RÉTRIBUER ou HONORER


Pratques n°39, « Comment payer ceux qui nous soignent ? », 4ème trimestre 2007

Le corps humain ne peut pas être une marchandise, et la santé n'a pas de prix. A l'aune de ces deux affirmations, il devrait être impossible d'accorder une valeur financière au soin, et l'exercice de la médecine ne saurait être que celui d'une abnégation. C'est ainsi que l'envisage Jacques Jouanna dans le chapitre de l' Histoire de la pensée médicale en Occident consacré à Hippocrate :
"Le médecin sait que le drame reste celui du malade en proie à sa maladie, et que lui, le médecin, ne peut qu'apporter une aide. Comment le fera-t-il ? Par son savoir sans doute, mais aussi par son dévouement plein d'abnégation." (1)
Drame, aide, dévouement, c'est exclusivement en termes émotionnels qu'est évoqué ici le problème de la maladie, dans le recueillement du "colloque singulier" entre médecin et malade. Tout au plus pourra-t-il y avoir, de l'un à l'autre, rétribution par honoraire, comme une reconnaissance généreuse de l'art médical par le patient qui en est tributaire.
Mais actuellement, la représentation du "colloque singulier" paraît, dans une très large mesure et dans de nombreux cas, avoir volé en éclat sous les coups de boutoir d'une omniprésence technologique, et le médecin, à bien des égards, ne sert plus que d'interface entre les complexités d'un système de santé et la réalité d'un patient. Pourtant, demeure, comme une séquelle, cette pratique de la rétribution par "honoraires". Et la pratique contemporaine du paiement à l'acte ne fait que la reconduire, comme si elle garantissait paradoxalement que perdure, à la façon d'un spectre, la fiction d'une relation duelle.
Ce sont les enjeux de cette fiction qu'on voudrait examiner, parce qu'ils interrogent la représentation que le médecin lui-même se fait de son travail.

1. Un décalage troublant

Dans le premier chapitre d'un ouvrage paru en 2002, Martine Bungener et Isabelle Baszanger, à partir de divers sondages parus dans la revue Le Généraliste, faisaient état d'un décalage troublant entre les réalités de l'exercice médical et les représentations qu'une majorité de médecins se font de leur profession comme essentiellement libérale :
"On peut s'étonner que les médecins généralistes n'évoquent jamais le fait que la profession médicale dans son ensemble bénéficie d'un marché captif, financé collectivement par les cotisations obligatoires d'assurance-maladie, et donc d'une clientèle solvable - ce dont bien sûr les professions libérales hors secteur de la santé ne bénéficient pas." (2)
L'ouvrage montrait ainsi précisément la multiplicité des médiations dont la rétribution médicale est le lieu. Dans une période où les coûts des soins sont liés aux coûts de développements technologiques de plus en plus complexes, la notion duelle d' "honoraires" est une fiction, parce que le rapport médecin-patient est financièrement tributaire d'un contexte économique qui le dépasse, mais qui le conditionne intégralement, et dont les systèmes de remboursement, étatiques ou privés, sont la clé.

2. L'apparition de la double moralité au XIXème siècle

Si l'on examine maintenant, dans le dictionnaire Robert, la notion de professions libérales, telle qu'elle s'établit en 1845, sous la France embourgeoisée de Louis-Philippe, on trouve la définition suivante :
"Professions libérales : de caractère intellectuel (architecte, avocat, médecin, etc.), que l'on exerce librement ou sous le seul contrôle d'une organisation professionnelle."
L'exercice libéral désigne ainsi une forme de notabilité sociale, telle que Balzac ou Flaubert en dresseront le portrait à travers la France du XIXème siècle. Cette notabilité place les professions bourgeoises hors de tout contrôle hiérarchique ou étatique, et pour cela même les inscrit dans un système de corporation qui défend leurs intérêts professionnels face à la puissance de l'Etat.
Dans Le Système totalitaire, Hannah Arendt analyse de façon implacable la "double moralité" à laquelle est ainsi conduite la bourgeoisie libérale qui se fonde au milieu du XIXème siècle, dévoyant les revendications politiques de la révolution française liées à l'exigence de citoyenneté, en les intégrant dans un système de recherche du profit :
"La distinction entre vie privée et vie publique ou sociale n'avait rien à avoir avec la séparation justifiée entre les sphères personnelle et publique, elle était plutôt le reflet psychologique de la lutte entre le bourgeois et le citoyen au XIXème siècle, entre l'homme qui jugeait et utilisait toutes les institutions publiques à l'aune de ses intérêts privés, et le citoyen responsable qui se préoccupait des affaires publiques comme étant les affaires de tous." (3)
Ce "bimoralisme" analysé par Arendt peut s'appliquer mot pour mot à la position du médecin notable, "utilisant les institutions publiques à l'aune de ses intérêts privés". Or c'est cette position qui semble faire l'objet d'une véritable nostalgie dans les représentations médicales contemporaines, dont Baszanger et Bungener décrivent l'aveuglement corporatiste face à la réalité actuelle du contexte socio-économique. Si l'on définit en effet comme "libérale" une position libérée des contraintes étatiques, alors il est clair qu'une profession, dont l'exercice dépend des complexités d'un système de remboursement national, ne peut en aucun cas se présenter comme libérale. C'est en ce sens que les auteurs opposent en particulier les professions médicales aux professions juridiques.
Le maintien de la rétribution par "honoraires" est lié à cette revendication dix-neuviémiste de pouvoir et de notabilité, qui pousse le médecin ou le pharmacien à embrasser assez systématiquement ce qu'on appelle une "carrière politique", à s'intégrer à la caste dirigeante, par ce bimoralisme qui tend à confondre responsabilité politique et défense des intérêts privés. C'est pourquoi les auteurs peuvent ajouter :
"Les généralistes demandent beaucoup aux pouvoirs publics pour assurer le maintien de leur niveau de vie et la pérennité du système de santé, tout en continuant à revendiquer les privilèges associés au caractère libéral de leur profession." (4)

3. Les impasses du corporatisme médical

Sont ici pointées les impasses du corporatisme médical, qui érige le bimoralisme dénoncé par Arendt en système de revendication catégorielle. La médecine devient ainsi le lieu même du conflit d'intérêt qui structure la bourgeoisie libérale : faire de l'institution publique la garante du jeu des intérêts privés, sans souci du collectif. C'est évidemment de la même logique que relève ce qui, loin d'être une survivance dans le système hospitalier, en est au contraire l'une des institutions : le service privé, parasite paisiblement lové, en toute impunité, au sein de l'hôpital public.
Il ne s'agit pas ici seulement d'un système de médecine à deux vitesses, mais d'un véritable parasitage des investissements publics par la privatisation d'une sorte de retour sur non-investissement.
C'est enfin de cette logique que relève la pratique ahurissante du "dépassement d'honoraires", qui rend les exceptions plus nombreuses que la règle, et produit de ce fait une organisation aussi injuste que livrée à l'aléatoire. On est alors évidemment au plus loin de la mystique de l' "abnégation". Mais cette mystique déréalisante, loin de proposer une sorte d'idéal de désintéressement comme finalité de l'exercice médical, conduit au contraire, par son irréalisme même, à en rendre indifférenciés tous les abus, parce qu'elle fait obstacle à une analyse efficace et authentique des conditions réelles de l'exercice médical.
Il n'y a aucune raison d'exiger du médecin la moindre abnégation, mais on doit au contraire lui reconnaître la légitimité d'une rétribution équitable. Et c'est pour cette raison même qu'on est en droit de dénoncer les rémunérations abusives dont il peut être l'objet.

4. Les obstacles à la transparence

On peut affirmer que ces abus relèvent, qu'ils soient ou non officialisés, d'un régime de corruption. La corruption n'est en effet rien d'autre q'une rupture introduite au sein de la communauté sociale, un régime d'exception ouverte ou larvée qui opacifie les rapports économiques et trouble l'ordre de la représentation collective. Et c'est bien de ce trouble que participe la privatisation larvée de l'espace public. Mais en outre, ils introduisent dans l'esprit du public une sorte de normalité de la non-transparence, un caractère ordinaire et acceptable du dessous de table, qui ne cesse de circuler, tout autant clandestin que de notoriété publique, dans tous les rouages de l'espace médico-hospitalier.
Si l'exercice de la médecine est un art (au sens où il exige une réelle plasticité mentale), la profession médicale est un métier qui, comme tel, mérite salaire. Un métier qui ne peut s'exercer efficacement que dans la transparence d'un échange plutôt que dans l'opacité d'un rackett. Mais aussi dans la continuité d'un suivi, plutôt que dans les ruptures successives d'une série d' "actes".
C'est pourquoi on peut aussi en tout point opposer une politique du forfait à une politique de l'acte : le forfait intègre cette continuité réelle de l'exercice médical, qui pourrait seule actualiser et rendre possibles les conditions d'une relation duelle entre médecin et patient, et offrir ainsi une place non pas à la fiction du "colloque singulier", mais à la réalité d'un échange contextualisé. De la même manière, une politique du réseau, intègrant la nécessité réaliste de la continuité des prises en charge et des soins par les différents acteurs de la santé, favoriserait pour le patient la possibilité de se sentir intégré dans un tissu de relations humaines autant que professionnelles. Et c'est ce que revendiquent, en particulier par la voix du SMG, un certain nombre de médecins qui dénoncent les corporatismes archaïques de leur institution au nom d'une position authentiquement sociale.

La médecine française n'a cessé, depuis le XIXème siècle, de s'aveugler sur sa place véritable, qui est l'interface qu'elle occupe entre les vastes systèmes de profit financier que sont les laboratoires et les compagnies d'assurances, et les exigences d'un espace public démocratique qui est celui du droit à la santé. Cet interface n'est pas seulement un espace intermédiaire, mais un véritable lieu de conflits, et c'est de ces conflits qu'un Etat représentatif d'une société civile devrait se faire arbître. L'Ordre des médecins, par ses nostalgies corporatistes de notabilité, a depuis longtemps basculé du côté d'une soumission sans condition aux pressions des groupes pharmaceutiques et des assureurs. Et, face à un Etat qui ne joue plus son rôle de contre-poids, mais devient au contraire, par la droitisation de ses dirigeants, le représentant privilégié des puissances industrielles, la rémunération des médecins, au regard de la diversité sociale et économique des patients, est devenue un véritable enjeu de santé publique.
Dans tous les cas, selon la formule de Virchow défendant en Allemagne en 1848, dans la période même de l'irruption de l'exercice libéral français, le concept de santé publique :
"La formation médicale n'est pas faite pour offrir à des individus une solution pour gagner leur vie, mais pour rendre possible la sauvegarde de la santé des gens." (5)
Dans un milieu médical français corporativement formaté par l'Ordre qui le représente, une telle affirmation ne relève toujours pas de l'évidence, mais de l'exigence éthique la plus difficile à imposer.

Notes:
1. Dir. Mirko D. Grmek, Histoire de la pensée médicale en Occident, t.1, Seuil, 1995, p.97
2. Dir. Isabelle Baszanger, Martine Bungener et Anne Paillet, Quelle médecine voulons-nous ?, ed. La Dispute, 2002, p.32
3. Hannah Arendt, Le Système totalitaire, Seuil, 1972, p.62-63
4. op.cit., p.32
5. in Histoire de la pensée médicale en Occident, t.3, p.311

© Christiane Vollaire