conscience. D’une certaine manière, c’est cette captation idéologique que dénonceront les zadistes de Notre-Dame de Landes en refusant, au double sens du terme, de céder du terrain. Ils affirment ainsi clairement refuser non pas seulement l’accaparement d’un espace rural par un projet d’aéroport sur un territoire géographique donné, mais refuser « l’aéroport et son monde » : non pas seulement une emprise territoriale, mais une emprise mentale et idéologique. Une configuration sociopolitique générale dont l’aéroport n’est qu’un symptôme. La « zone à défendre » est moins une zone géographique qu’un mode de rapport au monde. Et c’est de ce rapport au monde que Weil désignait déjà, en 1943, l’expropriation, sous la forme d’un dispositif médiatique monopolisant.
Mais elle va montrer que ce rapport au monde est aussi partie prenante de l’intention coloniale. La violence exercée par la nation à l’égard du monde paysan préfigure et renvoie en miroir celle de l’intention colonisatrice : la conquête coloniale, avant de viser l’accaparement des terres, vise la destruction d’un monde, imposant le mode urbain de l’industrialisation à des sociétés essentiellement rurales, et substituant, à une agriculture vivrière, une agriculture d’exportation liée au marché. Mais aussi, pour cela même, en brisant les formes de solidarité rurales. Ce n’est pas seulement que les terres sont arrachées à leur distribution vivrière envue d’une production intensive et mécanisée. C’est que cette appropriation, détruisant les régimes de la propriété commune, fait imploser les espaces de la vie collective :
(Ce phénomène), les Blancs le transportent partout où ils vont. La maladie a gagné même l’Afrique noire, qui pourtant était sans doute depuis des milliers d’années un continent fait de villages. Ces gens-là au moins, quand on ne venait pas les massacrer, les torturer ou les réduire en esclavage, savaient vivre heureux sur leur terre. Notre contact est en train de leur faire perdre cette capacité.
On peut évidemment contester ce vocabulaire irénique appliqué à des systèmes eux-mêmes déjà largement soumis aux féodalités. Ce qui est ainsi destitué, ce n’est pas la réalité d’une vie sociale nécessairement heureuse, mais la simple possibilité de son enracinement dans une tradition culturelle. Et cette forme de destitution idéologique produite par l’urbanisation, Weil en fait aussi la caractéristique du monde ouvrier :
Bernanos a écrit que nos ouvriers ne sont quand même pas des immigrés comme ceux de M. Ford. La principale difficulté sociale de notre époque vient du fait qu’en un sens ils le sont. Quoique demeurés sur place géographiquement, ils ont été moralement déracinés, exilés, et admis de nouveau, comme par tolérance, à titre de chair à travail. Le chômage est, bien entendu, un déracinement à la deuxième puissance. Ils ne sont chez eux ni dans les usines, ni dans leurs logements, ni dans les partis et syndicats soi-disant faits pour eux, ni dans les lieux de plaisir, ni dans la culture intellectuelle s’ils essayent de l’assimiler.
Et il est clair ici que le mouvement qui arrache le paysan à sa terre est le même qui arrache l’ouvrier à son histoire. Et ce mouvement de déracinement est le même aussi qui prétend dissocier celui qui travaille physiquement du rapport à la pensée. C’est parce qu’existe la dégradante division du travail manuel et du travail intellectuel, que chaque élément du corps social va se trouver déraciné de sa propre réflexivité. Et ce déracinement, qui produit une inhibition de la pensée, est aux yeux de Simone Weil une suprême aliénation. Elle écrivait ainsi en 1936 à Auguste Detoeuf, ingénieur responsable d’entreprise, lors de son expérience en milieu ouvrier :
Si je vous dis, par exemple, que le premier choc de cette vie d’ouvrière a fait de moi pendant un certain temps une espèce de bête de somme, que j’ai retrouvé peu à peu le sentiment de ma dignité seulement au prix d’efforts quotidiens et de souffrances mentales épuisantes, vous êtes en droit de conclure que c’est moi qui manque de fermeté. D’autre part, si je me taisais – ce que j’aimerais bien mieux – à quoi servirait que j’aie fait cette expérience ?
(…) Je suis entrée à l’usine avec une bonne volonté ridicule, et je me suis aperçue assez vite que rien n’était plus déplacé. On ne faisait appel en moi qu’à ce qu’on pouvait obtenir par la contrainte la plus brutale.
(…) De légères différences de salaires peuvent aussi, dans certaines situations, affecter la vie elle-même. Dans ces conditions, on dépend tellement des chefs qu’on ne peut pas ne pas les craindre, et –encore un aveu pénible – il faut un effort perpétuel pour ne pas tomber dans la servilité.
L’inhibition de la pensée n’est pas seulement liée à l’épuisement physique du travail, elle est aussi conditionnée par l’épreuve de la soumission. Et celle-ci s’intègre dans un cycle de dépossession, qui fait qu’aux yeux de Weil, l’expérience de la condition ouvrière est une exposition permanente au risque de la servilité. Destinée à la produire, et nécessitant un véritable héroïsme pour y échapper.
On ne faisait appel en moi qu’à ce qu’on pouvait obtenir par la contrainte la plus brutale, écrit-elle, rendant ainsi parfaitement clair le fait que l’intention qui préside à l’organisation du monde du travail est moins l’intention économique de la production, que l’intention politique de la domination. Et c’est le poids de cette intention que son travail de terrain lui a fait éprouver de l’intérieur, dans les quelques mois de 1934 à 1935 où elle se fait engager comme ouvrière dans la construction ferroviaire chez Alsthom, puis dans la construction automobile chez Renault, avant quelques expériences comme ouvrière agricole entre 1936 et 1941.
Cette contrainte la plus brutale est celle de l’arrachement à soi-même, qui aliène jusqu’à la capacité de penser.
4. Le double langage de l’État-nation
Mais Weil va analyser cet arrachement, au-delà de l’épreuve existentielle de la soumission, comme un véritable dispositif politique : celui qu’en 1943 elle désigne dans le double langage de l’État-nation. Car la question des racines, de l’attachement à la terre, est au cœur de l’idéologie pétainiste, supposée, dans le temps même de l’occupation nazie et de la totale aliénation politique qu’elle produit, se ressourcer pourtant dans les traditions réconfortantes d’une histoire nationale. Or Weil va mettre en évidence les falsifications de cette histoire. Et montrer par là que le concept même de nation, dans lequel la communauté politique prétend s’enraciner, est de fait profondément déracinant. De ce fait, l’État français tel qu’il se définit dans le régime de Vichy n’est pas le moment d’une perversion de l’État républicain, mais le moment d’une mise en évidence de ses perversions originelles, et, en quelque sorte, de son implosion :
En somme, le bien le plus précieux de l’homme dans l’ordre temporel, c'est-à-dire la continuité dans le temps, par-delà les limites de l’existence humaine, dans les deux sens, ce bien a été entièrement remis en dépôt à l’Etat.
Et pourtant, c’est précisément dans cette période où la nation subsiste seule, que nous avons assisté à la décomposition instantanée, vertigineuse de la nation. Cela nous a laissés étourdis, au point qu’il est extrêmement difficile de réfléchir là-dessus.
À ce texte fera écho, en 1951, le dernier chapitre du livre d’Hannah Arendt, L’Impérialisme, emblématiquement intitulé « Le déclin de l’Etat-nation et la fin des Droits de l'Homme », qui semble sorti de la même matrice :
Avant que la politique totalitaire n’attaque sciemment et ne détruise en partie la structure même de la civilisation européenne, l’explosion de 1914 et ses graves séquelles d’instabilité avaient suffisamment ébranlé la façade du système politique de l’Europe pour mettre à nu les secrets de sa charpente. Ainsi se dévoilèrent aux yeux de tous les souffrances d’un nombre croissant d’êtres humains, à qui les règles du monde environnant cessaient soudain de s’appliquer. C’était précisément le semblant de stabilité du reste du monde qui faisait apparaître chacun de ces groupes, loin de la protection de ses frontières, comme une exception malheureuse à une règle au demeurant saine et normale.
De la façade ébranlée d’Arendt à la décomposition instantanée, vertigineuse de la nation qui « étourdit » Weil, le constat de la violence du déracinement est identique. Et ce qui est déraciné, c’est la confiance même dans le concept d’État-nation. Ce qui est déracinant dès l’origine, c’est un État-nation qui, présenté sous la forme fictive d’une « communauté nationale » ou d’un corps politique, ne cesse de produire de l’éjection au nom de fonctionnalités économiques politiquement dysfonctionnelles. Les « secrets de la charpente » mentionnés par Arendt, c’est la fiction politique dénoncée par Weil : l’idée qu’un territoire puisse valoir comme terroir. L’idée qu’un enracinement puisse se réduire à la géographie physique d’un sol.
Pour Weil, très clairement, ce qui fait sol est la recherche d’une histoire fondatrice de la continuité des actes communs, au-delà des ruptures dont elle est le lieu. C’est pourquoi à ses yeux l’échec idéologique de la révolution française, en dépit de sa victoire politique, est que ses auteurs, issus des Lumières, aient pu y voir une rupture de la modernité, plutôt que la continuité d’une tradition de révolte, ou ce qu’elle appelle « une tradition révolutionnaire ». Le refus de la domination n’est à ses yeux nullement une rupture avec le passé, mais au contraire la mise en évidence d’une constante dans le devenir des hommes, rendant possible une interprétation dynamique de l’histoire au-delà des falsifications lénifiantes de l’idée de nation.Et de ce point de vue, l’analyse de Simone Weil pousse à voir le monde rural non dans la tradition de l’attachement au terroir, mais dans celle des révoltes paysannes, des soulèvements, des guérillas, des maquis, des volontés d’échapper au contrôle qui font modèle pour le monde urbain dans ses volontés de contestation et d’émancipation. Une tradition de conflictualité dans laquelle enraciner les solidarités politiques. L’exil et le déracinement seraient alors non pas un épisode des fatalités de l’histoire économique, mais le symptôme des volontés de main-mise et de contrôle qui constituent les abus d’un État policier. Parler de déracinement pour Simone Weil, en plein rapport de forces militaire, c’est refuser cette mise hors-sol du terreau révolutionnaire dont peuvent se nourrir encore aujourd’hui des devenirs politiques, à partir des modèles du monde rural.