Simmel : les tensions de la subjectivation politique


Pour le colloque Georg Simmel et le champ architectural
14-15-16 mars 2018
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Georg Simmel écrit, dans son article de 1903 « Métropole et mentalité » :

Les plus graves problèmes de la vie moderne ont leur source dans la prétention qu’a l’individu de maintenir l’autonomie et la singularité de son existence contre la prépondérance de la société, de l’héritage historique, de la culture et des techniques qui lui sont extérieurs.

Cette tension constitutive du singulier au collectif nous paraît propre à interroger non pas la résistance de sujets déjà constitués, mais bien plutôt la façon dont les processus de subjectivation eux-mêmes ne se fondent que sur cette résistance. Si, dans le domaine des forces physiques, toute force ne se constitue qu’à partir d’une force antagoniste sur laquelle elle prend appui pour exister, on peut dire que dans le domaine socio-politique, la résistance est une condition de la puissance.

La « prétention » dont traite Simmel est donc problématique dans la mesure même où, comme tout problème, elle est source d’une dynamique vitale. C’est ce qu’on peut dégager aussi bien de sa Philosophie de l’argent que de son travail sur la fonction constitutive de l’étranger. À cet égard, le concept foucaldien des processus de subjectivation peut être un outil efficace de réinterprétation de la pensée de Simmel, permettant de réfléchir aussi bien l’inefficacité d’une urbanisation autoritaire et surplombante que la nécessité d’une orientation collective. Se subjectiver, c’est entrer en tension avec les processus d’abstraction, juridique, financière ou urbanistique, qui produisent de la domination dans le temps même où ils créent du commun.

Ce rapport à l’abstraction, aussi bien nécessaire que dévastateur, est, dans sa double postulation, au cœur de Philosophie de l’argent comme au cœur de la réflexion de Simmel sur les problématiques urbaines.

1. L’argent comme processus d’abstraction

L’argent est pour Simmel, par excellence, ce processus d’abstraction qui conditionne tout le rapport émotionnel à l’existence, aussi bien que tous les aspects de la vie matérielle. Simmel va l’établir dans son propre rapport de contigüité et de distance à l’analyse marxiste :

Du point de vue de la méthode, on exprimera comme suit cette intention capitale : il s’agit de construire, sous le matérialisme historique, un étage laissant toute sa valeur explicative au rôle de la vie économique parmi les causes de la culture spirituelle, tout en reconnaissant les formes économiques elles-mêmes comme le résultat de valorisations et de dynamiques plus profondes, de présupposés psychologiques, voire métaphysiques.

Philosophie de l’argent paraît en 1900, l’année même où Freud publie la Traumdeutung, ouvrage fondateur de la discipline psychanalytique. Et clairement, ce que Simmel veut mettre en évidence est une interaction entre les processus économiques et les processus psychologiques, sur un mode apparenté à la manière dont Weber envisagera, en 1904, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Dans les deux cas, le rapport de l’infrastructure à la superstructure, tel qu’il a été conçu par Marx, est inversé. Et de ce fait, le déterminisme culturel se fonde non pas sur des rapports de production économique, mais sur des rapports de prévalence idéologique, dont la structure économique est en quelque sorte la conséquence. C’est le sens de la formule de Simmel : construire, sous le matérialisme historique, un étage, ce n’est rien d’autre qu’inverser la relation de fondement proposée par Marx.
Pour Simmel donc, clairement, l’économie monétaire ne repose pas sur la dimension matérielle, mais sur la dimension symbolique de l’existence, sous la forme abstractive, précisément de la spéculation. Et celle-ci n’est pas présentée comme fondamentalement oppressive, mais comme fondamentalement humanisante, parce qu’en produisant de la valeur, elle produit d’abord de la relation. Cette valeur fondatrice de la relation, dans un texte ultérieur lié à l’analyse esthétique, il la dégagera à partir de la pensée kantienne :

Peut-être la plus profonde signification de la mise en forme esthétique est-elle exprimée dans une phrase de Kant qui a assurément en vue tout autre chose que des contenus esthétiques : « Parmi toutes les représentations, la relation est la seule qui ne peut pas être donnée par les objets, mais qui peut seulement être accomplie par le sujet, parce qu’elle est un acte de son autonomie ».

L’argent, fondant la valeur à partir de la relation, est au cœur de cette tension entre autonomie et interdépendance, entre subjectivation et rapport au collectif. Et cette tension définit l’existence sociale. Être dans la relation, c'est-à-dire dans ce qui extrait de l’intériorité subjective, c’est précisément être un sujet. Et cette subjectivation ne peut se produire qu’à partir d’une série de tensions, dont le rapport à la valeur est un moteur fondamental. Du déploiement de l’économie monétaire à celui éducation la vie citadine, le rapport est historique. Et c’est ainsi que Simmel va produire une analyse de l’environnement citadin comme espace de tension mentale, qu’il articule à la question de l’abstraction monétaire :

La base psychologique sur laquelle repose le type des individus habitant la grande ville, est l’intensification de la vie nerveuse.
Ainsi s’explique la haine passionnée de la grande ville chez des natures comme Ruskin ou Nietzsche – natures qui trouvent la valeur de la vie dans ce qui est sommairement original et ne peut être précisé d’une façon équivalente pour tous, et natures en qui, pour cette raison, cette haine a la même source que la haine contre l’économie monétaire et contre l’intellectualisme de l’existence.

La pensée nietzschéenne de la volonté de puissance comme affirmation de l’individualité est ainsi confrontée, dans le même temps et dans le même mouvement, à l’abstraction de l’économie monétaire, à la réalité de la spatialité urbaine et à l’intensification de la vie nerveuse. Et dans cette configuration se cristallise le mode d’analyse de Simmel, qui interroge d’abord les effets affectants de la montée en théorie, et voit dans la question de l’abstraction un mode puissant de la dynamique vitale. L’argent produit en quelque sorte un paysage, qui est celui de l’urbanité. Et ce paysage est un milieu au sens où l’entendait Claude Bernard : milieu extérieur qui produit un milieu intérieur dont il requiert sans cesse les facultés de rééquilibration. L’espace de la ville est celui de la tension nerveuse, parce que l’abstraction des échanges y sollicite incessamment le système nerveux. L’environnement culturel qui est celui de l’indifférenciation monétaire suscite des effets affectants sur le sujet qu’il menace, par cette indifférenciation, de dissolution. À cette menace, le sujet répond par ce que Simmel appelle « le caractère blasé » : une affectation de neutralité émotionnelle, qui n’est qu’une réaction de protection contre les sollicitations permanentes. Ces sollicitations ne sont pas, aux yeux de Simmel, celles de la consommation, mais celles de l’omniprésence de la circulation monétaire ; de la façon dont, comme il l’écrit dans le dernier chapitre de la Philosophie de l’argent :

Tout comme il se glisse entre l’homme et l’homme, l’argent se glisse entre l’homme et la marchandise.

Cette circulation insinuante de la valeur monétaire, omniprésente parce qu’elle est indifférenciée, présente donc ce paradoxe d’être à la fois puissance d’abstraction et puissance d’affectation. Elle est ce par quoi l’environnement extérieur s’insinue dans la vie intérieure et configure les subjectivités. Et elle est de ce fait l’élément constitutif de la vie psychique, ce par quoi elle accède à la conscience de l’objet. L’analyse par Simmel de ce processus est parfaitement hégélienne. C’est, chez Hegel, le procès même de la dialectique, par lequel la conscience de soi n’advient qu’à partir d’un mouvement de différenciation à travers lequel le sujet se distancie de son objet pour prendre conscience de sa subjectivité :

La vie psychique commence bien plutôt dans un état d’indifférence, le moi et ses objets reposent encore dans l’indivision. (…) Qu’il faille, dans un tel état (…) distinguer entre un sujet porteur et le contenu qu’il porte, voilà qui relève d’abord d’une conscience secondaire.

C’est de cet écart entre sujet et objet que naît la valeur économique, et elle fonde par là la relation des sujets entre eux, en leur donnant accès au symbolique. La distance qui produit l’abstraction de la valeur est donc aussi celle qui permet l’échange. Et Simmel insiste sur le fait que ce qui donne sens à l’échange n’est pas sa dimension matérielle, mais sa dimension relationnelle :

En économie, prise comme une forme particulière de relations et de comportements, ce qui est spécifique (…), ce n’est pas tant le fait que des valeurs sont échangées, mais le fait qu’il y a échange de valeurs.

2. Relation et sacrifice

Simmel va ainsi fonder l’échange comme pure fonction de relation, dont l’objet à échanger n’est que le prétexte : ce qui détermine la valeur de l’objet, c’est exclusivement sa fonction d’intersubjectivité. Et la valeur elle-même est intersubjectivation. Simmel va ainsi penser une économie qu’on pourrait qualifier de « désintéressée », puisque ce n’est pas à l’objet qu’elle est attachée, mais exclusivement à sa valeur, c'est-à-dire à ce qu’il produit d’intersubjectivité. Et la valeur de l’échange devient alors celle du sacrifice : de quoi consent-on à se déposséder pour posséder ? De quelle déperdition est-on capable pour se subjectiver ? À quel renoncement consent-on pour acquérir ? De ce point de vue, plusieurs analyses de Simmel résonnent clairement avec la pensée de Bataille et la manière dont il élaborera La Part maudite, même si Bataille se réfère plus explicitement à Weber. Et le statut de « la femme », articulé à la problématique économique du contrat de mariage, y est lié. De même que le désir en est déterminé :

Le désir, en soi, ne pourrait fonder absolument aucune valeur s’il ne se heurtait à des obstacles. (…) C’est le report de la satisfaction, du fait de l’obstacle, la crainte qu’il ne nous échappe, la tension de l’effort pour l’obtenir, qui permettent de réaliser la totalité des moments du désir.

Le prix de l’objet, sexuel ou non, est celui du sacrifice (en marchandise, en temps ou en effort) consenti pour l’obtenir. C’est la valeur de la perte et du renoncement.
Mais la thématique du sacrifice est originellement religieuse, et Simmel va faire porter l’accent sur ce rapport au religieux dans le système de valeurs que représente l’argent, et don rapport à la spéculation financière. L’interprétation qu’il en donne est parfaitement apparentée à ce que René Girard appelle « le désir mimétique », et sa relation à la sacralité de la violence :

L’hostilité envers l’argent, souvent témoignée par la mentalité religieuse ou ecclésiastique, peut se rattacher à ce sentiment instinctif de l’analogie psychologique, entre la plus haute unité économique et la plus haute unité universelle, et à l’expérience du risque de concurrence entre l’intérêt pour l’argent et l’intérêt religieux.

Que la valeur financière soit désintéressée de la matérialité de l’objet, est ce qui fonde l’intérêt sur sa valeur symbolique. Et la valeur symbolique est précisément ce qui élève l’objet à l’abstraction spéculative. Cette abstraction spéculative témoigne ainsi de l’aptitude à la théorisation : la faculté spécifiquement humaine de s’extraire du réel pour accéder à l’idée ; d’abandonner la présence pour s’humaniser par la représentation. Cette faculté s’exerce donc dans le champ économique, où elle trouve sa réalisation. Mais, dans le même temps, cette forme d’abstraction est ce qui caractérise l’activité spirituelle et se cristallise dans la croyance religieuse. Il y a donc ici manifestement conflit de légitimité, entre spéculation financière et spéculation religieuse. Et c’est par ce conflit que Simmel explique « l’hostilité envers l’argent », manifestée par des institutions religieuses cependant dotées de richesse. À cet égard, on peut dire que le « fanatisme du chiffre », dénoncé par Amartya Sen dans les systèmes de domination économique contemporains, trouve son exact équivalent dans les fanatismes religieux de toute origine : une frénésie spéculative d’autant plus féroce qu’elle est détachée de tout rapport à la réalité concrète de la vie. Si la « speculatio », comme équivalent latin de la « theoria » grecque, désigne la contemplation intellectuelle, alors elle se trouvera toujours d’autant plus acharnée que plus montée en généralité, plus détachée de la matérialité du monde et de sa contingence. Et une telle obsession spéculative caractérise autant le référent théologique que le référent économique.
Or René Girard écrit, dans La Violence et le sacré :

Là où la différence fait défaut, c’est la violence qui menace.

Montrant ainsi la puissance de ce « désir mimétique », désir d’imitation qui engage la violence de la rivalité. Si la différence permet l’apaisement, la ressemblance engendre le conflit. C’est donc à partir de cette rivalité pour le monopole de la montée en abstraction, que Simmel va analyser l’anathème jeté par l’Église catholique en particulier, et les religions chrétiennes en général, contre la spéculation financière.
Simmel en montre les conséquences dans la corrélation entre l’antisémitisme, et la délégation aux populations juives du travail sur l’argent. Délégation de ce qui apparaît alors comme une sorte de « sale boulot » nécessaire, ou de charge infâmante. L’enrichissement d’une part de la population juive est donc paradoxalement liée à sa condition de paria :

Nul besoin de souligner que les Juifs présentent le plus bel exemple de toute cette corrélation entre la centralité de l’intérêt pécuniaire et l’oppression sociale.
Son détachement (de l’argent) par rapport à tout conditionnement spécifique fit de lui l’espérance lucrative la plus appropriée, la moins refusable aux juifs dans leur situation de paria, mais également l’incitation la plus efficace et la plus immédiate à piller ceux-ci.

3. Le double langage de la valeur monétaire

Cette infamie jetée sur l’usure et la spéculation, qui conduit à les réserver aux groupes considérés comme parias, a donc deux effets antagonistes : celui de les enrichir, et celui de les exposer. Et Simmel aborde ailleurs l’hypocrisie de ce discrédit, dans le parallèle entre le discrédit jeté sur la marchandisation de l’argent, et l’impunité totale dont jouit la pratique de l’esclavage :

Les interdictions médiévales de l’usure, au Moyen-Age, reposent sur ce postulat que l’argent n’est pas une marchandise. (…) Mais ces mêmes époques, à l’occasion, ne trouvaient aucunement impie de traiter un être humain à l’égal d’une marchandise.

Un autre passage relève ce rapport de double langage qui caractérise la relation à l’argent des pouvoirs religieux. Et il désigne cette fois non pas les conceptions catholiques, mais les conceptions protestantes :

C’est uniquement au royaume de l’éthique, c'est-à-dire des vœux pieux, qu’une pareille vérité, bien méconnue dans l’empire de l’être, a trouvé refuge – quand par exemple on nous avertit que nous devons acquérir ce que nous voulons posséder que toute profession comporte des obligations, que nous avons à faire fructifier nos biens, etc.

Mais il est clair que cette mise en évidence du double langage ne se fait pas sur le mode de la critique politique, mais bien plutôt sur celui de la contradiction logique : l’argent est par excellence un pouvoir non pas de promouvoir, mais de mettre en conflit avec elles-mêmes toutes les valeurs de la société. Il est en quelque sorte un indicateur de crise. Et Simmel le montrera en particulier dans son rapport à la guerre :

L’argent est l’unique formation culturelle qui soit une pure force, laquelle a entièrement éliminé d’elle-même le substrat substantiel et n’est qu’un symbole. Dans cette mesure, c’est le phénomène le plus caractéristique de tous ceux de notre temps où le dynamisme a conquis sa place maîtresse de toute théorie et de toute pratique. (…) Aucune expérience mieux que la guerre ne saurait nous guérir de surévaluer les moyens techniques de la vie en en faisant des valeurs absolues. Car elle montre que toutes ces splendeurs qui nous ont rendu la vie si confortable, si agréable et si sûre, servent maintenant exactement aussi bien à la détruire, à l’abîmer, à la tourmenter d’une façon effrayante ; de sorte qu’elles ne sont réellement que des moyens et rien de plus.

Le texte est écrit en 1918, à la fin de la Première guerre mondiale, l’année même de la mort de Simmel. La dynamique de la valeur monétaire, dynamique sans contenu et sans forme, pure force comme l’écrit Simmel, est le vecteur même du conflit guerrier, le nerf de la guerre. Mais de même que la ville a produit une intensification sans objet de la vie nerveuse individuelle qui se retourne contre elle-même, de même l’argent produit une intensification sans objet de la vie politique qui n’occasionne que son autodestruction. Cette autodestruction, Simmel la désigne comme « dissolution dans l’être universel », c'est-à-dire retour à l’indifférenciation originelle. Or c’est précisément de cette indifférence qu’il a fait le cœur de la circulation monétaire. Le paysage mental de la guerre est celui de cette indifférenciation qui caractérise la circulation monétaire :

L’argent est à la fois symbole et cause de l’extériorisation indifférente de tout ce qui se laisse avec indifférence extérioriser.

Et il emploie le même terme pour désigner la prostitution :

De même ressent-on alors, avec l’essence de l’argent, quelque chose de l’essence de la prostitution. L’indifférence par laquelle il se prête à tout usage, l’infidélité avec laquelle il se détache de tout sujet.

Ainsi la liquidité monétaire, identifiée à l’abstraction intellectuelle, finit-elle par participer d’une forme de liquidation de la vie, d’un retour à l’indifférencié. Et ceci va de pair avec l’indexation de la circulation monétaire sur sa vitesse :

Ce qui s’accroît, ce n’est pas l’argent substance, comme semble l’exiger la multiplication des transactions, mais sa rapidité de circulation.

4. La dynamique liquidatrice de l’argent

La dynamique de l’argent est l’indice même de sa dimension liquidatrice. Et il est clair qu’une pensée contemporaine comme celle de Zygmunt Baumann, conceptualisant les effet de la financiarisation du monde comme « vie liquide », porte la trace de ces effets d’accélération.
Simmel, pointant la relation comme puissance d’humanisation, la désigne dans le même temps comme puissance d’abstraction : l’intelligence désigne l’aptitude au lien et à l’interaction, et dans le même mouvement, par son pouvoir de monter en généralité, la faculté de théorisation. Ainsi, ce qui fait lien dans le monde est, par la force de ce lien, ce qui nous éloigne du réel : dans le sens même de la pensée nietzschéenne, la dynamique de l’universel est ce qui absorbe et dévitalise celle de l’individuel. La Philosophie de l’argent paraît l’année même de la mort de Nietzsche, et elle porte la marque de la confrontation de Simmel à cet agencement nietzschéen du « polemos » et de la subversion des valeurs.
L’argent est au cœur de ces problématiques : il est aussi bien le facteur dialectique de la différenciation que celui de la fusion. Et il est, de fait, un vecteur permanent de crise. Mais cette puissance d’abstraction qui fait crise, Simmel refuse de la penser dans les termes marxistes du déterminisme économique. Et par là, il s’interdit de la penser dans les termes du pouvoir politique. Le concept en sera donc dévié vers une pensée de l’environnement esthétique. L’opposition qu’il établit entre Rome et Venise est à cet égard emblématique. C’est une pensée dialectique de l’union des contraires, de la coexistence possible des différences, de temps en particulier, qui anime sa pensée de la ville romaine. Il l’écrit ainsi :

C’est dans la même direction qu’agit le dynamisme de la vie romaine : à sa vitalité extraordinaire ne peut se soustraire aucun élément, si antique, si étranger, si inutile soit-il. (…) L’intrication de vestiges anciens et très anciens dans des constructions ultérieures est symbolique (…) : l’édification d’une unité vitale propre à partir d’éléments différents.

D’où la manière dont il se réfère à ce propos à la pensée de Feuerbach :

Cette impression (…) est peut-être l’ultime fondement de cette phrase profonde de Feuerbach : Rome indique à chacun sa place.

La dynamique du conflit des temps et des lieux y est en quelque sorte apaisée par l’agencement des espaces. Mais dans cette autorisation de la place par l’espace de la ville, l’opposition des classes, qui marque pourtant clairement tout espace citadin, semble en quelque sorte apaisée par l’agencement des quartiers, dont la forme esthétique renvoie à la périodisation historique. À cet agencement apaisé, Simmel oppose, sous la figure de Venise, la forme de l’occultation et du déni :

Venise est la ville de l’artifice. (…) Ici, où tout ce qui est plaisant et clair, léger et libre, ne servait que de façade à une vie obscure, violente, impitoyablement volontaire, le déclin n’a laissé subsister qu’une scène de théâtre vide, que la beauté mensongère du masque.

Cette vie obscure, violente, impitoyablement volontaire est bien la marque de Venise comme puissance financière et des jeux de pouvoir qui s’y sont noués. Mais nulle part la forme de l’agencement urbanistique ne vient en réguler la conflictualité. Et la séduction de Venise ne participe pas au sens propre, pour cette raison même, d’une beauté comme adéquation de la forme au sens, mais d’un artifice du masquage. C’est cette inquiétude d’une conflictualité occulte qui en fait aux yeux de Simmel, un facteur de répulsion. Venise apparaît ainsi derrière ses façades, comme profondément dévitalisée, renvoyée à l’indifférencié. Et en ce sens, elle renvoie quelque part à la réalité profonde de l’informe, que l’aspiration esthétique doit pourtant contredire :

Puisque c’est de l’impulsion de la vie que (l’art) tire les forces de son développement, l’harmonie que trouvent les choses dans le reflet de l’art (…) est pour nous un pressentiment et un gage pour que les éléments de la vie dans le fondement le plus profond de leur réalité ne tombent peut-être pas dans une indifférence et une contradiction aussi désespérantes que la vie même veut si souvent nous le faire croire.

Le balancement de l’indifférence à la violence occupe la pensée de Simmel et en organise la réflexivité. Et les régulations qui permettent de l’équilibrer ne peuvent prendre que des formes symboliques. D’où corrélativement, l’aspiration à légitimer les origines de la régulation financière par opposition à l’économie du troc, et la manière dont affleure la violence sous les apparences de la rationalisation monétaire, et par cette rationalisation même. Chez Simmel, c’est dans la question de la sanction qu’elle apparaît :

D’après Grimm, le passé composé skillan veut dire à peu près : j’ai tué ou j’ai blessé ; donc : je dois réparation. (…) C’est pourquoi on a supposé que le mot « shilling », dans la logique du sens attribué à skillan, désignait « l’unité pénale ».

L’unité monétaire comme unité pénale, c’est la régulation du corps social par le châtiment, et l’argent sert à en rationaliser la valeur, à en évaluer la peine, non comme compensation du préjudice subi, mais comme volonté de punir, dans le sens même où l’analysera Foucault :

Or là commence l’évolution ultérieure, par suite de laquelle l’expiation du criminel n’apparaît plus comme un dédommagement de la valeur qu’il a détruite, mais bien comme une punition. (…) Le préjudice causé à l’auteur du préjudice, d’abord simple moyen pour se préserver d’autres dommages, engendre un sentiment de plaisir indépendant, une pulsion affranchie de ses racines utilitaires.

5. Le point aveugle du rapport de classe

Mais on passe à la relation de la peine monétaire à la peine carcérale, dont Simmel va tenter de penser les équivalences en termes socio-symboliques :

La peine d’argent a donc un tout autre sens que l’ancienne compensation monétaire pour blessures et homicides ; elle ne vise pas à réparer le dommage causé, mais à infliger une souffrance au délinquant, raison pour laquelle aussi, dans la jurisprudence moderne, elle se remplace, si non applicable, par une peine de prison, laquelle non seulement ne rapporte rien aux pouvoirs publics, mais encore leur coûte des sommes considérables. (…) De nos jours, la condamnation à la plus grave peine d’argent n’affecte pas la posture sociale de l’intéressé, loin de là, autant que la plus petite peine de prison.

C’est sur le « si non applicable » qu’il faut insister ici. Car dans quel cas en effet la peine financière n’est-elle pas applicable, sinon dans le cas où le délinquant n’est pas solvable ? Et où donc sa peine ne peut pas se dissoudre dans la liquidité monétaire. Simmel insiste sur cette volonté de punir et sur la force du châtiment. Il insiste sur le fait que la compensation monétaire n’est justement pas conçue comme une réparation, mais comme une punition. Et pour le montrer, il met en évidence le fait que la prison non seulement ne permet pas une compensation financière, mais coûte au contraire à l’État. Il insiste donc sur une économie de la sanction qui en indique d’abord la volonté de violence, violence qui en est la véritable finalité. Mais il ajoute comme par incidence : De nos jours, la condamnation à la plus grave peine d’argent n’affecte pas la posture sociale de l’intéressé, loin de là, autant que la plus petite peine de prison. Que signifie cette incise, sinon que la prison n’est pas seulement un châtiment, mais une marque d’infamie. Et que, pour cette raison même, elle sera réservée aux pauvres. Ou plutôt, en inversant la proposition, que parce qu’elle est réservée à ceux qui ne sont pas solvables, elle devient une marque d’infamie, qui fait que le discrédit n’est pas jeté sur le délit, mais sur la classe sociale de celui qui l’a commis. Que la condamnation financière n’affecte pas la posture sociale nous dit ce qui sera un fondement de l’analyse de Foucault dans Surveiller et punir :

Kantorowitz a donné autrefois du « corps du roi » une analyse remarquable. (…) À l’autre pôle, on pourrait imaginer de placer le corps du condamné ; il a lui aussi son statut juridique, il suscite son cérémonial et il appelle tout un discours théorique, non point pour fonder le « plus de pouvoir » qui affectait la personne du souverain, mais pour coder le « moins de pouvoir » dont sont marqués ceux qu’on soumet à une punition. Dans la région la plus sombre du champ politique, le condamné dessine la figure symétrique et inversée du roi. Il faudrait analyser ce qu’on pourrait appeler, en hommage à Kantorowitz, le « moindre corps du condamné ».

Cette conscience du « moindre corps » du subalterne, c'est-à-dire de ce que réellement l’argent fait aux corps, est clairement le point aveugle du travail de Simmel. Et s’il aborde la question du paria dans le rapport à la judéité, il ne l’aborde nulle part dans les rapports de classe. Tout au plus dans quelques remarques sur la domesticité. Mais l’abord de la question ouvrière se réduit à la relation entre raison et instincts :

Certes, le socialisme est axé sur une rationalisation de la vie, sur la domination, grâce aux lois et aux calculs de l’entendement, de tout ce que ses éléments présentent de contingent et d’unique ; mais en même temps il a des affinités électives avec ces instincts communistes, héritage d’époques depuis longtemps révolues, qui sommeillent encore obscurément dans les secrets des âmes.

La revendication d’équité économique et de justice sociale est ainsi réduite au double discrédit du retour aux instincts et d’une position passéiste, renvoyant vers l’archaïque et le primitif des exigences pourtant bien caractéristiques de la modernité. Un tel discrédit doit être renvoyé à la dissociation pulsions-intellect, une forme du dualisme entre âme et corps qui caractérise les courants idéalistes du monde idéologique :

Tout comme celui qui a l’argent est supérieur à celui qui a la marchandise, l’homme intellectuel, en tant que tel, possède un certain pouvoir vis à vis de celui qui vit davantage dans les affects et les pulsions.

Le rapport du « supérieur » à « l’inférieur » est ainsi incessamment réitéré, admis et essentialisé comme le rapport de l’intellect aux pulsions, ou comme le rapport de celui qui « a l’argent » à celui qui « a la marchandise », c'est-à-dire aussi la force de travail en tant qu’elle se vend comme marchandise. Là, aux yeux de Simmel, il ne saurait y avoir conflit, mais seulement méconnaissance par le subalterne de ce que Simmel a appelé, à propos de Rome, « sa place ».
Le conflit est clairement ailleurs, et Simmel le définit comme caractéristique de ce qu’il appelle « l’esprit allemand », qu’il décrit comme l’esprit même de la dialectique hégélienne, en tant qu’opposition des contraires, et ce conflit intérieur est la position tragique qui met la culture en crise. Il ne peut y avoir lutte des classes, mais seulement guerres des nations aux prises avec leurs contradictions internes. Et l’Allemagne est au cœur de cette violence contradictoire dont la guerre est l’expression. Il en voit l’archétype dans la figure de Hölderlin :

La manifestation la plus importante de ce type, c’est peut-être Hölderlin. Je ne peux pas accepter qu’on l’appelle un Grec né après coup. En lui vivait le désir allemand du contraire. (…) Hölderlin était l’ami de jeunesse de Hegel dont le thème métaphysique fondateur ne pouvait s’épanouir que sur la terre allemande, à savoir que chaque chose appelle son contraire et n’arrive à sa perfection que si elle se transforme en son opposé. (…) C’est à cette constitution fondamentale que nous devons nos qualités les plus profondes et en même temps nos qualités les plus dangereuses, surtout une certaine absence de forme que le regard des autres nations aperçoit de manière superficielle sans en saisir le sens profond.
Nous arrivons si tard à la forme non parce qu’elle se refuse à nous, mais parce que nous brisons chaque forme en sentant derrière elle celle qui lui est opposée comme possibilité et comme valeur, comme complément et comme exigence idéelle.

Pour Simmel, la philosophie de l’argent constitue ainsi un véritable paysage social. Mais, en dépit des formes de vitalité qu’elle met en œuvre, elle en exclut catégoriquement la réalité constante des luttes sociales, comme effacées du paysage de la modernité et des relations intersubjectives qui le configurent.