SPATIALISATIONS STRATÉGIQUES


Pour Actuel-Marx-Intervenciones n° 15, Los Golpes por venir, août 2013

Comment l’espace plat, homogène, des classes, peut-il devenir visible dans un système géographique de masses différenciées par leur volume et leur distance ?

Cette question ouvre-t-elle un traité de sociologie ou un manuel de géographie ? Ni l’un ni l’autre. Elle élabore un questionnement sur la médecine, dans un vocabulaire qui fait saillir les enjeux proprement politiques de son épistémologie : la science médicale, et les technologies qui en sont le corollaire, y sont saisies comme des modalités stratégiques. Michel Foucault pose ces enjeux, en 1963, dans la Naissance de la clinique. Et ce qu’il dit des espaces de classement médicaux dans leur rapport à la réalité physique des corps nous paraît parfaitement analogique du rapport des classes sociales à la réalité physique de la localisation des groupes. Un rapport qui définit des enjeux fondamentalement conflictuels.
Foucault montre la médecine comme une stratégie des espaces : un modèle des rapports entre savoir du corps et pouvoir sur le corps (y compris dans ses dimensions neurobiologiques). Et, de ce fait une puissance de normalisation par la localisation, par la diffusion du regard dans les espaces. Mais, dans un entretien de 1976 avec la revue Hérodote, il ajoute que cette recherche théorique ne se fonde que sur la puissance de son engagement politique :

Si je fais les analyses que je fais ce n’est pas parce qu’il y a une polémique que je voudrais arbitrer, mais parce que j’ai été lié à certains combats : médecine, psychiatrie, pénalité.

De la question biologique de l’espace du corps à la question politique de l’espace territorial, les enjeux stratégiques des rapports de pouvoir s’inscrivent dans des représentations fondamentalement géographiques. Et celles-ci sont d’autant plus puissantes qu’elles concernent ce qu’Yves Lacoste, fondateur de la revue Hérodote, appelle des « espaces différentiels », superposant local, régional, national et international.
Or la place de l’Etat dans cette représentation des espaces est en permanence reconfigurée. Et cette reconfiguration doit être incessamment réinterrogée.

1. Une expertise économique de la répression

Foucault montrait comment, par l’irruption du biopolitique, on était passé du pouvoir surplombant de la souveraineté au pouvoir diffus du contrôle. Ce qui nous intéresse ici est que cette diffusion du pouvoir, précisément parce qu’elle remet en cause la souveraineté des Etats, transforme ceux-ci en agents, et en quelque sorte en intermédiaires et en sous-traitants, des formes de domination économique supra-nationales que constituent les processus de globalisation. Un coup d’Etat n’est plus une inversion du pouvoir à l’intérieur de l’Etat, mais un accaparement du pouvoir étatique par des systèmes de domination supra-nationaux, utilisant les institutions comme courroies de transmission et les gouvernements comme des fusibles. Et il nous semble de ce point de vue que le coup d’Etat du 11 septembre 1973 au Chili a marqué une étape décisive de cette redéfinition. En ce sens, les coups d’Etat apparaissent désormais, dans un sens bien différent de celui auquel appelait Trotski, permanents : c’est en permanence que les leviers réels du pouvoir national sont transférés à des puissances supra-nationales, dont le pouvoir n’est accrédité par aucun suffrage. Et c’est donc en permanence aussi que l’idée de nation sert de paravent à des formes de souveraineté qui ne visent aucun intérêt national. Le coup d’Etat de 73 au Chili a été profondément emblématique de ce processus, que sa violence imposait de la façon la plus radicalement contraignante. On peut considérer de ce point de vue que le coup d’Etat militaire qui livre à l’armée chilienne la toute-puissance policière, livre dans le même temps aux affairistes américains la toute-puissance économique, et que les deux effets sont indissociables l’un de l’autre. Un terrible effet de double langage se manifeste en effet, dans la corrélation entre le discours de la junte le 11 septembre, imprégné de ferveur nationale et de la rhétorique du « sacrifice pour la patrie » (au moment même où l’aviation vient de bombarder le palais présidentiel), et l’impression jour-même d’un rapport de politique économique, rédigé par l’Ecole de Chicago et remis à la junte le lendemain comme un véritable programme de gouvernement. Les tables de la loi d’un gouvernement militaire qui vient d’arracher le pouvoir au nom de la souveraineté de la nation chilienne lui sont remises comme une feuille de route par un véritable cartel d’idéologues américains, dirigés par Milton Friedman, conseiller économique du Président Nixon, qui obtiendra trois ans plus tard le prix Nobel d’économie, et auteur d’un ouvrage de référence sur Capitalisme et liberté publié en 1962.
De façon très claire, le renversement ultra-violent du gouvernement qui se produit au Chili est un véritable coup d’Etat économique, dont les instruments sont les militaires, mais dont les véritables acteurs sont des « experts » économiques internationaux, qui deviendront dans les années quatre-vingt les véritables inspirateurs et instigateurs du tournant néolibéral et de l’émergence du Fond Monétaire International.

2. La brutalisation du politique par le choc

Dans La Stratégie du choc, publié en 2007, la journaliste altermondialiste Naomi Klein analyse la pratique du choc comme stratégie politique, de l’institution de la torture comme choc mental à l’instrumentalisation des catastrophes naturelles, et elle place au cœur de son ouvrage l’indissociablité entre le choc militaire comme coup d’Etat provoquant la terreur, et l’électochoc économique que constitue l’application des préceptes de l’Ecole de Chicago. Ultraviolence de la torture politique de masse et ultralibéralisme de la violence économique sont les deux faces d’une même médaille, se conditionnant l’une l’autre. Le choc tétanisant ne s’arrête pas ainsi dans le temps avec la violence militaire qui était nécessaire pour l’imposer, mais l’onde de choc se prolonge dans la violence économique des politiques libérales, qui, elle, peut se masquer derrière les paravents démocratiques. De ce point de vue, les coups d’Etat politiques ont pour fonction de servir non seulement de laboratoire, mais de rampe de lancement à la destruction sur le long terme des solidarités économiques. Et Klein montre comment c’est toujours la perversion du concept de liberté qui en permet l’anéantissement : au tournant des années quatre-vingt-dix, la chute des blocs en Europe de l’Est, comme la fin de l’apartheid en Afrique du Sud, salués comme des chocs libérateurs, amorceront la diffusion d’une profonde dérégulation économique. Ainsi, l’apparente inversion du rapport de pouvoir politique est le prétexte à de nouvelles formes de domination économique accrues, provoquant un violent sentiment de désorientation.
Ainsi, ce que l’historien George Mosse appelait en 1999 la « brutalisation des sociétés », dont il voyait l’origine en Europe dans la guerre de 14-18 elle-même, s’affirme comme une véritable brutalisation de l’économie, dont les coups d’Etat militaires ne sont qu’une des modalités possibles. De même que, dans la guerre de 14-18, l’acceptation du carnage devenait une modalité ordinaire de la soumission politique, de même, après le coup d’Etat de 73, puis après la chute des blocs, l’acceptation du carnage économique devient une modalité ordinaire de la gestion de ce qu’Adam Smith appelait encore au XVIIIème siècle « la richesse des nations ». Et la destruction multinationale des systèmes d’organisation du travail et de protection sociale, qui étaient pourtant supposés justifier et légitimer l’autorité de l’Etat, devient une modalité ordinaire de son organisation : une condition de son pouvoir, qui signifie pourtant en même temps sa négation par des puissances de globalisation qui le dépassent. Sur le continent européen, le concept même d’Europe fait partie de ces puissances de négation de l’intérêt national qui provoquent un coup d’Etat permanent, sous la forme de la Communauté Economique Européenne, ou de ce qu’il est convenu d’appeler « l’espace de Schengen », à l’encontre même des décisions référendaires, ou en les ignorant totalement.

3. Violence mimétique et gouvernementalité

Dans Le Siècle des chefs, une histoire transnationale du commandement et de l’autorité, l’historien français Yves Cohen propose une analyse de l’émergence de la figure moderne du chef, en faisant coïncider le mode économique entrepreneurial et le mode politique de cette figure. Et il montre qu’elle trouve paradoxalement son origine dans la fin de la domination aristocratique, en tant que cette fin oblige à des reconfigurations de la domination, ou de ce que Foucault appelait la « gouvernementalité » :

Dans la diversité des configurations nationales, les élites dirigeantes s’inquiètent des phénomènes de masse nouveaux de la fin du XIXème siècle et du début du XXème, qui risquent d’échapper au contrôle, tant dans l’industrie dans la guerre que dans la politique – et les élites en question peuvent aussi bien être celles du mouvement social. La recherche de nouvelles formes et techniques de commandement et l’invention de la figure du chef, accompagnées par l’affirmation de l’éternelle nécessité des hiérarchies, compensent la disparition ou l’impuissance de la classe destinée au commandement, l’aristocratie.

Ces phénomènes de masse, qui inquiètent les pouvoirs par le risque qu’ils présentent d’un incontrôlable, dans le temps même où les dirigeants de l’aristocratie ont été éliminés, disent très précisément que l’intérêt général ne peut pas, contrairement à ce que visait Rousseau, constituer ni la finalité du politique ni le référent de la loi. Et que cette finalité est nécessairement celle d’une partition, sous la forme de ce que Rancière appelle « un partage ». Et Cohen ajoute :

La période est celle d’un investissement colossal et multinational (…) pour gagner l’obéissance des foules, ou encore des « masses », au travail, dans la guerre, en classe, dans l’arène politique, dans les exploitations coloniales … et dans les massacres de masse.

Cet investissement colossal et multinational passe autant par l’organisation du travail, que par les massacres de masse, et les politiques coloniales ou néo-coloniales, s’il est vrai que ces dernières reproduisent sous une autre forme les rapports de domination établis ou en voie d’établissement.
Dans l’imposition des pouvoirs qu’on qualifie, à la suite d’Hannah Arendt, de « totalitaires », on peut voir ces formes de coups d’Etat dissimulés, qui rendent le nouveau rapport de domination d’autant plus absolu qu’il se glisse dans des formes de légitimation : la filiation du léninisme pour Staline, des élections libres pour le parti nazi sous la conduite de Hitler. René Girard y verra les deux faces de ce qu’il appelle un « désir mimétique » : la montée aux extrêmes d’une violence apocalyptique par une surenchère dans la rivalité qui conduit toujours, de façon paradoxale, à vouloir imiter l’ennemi :

(Les Soviétiques) vont prétendre dicter un sens à l’histoire et réaliser ce sens par des moyens strictement militaires. (…) Les nazis vont regarder cela avec le plus grand intérêt : ils feront de même à leur tour, achevant la militarisation totale de la société que les réformistes prussiens du XIXème siècle avaient en tête quand ils cherchaient des idées chez les guérilleros d’Espagne. On s’achemine ainsi, à l’Est et à l’Ouest, vers deux conceptions concurrentes et on ne peut plus mimétiques de la guerre totale.

Et, étendant son analyse des rivalités mimétiques européennes du début du XXème siècle, à celle des rivalités mimétiques intercontinentales, il ajoute :

La lutte qui s’annonce entre la Chine et les Etats-Unis n’a rien d’un « choc des civilisations », comme on voudrait nous le faire croire. (…) Il s’agit en fait d’une lutte entre deux capitalismes qui vont se ressembler de plus en plus. A la différence près que les Chinois, qui ont une vieille culture militaire, ont théorisé depuis trois mille ans le fait qu’il faut utiliser la force de l’adversaire pour mieux la retourner. Les Chinois subissent donc moins l’attraction du modèle occidental, qu’ils ne l’imitent pour triompher de lui. Leur politique est peut-être d’autant plus redoutable, qu’elle connaît et maîtrise le mimétisme.

Ce mimétisme des civilisations, qui permet d’ utiliser la force de l’adversaire pour mieux la retourner, met en œuvre des stratégies internationales de domination qui passent en particulier par des modalités d’exploitation du travail, et vont conduire là encore à des effets de double langage : pour les pouvoirs occidentaux, le discours d’instrumentalisation des « Droits de l'Homme », qui autorise des postures indignées à tel ou tel moment stratégique de la rivalité (la médiatisation du massacre de Tien-an-men au moment de la chute des blocs), va au contraire imposer un silence parfaitement complice sur l’exploitation d’une main d’œuvre exempte de droit du travail, qui permet des importations à bas coût des produits manufacturés.
Le mimétisme de la domination engage ainsi non pas seulement une complicité de l’exploitation, mais aussi un chantage permanent à la délocalisation, rendant de plus en plus inaudibles les revendications salariales.
C’est à Clausewitz, théoricien de la stratégie militaire d’après le Congrès de Vienne en 1815, que Girard se réfère ici pour asseoir son concept des stratégies mimétiques. Et ce faisant, il engage la question du territoire comme liant étroitement l’espace du politique à celui de la guerre. Le Congrès de Vienne met en œuvre, au début du XIXème siècle, une véritable géographie des rapports de pouvoir, une spatialité dynamique de la conquête et de la connaissance du terrain, qui s’impose à la temporalité de l’histoire. Et c’est cette spatialité que Foucault interroge, par un regard aussi bien rétrospectif que prospectif sur son propre travail, dans l’entretien que lui propose la revue Hérodote :

On m’a assez reproché ces obsessions spatiales, et elles m’ont en effet obsédé. Mais à travers elles, je crois avoir découvert ce qu’au fond je cherchais : les rapports qu’il peut y avoir entre pouvoir et savoir.
(…) Il y aurait à faire une critique de cette disqualification de l’espace qui a régné depuis de nombreuses générations. Est-ce que ça a commencé avec Bergson ou avant ? L’espace, c’est ce qui était mort, figé, non dialectique, immobile.

4. Stratégies de l’archipel

C’est sur la question de l’espace que se croisent les enjeux de pouvoir, comme Foucault le montrait déjà, dès le début de son travail, par les topographies du pouvoir médical. Et ce qu’il interroge ici, c’est cette forme de disqualification de l’espace qui caractérise une large part de la tradition philosophique instituée, dont Bergson est un phare. La disqualification philosophique d’un espace figé au profit d’un temps mobile va de pair avec une dépolitisation de la pensée, dans la mesure où il la prive de ses repérages stratégiques et de sa position de combat. A l’encontre de cette volonté dépolitisante, Foucault affirme, par la nécessité de repolitiser les conceptions de l’espace, l’objectif d’une repolitisation de la pensée qui intègre sa spatialisation, et le conduit à reconnaître :

La géographie doit bien être au cœur de ce dont je m’occupe.

Stimulé par les questions que lui posent les géographes d’ Hérodote, il va dégager un concept emblématique de ce que serait pour lui le cœur politique d’une géographie :

Il n’y a qu’une notion qui soit véritablement géographique, c’est celle d’archipel. Je ne l’ai utilisée qu’une fois, pour désigner, et à cause de Soljenitsyne, l’archipel carcéral, cette dispersion et en même temps le recouvrement universel d’une société par un type de système punitif.

L’archipel est aux yeux de Foucault la notion géographique qui par excellence, peut fonder un concept du politique. Elle définit en effet des territoires à la fois physiquement séparés et politiquement unifiés. Une géographie physique problématique, qui rend inaperçue, au niveau de la visibilité directe du terrain, une continuité territoriale qui ne se perçoit qu’au niveau de la carte. C’est en ce sens qu’elle est un espace géographique privilégié du contrôle social : ce qui permet que les sujets n’éprouvent pas l’unité que produit le pouvoir cartographique. La dissémination géographique égare les populations, et rend d’autant plus efficace et occulte le regard surplombant de l’autorité. Dans cette métaphore de l’archipel, Foucault convoque une gouvernementalité à visée à la fois panoptique et punitive, qui pour lui définit l’essence même du pouvoir. La psychiatrie punitive, telle qu’elle s’instaure dans l’URSS de l’Archipel du goulag, cristallise, dans la corrélation de l’isolement insulaire et de la dissémination du contrôle, la modalité fondamentale du châtiment politique : la permanence de sa menace et de son invisibilité.
De ce point de vue, les lieux de réclusion, dans le dispositif que leurs relations mettent en place, se constituent comme des archipels : des îlots d’ultraviolence disséminés dans un dispositif de contrôle qui les cartographie comme un système occulte. Parcourir actuellement les lieux d’enfermement du Santiago d’après le coup d’Etat, c’est circuler dans cet archipel de la répression qui constitue la véritable trame politique de la ville, sous les modifications de l’urbanisme contemporain. R., qui a affronté cette répression, le met en évidence dans un entretien :

Il y a une façon de fonctionner qui implique un secret dans le secret. Qui a comme effet toujours de séparer les gens, de les dissocier, de casser les liens à la fois parmi les séquestrés, et avec les agents, fonctionnaires ou tortionnaires de la DINA. Il faut que les gens ne se familiarisent pas à l’endroit : ça fait perdre la boussole. On ne sait pas où on est, ni avec qui on peut entamer des rapports de confiance, ni comment agir.

Séparer, dissocier, casser les liens, c’est bien là une manière de transformer la ville en archipel, de ne faire apparaître la logique des lieux qu’aux seuls détenteurs du pouvoir, de « faire perdre la boussole ». Et il ajoute :

Séparer les informations et que les gens ne sachent pas où ils sont. Tous les appareils ont ce type de fonctionnement : c’est la mobilité qui compte. C’est une façon de cloisonner les séquestrés : ça touche la conscience, on n’est jamais ensemble, on est toujours mis avec d’autres, on ne sait pas ce qui se passe. (…) Ça détruit les liens sociaux, politiques et de toutes sortes. C’est pourquoi on était amenés, ramenés, etc. Ça donne l’impression d’être à la merci d’un appareil hyper-puissant, qu’on ne voit pas.

La dissémination des lieux suppose aussi le transfert des séquestrés, une mobilité aveugle et totalement désorientante, le bandeau sur les yeux. La discontinuité de l’archipel est indissociable de la discontinuité des relations, les sujets eux-mêmes sont isolés au sens originel du terme : transformés en îlots de vie biologique, déshumanisés par leur totale désocialisation.
Cette géographie de la terreur est d’autant plus efficace qu’elle s’appuie sur un irrepérable. Et le seul moyen d’y résister est précisément de reconstruire patiemment, dans le noir, les points de repère d’un espace géographique. Mais cela suppose déjà, antérieurement à l’incarcération, une position de combat, un entraînement à lire la carte de la ville et les espaces de circulation qui reconstituent ses archipels comme un territoire unique :

On avait déjà la cartographie de la ville : même avec les yeux bandés, on pouvait déduire l’adresse du Centre secret.

Car le coup d’Etat ponctuellement militaire qui génère la permanence du coup d’Etat économique désoriente autant par l’ouverture à l’ingérence étrangère au nom du nationalisme, que par sa volonté de dissocier les perceptions individuelles du territoire, d’annuler les représentations de l’unité.
Et cette volonté est aussi une intention constante de dislocation des communautés territoriales au nom d’un double processus : celui de la privatisation des ressources économiques, et celui de leur aliénation à des puissances étrangères. L’expropriation des Indiens Mapuches de leur territoire d’origine, c’est à la fois la vente des entreprises forestières aux multinationales, et une autre forme de l’archipel politique qui les empêchera de se regrouper avec les Mapuches d’Argentine pour construire des solidarités politiques. On retrouve cette stratégie politique de l’archipel dans le traitement des territoires palestiniens par l’Etat d’Israël dissolvant la Palestine dans un inextricable morcellement par cette autre forme de coup d’Etat permanent qu’est le processus de colonisation.
Le géographe français Yves Lacoste décrit cette emprise du savoir géographique dans un ouvrage de 1976 récemment réédité : La Géographie, ça sert, d’abord à faire la guerre. Il affirme ainsi :

Poser d’entrée de jeu que la géographie sert d’abord à faire la guerre n’implique pas qu’elle ne serve qu’à mener des opérations militaires ; elle sert aussi à organiser les territoires (…) pour mieux contrôler les hommes sur lesquels l’appareil d’Etat exerce son autorité.(…) L’articulation de connaissances relatives à l’espace qu’est la géographie est un savoir stratégique, un pouvoir. (…) Moyen de domination indispensable, de domination de l’espace, la carte a d’abord été établie par des officiers et pour les officiers.

Et il rappelle opportunément que les deux stratèges du coup d’Etat de 1973 étaient responsables de l’enseignement de la géographie dans leurs écoles militaires respectives, dans les années soixante.

Ainsi, des stratégies militaires de la guerre de conquête telle que la pense Clausewitz, aux stratégies policières de la répression politique, de la connaissance expérimentale du terrain au repérage cartographique du dispositif, la cartographie comme moyen de domination peut aussi devenir le moyen privilégié de la résistance. De ce point de vue, parer aux logiques intentionnellement imparables des perversions du pouvoir étatique, serait tenter une cartographie des résistances. C’est à cela qu’appelait l’ouvrage d’Yves Lacoste : une forme de réappropriation du territoire au quotidien :

De nos jours, l’abondance des discours qui traitent de l’aménagement du territoire en termes d’harmonie, d’équilibres meilleurs à trouver, sert surtout à masquer les mesures qui permettent aux entreprises capitalistes d’accroître leurs bénéfices. Il faut se rendre compte que l’aménagement du territoire n’a pas pour seul but de maximiser le profit, mais aussi d’organiser stratégiquement l’espace économique, social et politique de façon à ce que l’appareil d’Etat puisse être en mesure de juguler les mouvements populaires.

S’impose alors une radicale vigilance à l’encontre des logiques d’aménagement du territoire, dans la mesure où elles servent les intérêts privés qu’elles prétendent réguler, autant que les intérêts policiers qu’elles visent à masquer. Mais aussi, pour cette raison même, s’impose de mettre à la disposition des citoyens, non seulement le savoir géographique, mais la conscience de ses usages, et de dénoncer les prétentions de son enseignement à la « neutralité » scientifique. Telles sont, aux yeux d’un des refondateurs contemporains de la géopolitique, les conditions d’une relation combative des savoirs à l’élaboration des contre-pouvoirs et des alternatives : la possibilité d’un coup d’Etat, intellectuel autant que militant, contre les abus de pouvoir.

© Christiane Vollaire