Sciences : une neutralité politique ?


Pour Pratiques n° 73, Subjectivité / Objectivité
Février 2016
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Chapeau : Le meurtre ultra-violent d’un jeune chercheur italien par la police politique égyptienne vient rappeler que le vrai savoir exige un engagement scientifique dans son sens le plus courageux : le refus d’inféodation au pouvoir.
Mots-clés : Neutralité, Engagement, Sciences humaines, Observation participante, Pouvoir.
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Giulio Regeni est chercheur en économie au département d’Études sur le développement à l’Université de Cambridge, au Royaume-Uni. Il est italien, il a vingt-huit ans et prépare sa thèse de doctorat. Elle porte sur le mouvement ouvrier en Égypte, en particulier depuis la chute du Président Moubarak, lâché par l’armée, le 25 janvier 2011.
Depuis, des élections ont porté au pouvoir pour la première fois un non-militaire, représentant des Frères musulmans. Et celui-ci, à la suite d’un coup d’Etat favorisé par de nouvelles protestations, a été destitué en juillet 2013 et remplacé par un chef de l’armée, Abdel Fattah al-Sissi, ancien chef du renseignement militaire sous le pouvoir de Moubarak.
Depuis octobre 2015, Giulio Regeni réside au Caire, pour y mener sur le terrain ses recherches universitaires. Le 25 janvier 2016, cinquième anniversaire de la révolution de 2011, l’armée et la police sont sur le pied de guerre pour éviter toute manifestation commémorative au Caire de ce printemps arabe qui a été trahi par le Conseil Suprême des Forces Armées, dont faisait partie al Sissi. Giulio Regeni disparaît. Deux semaines plus tard, le 3 février 2016, son corps est retrouvé dans le fossé d’une banlieue du Caire où se trouve une officine de la police politique. Il porte tous les stigmates de longues séances de torture.

1. Le principe de l’observation participante

Ce que nous dit cette mort, traitée principalement dans la presse sous le prisme de l’incident diplomatique qu’elle constitue entre l’Égypte et l’Italie, c’est le sens même de ce qu’on peut entendre par « neutralité scientifique ». La mort effarante de ce jeune chercheur est celle que connaissent en Égypte des milliers de personnes, militants ou soupçonnés de l’être, exposés et livrés à l’ultra-violence de la police et de l’armée, encore accélérée et aggravée depuis le coup d’État de 2013.
Mais Giulio Regeni n’était pas égyptien, raison pour laquelle sa mort, contrairement à celle des syndicalistes sur l’histoire desquels il travaillait, devient un événement. Et en outre, il était chercheur en sciences humaines. Ce que nous dit sa mort, de la façon la plus brutale, c’est la double impossibilité d’une neutralité du chercheur sur le terrain, aussi bien face au pouvoir politique que face à ceux qui l’affrontent : être « neutre » face à un système de pouvoir, ce n’est pas seulement, pour un chercheur, le conforter. C’est nécessairement aller à l’encontre de ceux qui l’affrontent. Le refus de cette « neutralité » est d’autant plus risqué.
Giulio Regeni, dans son travail universitaire à Cambridge, occupait sur le terrain de l’Égypte cette position qui a été conceptualisée aux USA dans les années soixante par la seconde école de Chicago en sociologie (Howard Becker et Erwing Goffman en particulier) : celle de l’observation participante.
Le principe en est simple : on n’observe pas les comportements des souris comme on observe les comportements humains. Et donc, si l’on veut obtenir des données sur un secteur dans lequel on souhaite mener un travail de recherche, ce ne peut être qu’au prix d’un rapport de confiance, nécessité par la présence quotidienne aux côtés des groupes et des personnes qui constituent l’objet de la recherche. Autrement dit, l’objet de la recherche est aussi un sujet, avec lequel vont se produire des échanges qui vont transformer le chercheur lui-même. Et le thème choisi par le chercheur n’est pas non plus décidé en toute neutralité : il est lié à des préoccupations, à des centres d’intérêt, à des motivations, à des passions, à des exigences qui entrent en ligne de compte dans ses choix et vont orienter son travail.
Mais ce défaut de distance, loin de constituer une défaillance par rapport à l’objet, est au contraire la condition même de l’approfondissement du travail : c’est cette accroche subjective qui va stimuler chez le chercheur la passion de l’objectivation, la volonté de comprendre.
Le psycho-sociologue allemand Wilhelm Dilthey, dans son Introduction aux sciences de l'esprit, paru en 1883, puis dans ses Études sur le fondement des sciences de l'esprit, publié en 1905, avait déjà montré, à l’encontre du mouvement positiviste qui ne cessait de prétendre à l’objectivation du monde, la distinction nécessaire entre « sciences de la nature » et « sciences de l’esprit » ; autrement dit entre un savoir dont l’objet d’étude était l’environnement naturel et un savoir dont l’objet d’étude était l’homme et l’environnement humain créé par un milieu culturel.
Et cette distinction, il l’établissait à partir de l’activité de connaissance elle-même. Le chercheur en sciences physiques tente d’expliquer un ordre de l’univers originellement indépendant de l’intervention humaine, et qui demeure privé de subjectivité , même lorsque l’activité humaine interfère sur l’ordre de l’environnement naturel. Le chercheur en sciences humaines, au contraire, va tenter de comprendre un ordre des relations sociales et de l’intersubjectivité dans lequel il est inclus en tant que personne, auquel il peut d’une manière ou d’une autre s’identifier, et dont il va essayer de saisir les interactions de l’intérieur. Cette opposition entre expliquer et comprendre se marque dans les deux préfixes : « ex » (« hors de » en latin) qui signifie la distance, et « cum » (« avec » en latin) qui signifie l’inclusion, la proximité.

2. L’équilibre à l’encontre de la neutralité

L’école sociologique de Chicago va organiser sur cette distinction le fondement scientifique de sa recherche : c’est précisément pour répondre aux exigences d’une authentique scientificité, qu’il faut assumer le point de vue à partir duquel on travaille. Prétendre à une position « neutre », c’est nécessairement adopter le point de vue dominant. Erwing Goffman va le montrer en publiant, en 1968, Asiles, après trois ans d’observation participante dans le lieu d’un établissement psychiatrique qu’il qualifiera d’ « institution totale » :

Décrire fidèlement la situation du malade, c’est nécessairement en proposer une vue partiale. Pour ma défense, je dirai qu’en cédant à cette partialité on rétablit au moins l’équilibre, puisque presque tous les ouvrages spécialisés relatifs aux malades mentaux présentent le point de vue du psychiatre qui est, socialement parlant, totalement opposé. (…) À la différence de certains malades, je suis arrivé à l’hôpital sans grand respect pour la psychiatrie, ni pour les organismes qui se satisfont de la manière dont elle est communément pratiquée.

Cette nécessité de rééquilibrer les rapports de pouvoir institutionnels fait partie, aux yeux de l’école de Chicago telle qu’elle s’est instaurée avec Goffman et Becker, des exigences de l’observation participante : on ne participe pas seulement à l’activité du groupe qu’on observe, on participe aussi de la réalité d’un corps social en acte, que le travail du chercheur lui-même contribue à constituer. La production sociologique, comme celle des sciences humaines en général, est donc dans son essence une production politique : elle entre dans la balance d’un équilibre des pouvoirs.
C’est ce que montre un petit ouvrage récent du philosophe Alain Deneault, établissant que le véritable équilibre ne consiste jamais dans la fadeur défaitiste d’un « juste milieu », mais au contraire dans la tension exprimée à l’encontre d’un rapport de forces abusif. Il écrit ainsi :

Il faut voir comment, dans les milieux de pouvoir, comme les parlements, les palais de justice, les institutions financières, les ministères, les salles de presse ou les laboratoires, des expressions telles que « mesures équilibrées », « juste milieu » ou « compromis » se sont érigées en notions fétiches. Tellement qu’on n’est plus à même de concevoir quelles positions éloignées de ce centre peuvent encore exister pour qu’on participe, justement, à cette proverbiale mise en équilibre. N’existe socialement d’emblée que la pensée à son stade pré-équilibré. Si sa gestation la prépare déjà dans les paramètres de la moyenne, c’est que l’esprit est structurellement neutralisé par une série de mots centristes, dont celui de « gouvernance », le plus insignifiant d’entre tous, est l’emblème.

Cet esprit « structurellement neutralisé », il le dénonce dans une large part du monde universitaire contemporain comme un effet de neutralisation de la recherche ; c'est-à-dire, de fait, de castration de la puissance de connaître.
Et cette neutralisation structurelle est à l’œuvre dans le culte du compromis dénoncé ici par Deneault. Lui-même, allant sur le terrain d’un travail d’investigation sur le rôle des compagnies minières canadiennes, européennes et occidentales en général en territoire africain, se verra assigné par l’une d’entre elles, Barrick Gold, à ce qu’on a pu qualifier de « procès-bâillon » : un procès intenté, par une compagnie surpuissante et surfinancée par ses propres abus et les effets de la corruption, à un chercheur isolé et précarisé qui avait eu le courage d’en dénoncer les agissements. Procès où il a été désigné par une cohorte d’avocats d’affaires à l’accusation et à la vindicte pour dénonciation calomnieuse. Au bout de trois ans de procédure, la vente de son ouvrage Noir Canada: Pillage, corruption et criminalité en Afrique, publié en 2008 a été interdite en 2011, en dépit d’un réel mouvement de protestation.
Et ensuite, c’est dans son propre milieu universitaire qu’il se retrouvera marginalisé, au motif même d’un défaut de neutralité académique qui l’empêchera, en dépit d’un travail intellectuel acharné et rigoureux, d’obtenir le poste de professeur qui aurait dû lui être attribué.
Il montrera, dans La Médiocratie, comment un certain nombre de financements universitaires sont eux-mêmes liés à des systèmes qui les apparentent aux circuits de la corruption financière et politique :

L’administration a fait perdre au régime de retraite de l’Université de Montréal (RRUM) 100 millions de dollars, en confiant ce montant à un gestionnaire des Îles Vierges britanniques. Directeur des placements de l’Université au moment des faits, entre 1998 et 2000, Germain Bourgeois a placé à cinq occasions des fonds de la caisse de retraite appartenant aux 10 000 employés de l’institution dans un fonds de couverture (hedge fund) des îles Vierges britanniques.

3. L’affectation de scientificité

De quelque biais qu’on le prenne, il est impossible, dans le domaine des sciences humaines plus encore que dans celui des sciences dites « exactes » (dont la biologie qui engage la recherche médicale) de prétendre à une objectivité qui signifierait le total détachement du savoir à l’égard des systèmes de pouvoir dans lesquels il s’inscrit. Tout savoir s’inscrit dans les systèmes institutionnels qui vont le valider, et provoqueront son accréditation dans la mesure où elle ne discréditera pas les corps constitués qui l’intègrent. Dans un passage célèbre de l’Introduction à la psychanalyse (parue en 1916), Freud montrait comment le pouvoir académique des sciences positives se déchaînait contre la théorie psychanalytique, avec la même violence qui avait caractérisé le pouvoir religieux de l’Inquisition dans les siècles précédents contre l’héliocentrisme, puis contre la théorie biologique de l’évolution :

D’où la levée générale de boucliers contre notre science, l’oubli de toutes les règles de politesse académique, le déchaînement d’une opposition qui secoue toutes les entraves d’une logique impartiale.

On devra donc intégrer ce fait très simple que tout pouvoir quel qu’il soit, et en dépit même des motifs légitimes qui ont permis de l’assurer, tend à se reproduire, c'est-à-dire à produire ce qui le conforte de préférence à ce qui le met en danger. Plus le pouvoir symbolique d’une institution scientifique est fort, mieux ses financements sont assurés, et plus un crédit économique vient conforter le crédit intellectuel dont elle bénéficie, assurant le financement de sa recherche.
Mais un crédit financier est aussi le fruit d’une décision politique. Et, dans cette mesure, le financement des établissements de recherche sera lui-même lié aux formes d’une double inféodation : celle qui les lie à leurs financeurs institutionnels et étatiques, et celle qui les lie à leurs financeurs privés et entrepreneuriaux. Dans la logique des systèmes de financement actuels, tels qu’ils ont été définis en Europe par les accords de Bologne et au plan intercontinental par les accords de Shanghaï, la logique entrepreneuriale du financement est étroitement liée aux logiques étatiques et supra-étatiques de l’ultra-libéralisme contemporain. Et dans cette mesure, sera souvent déclaré « scientifique », c'est-à-dire objectivable sans que la contestation soit possible, une orientation de recherche qui ne sera pas susceptible de remettre en cause un pouvoir établi.
C’est la raison pour laquelle les dossiers de financement seront si prudents dans la définition des axes de la recherche, si pusillanimes dans leur formulation, si « mesurés » dans le choix des mots, ou, pour reprendre la formule d’Alain Deneault, si respectueux de cette rhétorique du « compromis ». Cette mesure dans les mots ne correspond nullement à une exigence d’équilibre, mais à un désir de conformité aux normes en usage dans le monde technocratique de la « gouvernance ». Mais elle s’accompagne de ce que Freud appelait le déchaînement d’une opposition qui secoue toutes les entraves d’une logique impartiale, dès qu’une orientation de recherche semble contrevenir aux intérêts de cette gouvernance.
C’est ce dévoiement de l’exigence de mesure, non dans le sens d’une authentique rationalité, mais dans celui de l’inféodation aux puissances qui dispensent le financement, que j’ai choisi d’appeler « affectation de scientificité ». Il s’agit de feindre la rationalité dans une valorisation de la « juste mesure » qui est en réalité la forme la plus redoutable de partialité : celle de la soumission.

Giulio Regeni, juste avant sa mort, venait, depuis le Caire où il menait le travail de terrain de sa recherche, d’envoyer au quotidien italien Il Manifesto un texte. Celui-ci est paru quatre jours après qu’on ait retrouvé son corps. L’article s’intitule « En Egypte, la deuxième vie des syndicats indépendants ». Il s’achève sur l’annonce d’une « nouvelle vague de grèves ». En voici les dernières lignes :

Ces grèves sont pour l’essentiel sans liens entre elles, et en grande partie sans liens avec le monde du syndicalisme indépendant qui s’est réuni au Caire. Mais elles représentent en tout cas une réalité très significative, pour au moins deux motifs. D’un côté, quoique de manière nullement explicite, elles contestent le cœur de la transformation néo-libérale du pays, qui a subi une profonde accélération à partir de 2004, et que les révoltes populaires qui ont explosé en janvier 2011 sur le slogan « Pain, Liberté, Justice sociale », n’ont pas réussi à entamer substantiellement. L’autre aspect est que dans un contexte autoritaire et répressif comme celui de l’Egypte de l’ex-général al-Sissi, le simple fait qu’il y ait des initiatives populaires spontanées qui rompent le mur de la peur représente en soi une importante poussée en faveur du changement.
Défier l’état d’urgence et les appels à la stabilité et à la paix sociale justifiés par la « guerre au terrorisme », signifie aujourd’hui, quoi qu’indirectement, remettre en cause dans son fondement la rhétorique sur laquelle le régime justifie son existence même et la répression de la société civile.

Il ne sera pas nécessaire, pour nous tous qui vivons en ce moment sous un décret d’état d’urgence largement contesté, d’insister sur les dernières lignes de cet appel, et la manière dont son courage ne résonne pas seulement avec la situation égyptienne, mais avec une analyse plus générale de ce que peut signifier une accréditation des abus de l’état d’urgence par l’objectivation de la « guerre au terrorisme ». Celle dont un chercheur, refusant les faux-semblants de l’affectation de scientificité, peut se retrouver victime. Là-bas sous la forme de l’ultra-violence ; ici, sous les formes plus euphémisées de la mise à l’écart et de la précarisation.