Simone Weil : refuser la division du travail


Pour la revue Pratiques n°76, Travail : de la plainte à l’offensive
Novembre 2016
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Chapeau : Pour la philosophe Simone Weil, combattre l’exploitation sociale, c’est d’abord combattre « la dégradante division » entre travail manuel et travail intellectuel. Cela se traduit par son engagement sur le terrain dans l’expérience de la condition ouvrière.
Mots-clés : Travail – Terrain – Technocratie – Mouvement ouvrier – Subalterne – Philosophie
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Le 25 août 1933, Simone Weil publie dans le n° 158 de La Révolution prolétarienne un article intitulé « Perspectives. Allons-nous vers la révolution prolétarienne ? ». Elle y analyse ce qui lui apparaît comme un fondement de la position marxiste à laquelle se réfère son propre travail :

Marx avait bien vu la force d’oppression que constitue la bureaucratie. Il avait parfaitement vu que le véritable obstacle aux réformes émancipatrices n’est pas le système des échanges et de la propriété, mais « la machine bureaucratique et militaire de l’État ». Il avait bien compris que la tare la plus honteuse qu’ait à effacer le socialisme, ce n’est pas le salariat, mais « la dégradante division du travail manuel et du travail intellectuel », ou, selon une autre formule, « la séparation des forces spirituelles du travail d’avec le travail manuel ». (…)
On ne voit pas comment un mode de production fondé sur la subordination de ceux qui exécutent à ceux qui coordonnent pourrait ne pas produire automatiquement une structure sociale définie par la dictature d’une caste bureaucratique.

Elle cite la formule de Marx sur « la dégradante division du travail manuel et du travail intellectuel », et la fait sienne. La dégradation sociale est manifestement consécutive d’une division abusive. Elle n’est rien d’autre que l’application à l’économie d’une pensée métaphysique : celle du dualisme qui imprègne la pensée philosophique. La séparation entre âme et corps est le lieu de cette dissociation qui se traduit, sur un plan politique, en termes de discrimination.

Ce qu’elle conteste et condamne violemment ici, c’est cette hiérarchisation des tâches, cette dévalorisation de l’activité concrète, qui produit de la domination sociale. Et c’est de cette contestation qu’elle va tirer une véritable politique du terrain philosophique.

1. Diviser, subordonner

La « dégradante division du travail » signifie clairement la montée en puissance d’une bureaucratie, c'est-à-dire de ce que nous avons maintenant sous les yeux comme une caste technocratique, dont le pouvoir de décision et d’action est exactement antagoniste de son expérience du monde. Et c’est la conséquence directe de la hiérarchisation des tâches et de la « subordination de ceux qui exécutent à ceux qui coordonnent ». C’est en partant de ce constat d’échec par la dégradation qu’elle va proposer, et incarner, une stratégie exactement inverse.
S’il s’agit de connaître et de comprendre intellectuellement, s’il s’agit de proposer les solutions les plus efficaces socialement, ça ne peut se faire qu’en produisant une pensée incorporée, une puissance de décision incarnée en chacun dans la double aptitude du manuel et de l’intellectuel. Non seulement il faut aller sur le terrain, mais il faut y vivre, s’en nourrir et le nourrir ; penser à partir de lui et produire l’activité pensante comme indissociable de l’épreuve du corps, et la pensée comme indissociable de l’immersion dans son propre objet. On ne peut pas penser autrement le rapport de Weil au monde du travail que comme une stratégie d’immersion qui récuse la position de l’intellectuel comme pur penseur, parce que cette position est l’amorce même de l’absurdité technocratique. Et cette stratégie s’élabore et se pense dans le temps même où elle se met en œuvre. Elle va de ce point de vue identifier dans la bureaucratie non pas la simple marque de fabrique du régime stalinien et des systèmes qu’on qualifiera plus tard de « totalitaires », mais la mise en miroir de la technocratie capitaliste elle-même dans les régimes prétendument démocratiques :

Mais le mouvement le plus significatif à cet égard, c’est ce mouvement technocratique qui a, dit-on, en un court espace de temps, couvert la surface des Etats-Unis. (…) Ce mouvement, qu’on a souvent rapproché du stalinisme et du fascisme, a d’autant plus de portée qu’il ne semble pas être sans influence sur le cercle d’intellectuels de Columbia qui sont en ce moment les conseillers de Roosevelt. De pareils courants d’idées ont quelque chose d’absolument nouveau et qui donne à notre époque son caractère propre.

D’où le programme politique qu’elle fixe non seulement comme objectif à réaliser socialement, mais comme mutation que chacun doit produire à l’intérieur de soi-même :

Le seul espoir du socialisme réside dans ceux qui, dès à présent, ont réalisé en eux-mêmes, autant qu’il est possible dans la société d’aujourd’hui, cette union du travail manuel et du travail intellectuel qui définit la société que nous nous proposons.

Le rapport au terrain n’est pas pour Simone Weil un travail d’enquête destiné à fournir un matériau à l’activité de l’intellectuel. Il est l’activité même qui donne sa légitimité à la pensée et fait que personne ne doit pouvoir se dire « intellectuel » sous peine d’intégrer le régime de la technocratie. Et de ce point de vue, à ses yeux, la bureaucratie syndicale elle-même est pleinement apparentée à ce régime de la séparation qui caractérise la technocratie ministérielle :

Les cadres de la social-démocratie allemande, ce sont les êtres qui se trouvent tout naturellement logés dans les somptueux bureaux des organisations réformistes, comme le coquillage loge son habitant ; êtres satisfaits, importants, frères de ceux que renferment les plus luxueux bureaux des ministères ou de l’industrie, bien étrangers au prolétariat.

Elle adressera la même critique aux dirigeants révolutionnaires du mouvement ouvrier, dans la lettre qu’elle écrit en 1935 à une amie sur son expérience ouvrière :

Quand je pense que les grands chefs bolcheviks prétendaient créer une classe ouvrière libre et qu’aucun d’entre eux – Trotsky sûrement pas, Lénine je ne crois pas non plus – n’avait sans doute mis le pied dans une usine et par suite n’avait la plus faible idée des conditions réelles qui déterminent la servitude ou la liberté pour les ouvriers – la politique m’apparaît comme une sinistre rigolade.

« La politique » doit être entendue ici comme la scène des jeux de pouvoir, dont la théâtralité désigne la facticité. Le reproche adressé ici aux chefs révolutionnaires est moins de parler d’un monde qu’ils ignorent, que de prétendre s’en faire les représentants et revendiquer la défense de ses intérêts. Et déjà, dans cette méconnaissance de la réalité du milieu ouvrier, Weil perçoit, en amont même de la perversion stalinienne, les racines de la trahison bureaucratique.

2. S’immerger dans le terrain

Ne pas trahir, c’est d’abord comprendre. Et comprendre, c’est s’immerger, c'est-à-dire plonger dans un monde qui n’est pas le sien. Et cela passe par de violents processus de subjectivation. C’est toujours de l’intérieur qu’elle tentera de parler, mais en maintenant une double conscience antagoniste : celle, aiguë, de son extériorité de classe originelle, de son inadéquation au milieu, de son étrangeté et des efforts qu’elle doit faire pour se reconfigurer ; et celle, tout aussi puissante, de ce qu’elle a en commun avec ceux dont elle tente de partager la condition. Cette double conscience de la distance et de la proximité est ce qui lui permet d’écrire. Et la proximité n’est pas une empathie au sens simplement affectif du terme, mais l’épreuve incorporée de conditions de travail identiques. Cette incorporation est, aux yeux de Weil, la condition première d’un savoir qui est d’abord intuitif, mais dont l’intuition procède elle-même d’une volonté stratégique, comme elle l’écrit en 1936, à propos de son expérience ouvrière aux usines Alstom, dans un texte intitulé « La vie et la grève des ouvriers métallos » :

Quand on a certaines images enfoncées dans l’esprit, dans le cœur, dans la chair elle-même, on comprend. On comprend tout de suite. Je n’ai qu’à laisser affluer les souvenirs. (…) Me voici sur une machine. Compter cinquante pièces (…) Je ne vais pas assez vite. La fatigue se fait déjà sentir. Il faut forcer.
Quoi encore ? Un vestiaire d’usine, au cours d’une semaine rigoureuse d’hiver. Le vestiaire n’est pas chauffé. On entre là-dedans, quelquefois juste après avoir travaillé devant un four.

Que comprend-on ? Ce qui échappe au regard extérieur, même le plus curieux, le plus informé ou le plus attentif :

Enfin on respire ! C’est la grève chez les métallos. Le public qui voit tout ça de loin ne comprend guère. Qu’est-ce que c’est ? Un mouvement révolutionnaire ? Mais tout est calme. Un mouvement revendicatif ? Mais pourquoi si profond, si général, si fort et si soudain ?

Le sens de cette respiration, de ce véritable mouvement physique de l’appel d’air que provoque la grève, c’est ce qu’on ne peut comprendre que si l’on a expérimenté comme une évidence cette réalité que le travail manuel a d’abord une fonction oppressive, avant d’avoir une fonction productive. Et cela, seules les conditions de la vie d’usine peuvent permettre de le saisir. C’est l’épreuve du terrain qui va lui faire éprouver, avant de la conceptualiser, l’opposition de la discipline à la contrainte. Jamais Weil ne discrédite la notion de travail, et jamais elle ne récuse évidemment la nécessité du travail physique. Ce qu’elle récuse, c’est la manière dont le travail physique s’accomplit dans des conditions de domination qui le destituent de sa noblesse, précisément parce qu’elles abolissent intentionnellement dans le travailleur la possibilité de penser, de se discipliner lui-même et d’organiser son propre rapport à l’objet. La dissociation en soi du physique et du mental, l’abîme qui se creuse dans l’intérieur même du sujet pour abolir son intériorité, et fait ainsi de lui le simple exécutant de ce dont un autre est l’ordonnateur, ne crée pas seulement un rapport de domination, mais tend à effacer la condition subjective elle-même, à dissoudre la faculté de penser :

Avant d’entrer en usine, j’avais appris à connaître le travail des champs : foins – moisson – battage – arrachage des pommes de terre (de 7h du matin à 10h du soir …), et, malgré des fatigues accablantes, j’y avais trouvé des joies pures et profondes. (…) J’appelle humaine toute discipline qui fait appel dans une large mesure à la bonne volonté, à l’énergie et à l’intelligence de celui qui obéit. Je suis entrée à l’usine avec une bonne volonté ridicule, et je me suis aperçue assez vite que rien n’était plus déplacé. On ne faisait appel en moi qu’à ce qu’on pouvait obtenir par la contrainte la plus brutale.

Opposant son expérience du travail agricole à celle du travail industriel, elle saisit bien que la différence n’est pas entre le rural et le citadin, ni entre un travail physiquement éprouvant et un autre qui le serait moins, mais entre un travail dissocié de l’épreuve de la pensée et des sentiments, et un travail qui les suscite. Entre un travail qui permet, malgré sa dureté, de trouver des joies pures et profondes, et un travail qui nécessite d’abolir en soi toute faculté intellectuelle ou émotionnelle pour ne pas tomber sous le coup de la souffrance. Dès qu’il est clair que la conscience et les affects (et d’abord le sentiment de la dignité incessamment mis à l’épreuve par les volontés d’humiliation) vont devenir torturants, le sujet va devoir produire intentionnellement sur lui-même cette mutilation affective qui lui permettra de supporter cette violence au travail qui n’est jamais dans le travail lui-même, mais dans les rapports de pouvoir qu’il induit, et dont Simone Weil affirme qu’ils en sont la vraie finalité.

La seule ressource pour ne pas souffrir, c’est de sombrer dans l’inconscience. C’est une tentation à laquelle beaucoup succombent, sous une forme quelconque, et à laquelle j’ai souvent succombé. Conserver la lucidité, la conscience, la dignité qui conviennent à un être humain, c’est possible, mais c’est se condamner à devoir surmonter quotidiennement le désespoir.

3. Réfuter l’exil intérieur du travail

Et elle va montrer ce que cette mutilation produit au cœur même de l’espace privé, de la vie familiale qui se déroule hors du monde du travail et en subit pourtant violemment l’impact. Elle ne mène pas d’entretien – son travail n’en laisse le loisir ni à elle ni à ses partenaires –, mais elle capte une conversation au vestiaire, elle entame un échange dans les transports en commun, et elle tente d’en rapporter des bribes comme autant d’attestations de la violence, mais aussi comme une façon de faire émerger la parole dans l’espace de la publication :

Des conversations, à l’usine. Un jour une ouvrière amène au vestiaire un gosse de neuf ans. Les plaisanteries fusent : « Tu l’amènes travailler ? » Elle répond : « Je voudrais bien qu’il puisse travailler ». (…) Une autre, bonne camarade et affectueuse, qu’on interroge sur sa famille. « Vous avez des gosses ? – Non, heureusement. C'est-à-dire j’en avais un mais il est mort. » Elle parle d’un mari malade, qu’elle a eu huit ans à sa charge. « Il est mort, heureusement ». C’est beau, les sentiments, mais la vie est trop dure.

Adam Smith lui-même, premier théoricien du libéralisme, peu soupçonnable d’une virulente critique sociale, montrait déjà en publiant en 1776 les Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, que la division du travail n’est pas une simple répartition des tâches, mais un facteur intentionnel de discrimination sociale. En établissant la différence entre travail manuel et travail intellectuel, il montrait que leurs attributions respectives ne sont aucunement liées à la différence originelle des aptitudes ou des talents, mais sont au contraire des attributions de classe, puisqu’elles sont produites par l’éducation :

La différence entre les hommes adonnés aux professions les plus opposées, entre un philosophe, par exemple, et un portefaix, semble provenir beaucoup moins de la nature que de l’habitude et de l’éducation. Quand ils étaient l’un et l’autre au commencement de leur carrière, dans les six ou huit premières années de leur vie, il y avait peut-être entre eux une telle ressemblance que leurs parents ou leurs camarades n’y auraient pas remarqué de différence sensible. Vers cet âge ou bientôt après, ils ont commencé à être employés à des occupations fort différentes. Dès lors a commencé entre eux cette disparité qui s’est augmentée insensiblement, au point qu’aujourd’hui la vanité du philosophe consentirait à peine à reconnaître un seul point de ressemblance.

Ce texte est riche d’informations. La première est celle de la banalité du travail des enfants dans l’Écosse et l’Angleterre du XVIIIème siècle (temps et lieux qui sont ceux de Smith) : c’est vers l’âge de six ou huit ans que les enfants des milieux ouvriers vont commencer à être employés (même comme portefaix, c'est-à-dire dockers ou porteurs de charges lourdes). La seconde est celle du mépris social de classe : le philosophe (profession par excellence intellectuelle) consentirait à peine à reconnaître un seul point de ressemblance à l’égard du docker (profession par excellence manuelle). L’« autre » social est considéré comme dégradé par cette altérité même, une différence qui le rend étranger à la reconnaissance sociale dans son propre pays d’origine.
En 1943, juste avant sa mort à Londres, Simone Weil écrit L’Enracinement, dont le chapitre central s’intitule « Le déracinement ». On peut y lire cette imparable analyse de la condition ouvrière :

Bernanos a écrit que nos ouvriers ne sont quand même pas des immigrés comme ceux de M. Ford. La principale difficulté sociale de notre époque vient du fait qu’en un sens ils le sont. Quoique demeurés sur place géographiquement, ils ont été moralement déracinés, exilés, et admis de nouveau, comme par tolérance, à titre de chair à travail. Le chômage est, bien entendu, un déracinement à la deuxième puissance. Ils ne sont chez eux ni dans les usines, ni dans leurs logements, ni dans les partis et syndicats soi-disant faits pour eux, ni dans les lieux de plaisir, ni dans la culture intellectuelle s’ils essayent de l’assimiler.

Ce texte décrit très précisément la condition de l’exil comme une condition de classe : celle qui fait du mode de travail lui-même un topos du déplacement, de l’inadéquation, ou de ce qu’elle appelle ici le déracinement. L’activité économique de travail, supposée profondément socialisante, s’organise selon un mode qui la rend profondément excluante. Et c’est à l’encontre de cette exclusion que Simone Weil revendique la nécessité d’un travail de terrain.


Refuser les modalités discriminantes de la division du travail, c’est refuser un exil à l’intérieur de soi-même qui redouble les partitions de classe. Aux yeux de Simone Weil, ses tentatives d’immersion dans le monde du travail subalterne n’ont pas pour vocation l’enquête, mais une sorte de reconstruction du corps social à l’intérieur de soi. Et la volonté que celle-ci fasse modèle d’un refus des partitions.