Résister aux finalités de l’organisation du travail


Pour la Journée d’études Le Travail réticent. ENS Lyon
Jeudi 31 mai 2018
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La réticence définit originellement un retrait, une réserve, un mouvement de recul par rapport à un ordre donné. Elle signifie d’emblée une dynamique marginale, difficile à assumer, en opposition à une force majoritaire à laquelle elle contrevient.
On cherchera ici non pas ce qui motive affectivement un tel retrait, mais bien plutôt ce qui le légitime, le fonde, manifeste sa profonde rationalité, et lui donne par là son sens politique. Paul Lafargue écrivait en 1883, dans Le Droit à la paresse :
Une étrange folie possède les classes ouvrières des nations où règne la civilisation capitaliste. Cette folie trame à sa suite des misères individuelles et sociales qui, depuis deux siècles, torturent la triste humanité. Cette folie est l'amour du travail, la passion moribonde du travail, poussée jusqu'à l'épuisement des forces vitales de l'individu et de sa progéniture.
Jules César montrait déjà, dans La Guerre des Gaules, que les guerres de conquête avaient pour finalité essentielle de conquérir non pas des territoires, mais des esclaves, c'est-à-dire d’abord une force de travail. On voudrait donc développer l’idée que ce qui fonde la réticence - et lui donne son poids de réflexivité - est qu’elle contrevient non pas à une logique économique de production, mais à une volonté politique de domination. Dans tous ces contextes, ce n’est évidemment pas l’activité de travail elle-même qui suscite la réticence, mais au contraire la manière dont cette capacité humaine vitale est pervertie par les configurations de son exploitation, de ses formes antiques aux formes les plus contemporaines et euphémisées de la « gestion des ressources humaines ». La réticence est en ce sens non pas une attitude réactive, mais l’expression même de l’activité vitale.

1.

La réticence est d’abord, dans son origine étymologique, une rétention des mots : on retient ce qui ne peut (ou plutôt ne doit) pas être dit : c’est, selon la définition du dictionnaire culturel, « l’omission volontaire d’une chose qu’on devrait normalement dire », engageant une dissimulation ou un sous-entendu. On retient ce qui ne doit pas être lâché. Elle suppose donc d’emblée la conscience de ce qui est dicible, licite, mais elle fusionne du même coup l’illicite et le vrai, se confrontant à l’arbitraire du discours, par rapport auquel elle constitue une double position : celle d’un non-dit, qui n’est pas pour autant un impensé. Ou celle d’une pensée d’autant plus puissante qu’elle doit renoncer à se dire.
Une tension s’instaure ainsi entre intérieur et extérieur, dans laquelle la censure affectant la parole publique n’affecte pourtant en rien la force de la conviction privée. Ce que manifeste fondamentalement la réticence, c’est donc un rapport privé / public conscient de ce qui peut être dit et de ce qui ne peut pas l’être, et tout aussi conscient que la vérité est précisément dans ce qui doit être tu. Et cette force de retenue du vrai atteste de l’illégitimité d’une convention de silence : on se tait parce qu’un rapport de forces extérieur interdit et inhibe la production du vrai. Le silence est donc ce qui intègre le rapport de pouvoir et s’impose de le reconnaître, sans pour autant le respecter. Et quelque chose de la force de rétention manifeste précisément que la puissance qui fait taire n’est pas pleinement respectable.
En ce sens, être réticent est bel et bien un acte de contestation, dans lequel la dynamique antagoniste du retrait affecte celle de l’effectuation de l’acte, dans le temps même où il est effectué. Dans le cas du travail, l’acte est bel et bien accompli, mais de telle façon qu’il perd sa valeur symbolique d’intégration dans la norme sociale, et se charge d’un poids oppositionnel. La conviction soustraite à la « praxis » introduit une ironie, une distance qui désagrège le consensus social.
Or ce qui est précisément en cause est ce consensus, qui est tout sauf l’expression de ce que Rousseau appelait, dans Le Contrat social, la « volonté générale ». Le consensus construit autour du travail semble ainsi avoir pour fonction principale de masquer les clivages réels qui s’organisent autour de la question du travail. La réticence n’est donc nullement ici une rétivité à l’activité de travail, mais bien plutôt une résistance aux finalités qui lui sont assignées dans une organisation sociale où cette activité est instrumentalisée par une catégorie sociale minoritaire au détriment de catégories majoritaires.

Dans Les Métamorphoses du travail, publié en 1988, André Gorz en identifie l’origine dans les débuts de l’industrialisation :

La répugnance des ouvriers à fournir jour après jour une journée de travail entière fut la cause principale de la faillite des premières fabriques. La bourgeoisie imputait cette répugnance à la « paresse » et à l’ « indolence ». Elle ne voyait d’autre moyen d’en venir à bout que de payer des salaires si faibles qu’il fallût peiner une bonne dizaine d’heures par jour tout au long de la semaine pour gagner sa subsistance.

Il est question ici du moment, décrit par Max Weber dans L’Éthique protestant et l’esprit du capitalisme, où l’on passe d’une économie dans laquelle le riche acheteur se déplace sur les lieux de travail des producteurs pour leur acheter leur marchandise aux fins de sa consommation, à une économie où ce même acheteur réunit les producteurs sur le lieu unique de sa fabrique pour les transformer en ouvriers à son service. Il devient alors lui-même le producteur dont les artisans, devenus ouvriers, ne sont plus dès lors que les exécutants. Ce moment signe précisément la naissance du capitalisme industriel, qui n’est pas industriel seulement par l’apparition de nouvelles procédures techniques, mais d’abord par la mise en œuvre de rapports d’inféodation nouveaux.

2.

Or le premier effet de ces nouveaux rapports est « la répugnance » qu’ils suscitent au travail. Le moment où l’acteur du travail en devient seulement l’agent est celui de l’hétéronomie. Ce qui est en jeu dans le fait de fournir jour après jour une journée de travail entière, ce n’est pas seulement l’extension du temps de travail, mais le fait d’être assigné à une tâche dont on n’est désormais plus que l’exécutant. Et dans cette configuration, c’est la mesure du temps qui détermine la valeur de la tâche. L’extension du temps de travail est donc corrélative de son aliénation. L’activité laborieuse n’est plus évaluée par la finalité de l’objet à produire, mais par la mesure du temps passé à le produire, et l’hétéronomie s’accompagne ainsi d’une mutation du sens de la production. Ou plutôt, d’une véritable perte de sens. Et cette conviction de l’égarement et de la désorientation participe de la « répugnance » au travail.
Mais ce qui nous intéresse aussi est le double regard porté sur cette répugnance, en termes de jugement moral et en termes de conséquence salariale. D’une part en effet, La bourgeoisie imputait cette répugnance à la « paresse » et à l’ « indolence ». Autrement dit, celui qui est désormais assigné à servir est, de ce fait même, discrédité et moralement dévalorisé. Et les motifs de sa résistance ne sont pas même examinés : ils sont, a priori, délégitimés. Lui-même est ainsi essentialisé, dans un trait de caractère qui lui est attribué comme définition de son identité : la paresse. Mais en outre, cette dévalorisation morale va servir de motif à sa dévaluation économique. Les premiers essais de cette économie de la fabrique ont abouti, comme une sorte d’expérience négative, à la faillite de ces entrepreneurs pionniers. La conséquence qu’ils en tireront n’est nullement la remise en question du modèle hétéronomique, mais au contraire son accentuation par l’accroissement de l’exploitation. Et puisque la plus-value est indexée sur la diminution de la masse salariale, la réduction du sens du travail à sa mesure monétaire ira de pair non pas avec une augmentation du temps de travail, mais avec une diminution de sa rétribution.
L’incitation au travail, qui ne se fait que sur le motif quantitatif de la rétribution, opère ainsi de façon invasive, au détriment du temps de vie. Et elle réduit le travailleur à la survie. Une répugnance légitime suscite donc, en réaction, non la volonté de donner goût au travail, mais au contraire la décision de plonger le producteur devenu ouvrier dans un double dégoût : non seulement dégoût de son activité, mais dégoût de soi-même comme réduit au temps invasif de cette activité. Et ce dégoût de soi-même entre bien évidemment dans les conditions de l’aliénation. Car la massivité de cet effet psychologique en fait un véritable facteur de domination politique. Gorz l’écrit :

L’activité productive était coupée de son sens. Elle cessait de faire partie de la vie pour devenir le moyen de « gagner sa vie ». Le temps de travail et le temps de vivre étaient disjoints ; le travail, ses outils, ses produits, acquéraient une réalité séparée de celle du travailleur et relevaient de décisions étrangères.

Très clairement, la réticence, traduite ici en termes de répugnance et de dégoût, est un signal d’appel, un symptôme de la pathologie d’une organisation hétéronomique. Elle devrait donc faire signe, dès le début, de l’inanité même de ce projet et de la nécessité d’en revoir les présupposés. Or c’est le contraire qui se produit : les présupposés en sont intégralement maintenus, et les modalités de mise en œuvre aggravées.

3.

Ce qui n’est pas reconnu dans la réticence, c’est qu’elle désigne une inadéquation non pas des réticents, mais au contraire de l’organisation même du travail, aux exigences de la socialisation, que la réticence au contraire vise à défendre et à promouvoir. Et cette inadéquation est non seulement contre-nature, mais parfaitement irrationnelle, puisqu’elle oppose l’organisation du travail aux finalités mêmes de la socialisation. L’hétéronomie est par définition asociale, parce qu’elle établit un clivage fondamental au sein de l’agencement collectif. C’est pourquoi cette question de l’exploitation du travail sera réexaminée, d’un point de vue anthropologique, par Pierre Clastres, publiant en 1974 La Société contre l’État :

La relation politique de pouvoir précède et fonde la relation économique d’exploitation. Avant d’être économique, l’aliénation est politique, le pouvoir est avant le travail, l’économique est une dérive du politique ; l’émergence de l’État détermine l’apparition des classes.

De ce point de vue, l’analyse de Clastres inverse la proposition de l’analyse marxiste. Aux yeux de Clastres, l’État ne se construit pas sur l’infrastructure inégalitaire des rapports de production économique qui génèreraient par voie de conséquence la domination politique. Tout au contraire, l’État se produit comme effet d’une volonté de domination, dont l’inégalité des rapports économiques est la conséquence. L’opération de hiérachisation est la véritable finalité de l’institution étatique, et c’est en ce sens que l’institution de l’État contrevient à l’idée même de société : introduire la hiérarchie, c’est non pas assurer la cohésion d’un corps social par son unification, mais au contraire la faire voler en éclats. Et l’opération qui prétend empêcher la guerre civile par la reconnaissance d’un pouvoir commun, est au contraire celle-là même qui, introduisant la différence et le surplomb, vient briser les liens originels de solidarité qui donnent sens à l’idée de société.
Cette mise en évidence du double langage des systèmes de gouvernementalité fait surgir l’injonction paradoxale du travail : c’est parce que la division du travail produit de la partition en prétendant produire de l’échange, parce qu’elle vise l’inégalité en prétendant générer la réciprocité, qu’elle saisit le sujet dans le double bind d’une assignation au commun qui ne produit pas de communauté. La rétention de l’effort exigé en vue de l’action est donc paradoxalement pour le sujet la condition même de sa puissance d’agir. L’analyse en était donnée par Frantz Fanon, écrivant Les Damnés de la terre en 1961 :
La paresse du colonisé, c’est le sabotage conscient de la machine coloniale. (…) La résistance des forêts et des marécages à la pénétration étrangère est l’alliée naturelle du colonisé.
Dans ce paradigme de l’aliénation qu’est le dispositif colonial, où le travail forcé a pris le relais de l’esclavage, toute la rhétorique de la mise en valeur du territoire, qui est la légitimation même de l’activité laborieuse en tant que travail productif, a pour finalité réelle la négation des hommes qui peuplent précisément ce territoire. Et comme le refus du travail est puni de mort, seule la réticence, manifestée dans ce qui est décrié comme paresse, peut mettre en place les fondements d’une attitude oppositionnelle à l’injonction de négation de soi.

4.

Dans L’An V de la Révolution algérienne, publié en 1959, Fanon applique la même analyse au comportement du colonisé face à la médecine coloniale :

La science médicale occidentale, introduite en Algérie en même temps que le racisme et l’humiliation, a toujours, en tant que partie du système oppressif, provoqué chez l’autochtone une attitude ambivalente.

L’ambivalence décrite ici est exactement liée au même type d’injonction paradoxale qui caractérise la réticence au travail : percevoir, sous l’intention affichée de soigner, la finalité réelle de dominer, est du même ordre que désigner, sous l’intention affichée de mis en valeur du territoire, la finalité réelle de la négaton des sujets. D’où les incohérences apparentes et les irrégularités observées dans le respect des prescriptions :

Mauvais consultant, le colonisé algérien va se révéler un piètre malade. Irrégularité dans la prise du médicament, erreur dans les doses ou dans les modes d’administration, incapacité d’apprécier l’importance de visites médicales périodiques, attitude paradoxale, frivole, à l’égard du régime alimentaire prescrit, telles sont les particularités les plus frappantes et les plus communes constatées par le médecin colonisateur.
Pour une grande partie des colonisés, le médecin autochtone est assimilé au policier autochtone, au caïd, au notable.

L’attitude « frivole » à l’égard du régime alimentaire est ici analogue de l’attitude « paresseuse » à l’égard du travail. Et les qualificatifs méprisants, infantilisants, qui sont attribués au travailleur comme au patient en situation coloniale, attestent précisément de la réelle position de surplomb de celui qui les attribue et du discrédit fondamental jeté sur la légitimité du colonisé à exercer sa réticence comme une sorte de droit de retrait. Spinoza en donnait déjà les éléments en écrivant le Traité théologico-politique :

Si la fin de l'action n'est pas l'utilité de l'agent lui-même, mais de celui qui la commande, alors l'agent est un esclave, inutile à lui-même.

C’est précisément par l’hétéronomie que Spinoza définit ici la position de l’esclave, condamné à poursuivre une finalité qui lui est étrangère et s’oppose clairement à son propre intérêt. Et c’est cette hétéronomie qui suscite la « paresse » du colonisé, comme réticence au travail. Or c’est par l’hétéronomie que Gorz définit, à la suite de l’analyse historique de Weber, l’origine proprement dite du capitalisme :

L’activité productive était coupée de son sens. Elle cessait de faire partie de la vie pour devenir le moyen de « gagner sa vie ». Le temps de travail et le temps de vivre étaient disjoints ; le travail, ses outils, ses produits, acquéraient une réalité séparée de celle du travailleur et relevaient de décisions étrangères.

Et cette hétéronomie donne lieu à une série de disjonctions : une activité productive coupée de son sens, un temps de travail disjoint du temps de vivre, des produits acquérant une réalité séparée de celle du travailleur. La rupture introduite au sein des solidarités sociales produit ainsi une triple rupture : au sein de l’activité, au sein de la temporalité, au sein de l’effet productif. Ce qui surgit de l’hétéronomie, c’est un monde non pas « harmoniquement » hiérarchisé, mais véritablement désarticulé. Et la désolidarisation génère un processus morbide de décomposition.
Ce processus de dégénérescence morbide, lié à la discrimination qui fonde l’organisation du travail, a pour conséquence à la période contemporaine une montée en puissance de la notion de « service », dont Gorz va analyser les effets :

Le développement des services personnels n’est donc possible que dans un contexte d’inégalité sociale croissante, où une partie de la population accapare les activités bien rémunérées et contraint une autre partie au rôle de serviteur. On peut y voir une sus-africanisation de la société, c'est-à-dire une réalisation du modèle colonial au sein même des métropoles.

Le terme de « sud-africanisation de la société » revient à plusieurs reprises sous la plume de Gorz. Il signifie clairement l’usage de l’expérience coloniale comme laboratoire des conceptions contemporaines du travail. Mais de ce fait la réticence au travail du colonisé deviendra elle-même le paradigme des sujets de la massification des « ressources humaines ». Et le travail identifié comme instrument d’asservissement affectera l’ensemble de ce qu’on appelle « secteur tertiaire », découplé de la production économique, comme offre de « service à la personne ». Gorz ajoute :

« Donner du travail à faire », « créer de l’emploi », tel est le but de la nouvelle anti-économie tertiaire. (…)
Leur travail est notre plaisir, notre plaisir leur « donne du travail » que nous consommons directement ; c’est le propre (nous l’avons vu à propos de la prostitution) du travail servile.

L’industrie du tourisme devient alors elle-même la plaque tournante de cette montée en puissance de la servilité :

Cette dernière option aurait pour effet un modèle de vie dominant, (proposé par l’industrie culturelle et les marchands de loisir à l’intention des 20% les plus riches et à l’envie de tous les autres) où seules restent, d’un côté les activités qui ont l’argent pour but et, de l’autre, celles qui (jeux, spectacles, tourisme, thérapies, sports à équipement onéreux, etc.) ont l’argent pour moyen nécessaire.

5.

La réticence ne traduit ainsi rien d’autre que l’exercice partiel d’un droit de retrait, fondé sur un véritable principe de prudence, ou, pour le dire dans les termes que Hans Jonas applique à la technique, de « précaution », face aux violences fondatrices de l’organisation du travail. C’est un regard critique porté sur les origines mêmes de cette organisation, ses finalités profondes et sa logique structurelle. En ce sens, s’il s’exerce de façon individuelle, la constance de sa présence, derrière la variabilité de ses manifestations, en éclaire bien le sens profondément collectif. Et le droit de grève en est au final l’expression la plus aboutie. On le comprend à l’interprétation que donne la philosophe Simone Weil, en 1936, de son expérience de la grève, en tant qu’ouvrière, aux usines Alsthom, dans l’article intitulé « la vie et la grève des ouvriers métallos » :

Enfin on respire ! C’est la grève chez les métallos. Le public qui voit tout ça de loin ne comprend guère. Qu’est-ce que c’est ? Un mouvement révolutionnaire ? Mais tout est calme. Un mouvement revendicatif ? Mais pourquoi si profond, si général, si fort et si soudain ? Quand on a certaines images enfoncées dans l’esprit, dans le cœur, dans la chair elle-même, on comprend. On comprend tout de suite. Je n’ai qu’à laisser affluer les souvenirs. (…) Me voici sur une machine. Compter cinquante pièces (…) Je ne vais pas assez vite. La fatigue se fait déjà sentir. Il faut forcer.

Cette respiration coïncide avec le moment où la réticence quitte son statut apparent de négativité individuelle pour accéder à celui d’affirmation collective. Et ce moment précisément libère un souffle jusque là retenu jusqu’à l’étouffement. La grève donne une sorte de souffle épique à ce qui jusque là s’était retenu dans une sorte de suspension de soi. Elle libère, par l’action collective qui se substitue à l’activité contrainte, l’énergie contenue dans la puissance de rétention. Et, de ce fait, pour le dire en termes spinozistes, elle renforce, en tant qu’affect joyeux, la puissance vitale du « conatus », de cet effort de tout être pour persévérer dans l’être, dont la résistance aux finalités de l’organisation du travail est une manifestation.
Elle écrivait la même année, dans une lettre adressée à l’ingénieur qui l’avait fait engager :

J’appelle humaine toute discipline qui fait appel dans une large mesure à la bonne volonté, à l’énergie et à l’intelligence de celui qui obéit. Je suis entrée à l’usine avec une bonne volonté ridicule, et je me suis aperçue assez vite que rien n’était plus déplacé. On ne faisait appel en moi qu’à ce qu’on pouvait obtenir par la contrainte la plus brutale.

Nietzsche, écrivant Aurore en 1880, avait parfaitement perçu dans l’organisation du travail la brutalité de cette contrainte d’un idéal ascétique imposé à la volonté de puissance individuelle :

Dans la glorification du « travail », dans les infatigables discours sur la « bénédiction du travail », je vois la même arrière-pensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles à tous : à savoir la peur de tout ce qui est individuel. Au fond on sent aujourd’hui, à la vue du travail – on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au soir – qu’un tel travail constitue la meilleure des polices, qu’il tient chacun en bride et s’entend à entraver puissamment le développement de la pensée, des désirs, du goût de l’indépendance. Car il consume une extraordinaire qualité de force nerveuse et la soustrait à la réflexion, à la méditation, à la rêverie, aux soucis, à l’amour et à la haine, il présente constamment à la vue un but mesquin.

En 2017, en Grèce, lors d’un entretien, Makis Anagnostou, un travailleur de l’usine Viome de Thessalonique, abandonnée par ses dirigeants et réappropriée par les ouvriers, me le dira dans les termes d’une extension progressive des phénomènes de solidarité, autour de la réappropriation. La réticence individuelle y est devenue une véritable source d’énergie collective. Et ce collectif-là est non plus, comme le collectif entrepreneurial, un obstacle à la volonté de puissance, mais la condition même de son déploiement, où la résistance a muté dans les formes réticulaires de la solidarité :

Je travaille ici depuis 1998. Jusqu’en 2007, c’était très directif. Après 2007, on a senti quelque chose qui n’allait pas bien. Il y avait des éléments qui donnaient à penser qu’il y avait un problème. Je travaillais à la production de colle. L’union syndicale a été créée en 2006, sous le nom de VIOME : dans la phase où nous étions le plus nombreux, on était quarante-deux. Après que l’usine ait fermé, la plupart des gens sont venus pour faire partie de l’union syndicale. Ils dormaient ici.
Il y a une loi en Grèce, où la compagnie a le droit légal de garder les machines. On avait donc le droit d’occuper l’usine. Et on a décidé de ne pas stopper la production. Ça a commencé avec le comité solidaire de Thessalonique et les organisations politiques. Et aussi avec un regroupement européen et l’union syndicale. De telle sorte qu’on peut produire.
Le second aspect est de participer beaucoup au mouvement en Grèce sans intermédiaire. On participe beaucoup dans chaque ville de Grèce où le marché prend place. Depuis un an et demi, on a une boutique en ligne. Des antennes pour les produits, avec trois employés. C’est la manière dont on distribue la production.

Nikos, ingénieur chimiste de l’usine, dit autrement cette énergie collective de l’autogestion, qui, mettant fin à l’hétéronomie, déploie une force de travail collective libérée de sa réticence, dans le temps même où elle s’affronte au pouvoir politique, et à partir de cet affrontement :

Je travaille ici depuis septembre 2016. J’étais dans le comité de solidarité à Thessalonique. Je connaissais VIOME et j’étais très positif sur ce projet. J’étais sans emploi depuis plusieurs années après mes études universitaires. Il fallait que je choisisse si j’allais chercher un travail sur Thessalonique. Dans la chimie, il n’y a pas beaucoup d’emplois, donc je devais choisir si je voulais travailler soit dans une compagnie de télécom et mobiles, qui est le principal travail qu’on trouve facilement à Thessalonique. Après trois ans sans emploi, j’ai vu que VIOME cherchait un ingénieur et j’ai tout de suite décidé de venir ici. Et je ne le regrette pas : j’ai été très bien accepté ici. L’assemblée du matin m’a rendu les choses très faciles, elle m’a permis de m’engager et d’être intégré : d’être une partie de la famille. Car les relations dans l’usine sont comme familiales : on est très près les uns des autres.

6.

La logique de la solidarité, dans sa parfaite exigence d’efficacité collective, vient ici soutenir ce qu’on pourrait appeler une logique de la vitalité. Et aucune des deux ne contrevient à une authentique exigence de rationalité. Car la rationalité économique ne saurait se réduire au fanatisme gestionnaire de la « rentabilité », qui s’oppose manifestement aux exigences même de la vie, et conduit aux effets absurdes autant que pathogènes de ce qu’on appelle « souffrance au travail ». Or on ne peut combatte ces effets en opposant le rationnel à l’humain, car il n’y a précisément rien d’aussi spécifiquement humain que l’exigence de rationalité. Dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, l’analyse de Weber met parfaitement en évidence l’ambivalence structurelle de la notion de « rationalisme », et le double bind qu’elle recouvre :

Le « rationalisme » est un concept historique qui enferme en lui un monde d’oppositions, et nous aurons précisément nous demander quel esprit a donné naissance à la forme concrète de pensée et de vie « rationnelle » qui a produit cette idée du « métier » (…) si irrationnelle du point de vue purement eudémoniste de l’intérêt personnel. (…) Ce qui nous intéresse, c’est précisément l’origine de l’élément irrationnel qui est à l’œuvre dans cette notion du « métier » comme dans toutes les autres.

L’ « élément irrationnel » en œuvre ici l’irréalisme total qui se manifeste dans une ambition découplée de toute réflexion anthropologique, qui tend à traiter la « force de travail » comme une matière inerte devenue stock et faisant l’objet purement gestionnaire d’une « gestion des ressources humaines ». La réticence au travail est au cœur de ce double bind d’une prétention moderne à la rationalité si profondément irrationnelle qu’elle a sa source dans sa relation même aux pouvoirs religieux et à leur volonté d’inféodation :

La Réforme ne représenta pas tant l’abolition du pouvoir de l’Église sur la vie des fidèles, que la substitution d’une nouvelle forme de domination à l’ancienne.
(…) Qu’ils aient constitué la couche dominante ou une couche dominée, la majorité ou une minorité, le fait est que les protestants (…) ont manifesté un penchant spécifique pour le rationalisme économique, qui n’a pu être observé à ce jour ni dans un cas ni dans l’autre.

Ainsi, la critique du « rationalisme économique », tel qu’il se manifeste actuellement, dans les processus à l’œuvre par la globalisation du travail, ne peut en aucun cas reposer sur son opposition à une volonté d’ « humanisation », mais au contraire sur un discrédit radical jeté sur ce que j’ai choisi d’appeler « affectation de scientificité », et qui affecte en effet bien des domaines de la légitimation idéologique des abus de pouvoir. C’est précisément en mettant des guillemets à ce « rationalisme économique », que Weber en pointait déjà les ferments d’illégitimité :

On a pu affirmer (…) que le motif fondamental de l’économie moderne était le « rationalisme économique ». Cela se vérifie incontestablement si l’on entend par là le développement de la productivité du travail qui permit, en fractionnant le processus de production selon des critères scientifiques, de surmonter la dépendance à l’égard des limites « organiques » de la personne humaine et du donné naturel.
(…) L’une des données fondamentales de l’économie capitaliste privée est de rationaliser sur la base d’un calcul strictement comptable, de planifier de manière pragmatique la réussite économique attendue.

C’est cette critique d’un profond irrationalisme de la pensée économique « comptable » et gestionnaire, posant un déni sur la réalité des limites « organiques » de la personne humaine et du donné naturel, que reprend Gorz dans l’introduction aux Métamorphoses du travail :

La crise présente est non pas la crise de la Raison, mais la crise des motifs irrationnels, désormais apparents, de la rationalisation telle qu’elle a été entreprise. (…) Tel qu’il s’est déroulé jusqu’ici, le processus de modernisation a produit ses propres mythes, entretenu un nouveau « credo » soustrait à l’examen argumenté et à la critique rationnelle.
(…) Je montrerai qu’il y a des limites ontologiques, existentielles à la rationalisation, et que ces limites ne peuvent être franchies que par des pseudo-rationalisations elles-mêmes irrationnelles, en lesquelles la rationalisation se renverse en son contraire.

Prendre appui sur une telle critique, c’est retourner la part réactive, émotionnelle et affective, qui semble sous-tendre la réticence au travail, pour dégager la puissance de rationalité politique, c'est-à-dire d’intelligence collective, dont elle est porteuse.