REPRÉSENTER LA TORTURE ?


Rapport sur les Pratiques tortionnaires, pour l’ACAT, janvier 2014

Eichmann, au cours du procès auquel il fut assigné à Jérusalem en 1961, présentait son travail d’exécutant de la « solution finale » comme une œuvre abstraite, une tâche purement administrative consistant à assurer l’intendance, à faire coïncider des horaires de train et des nombres d’individus à véhiculer, garantir l’efficacité des lignes de chemin de fer et organiser le temps de travail des fonctionnaires assignés au transport et à la manutention. Et il affirmait ne pas pouvoir supporter la vue d’une goutte de sang sans défaillir, laissant entendre par là que si on lui avait montré les images réelles de ce qu’il organisait dans l’éloignement de son bureau, il n’aurait pas été capable de mettre à exécution le crime dont on l’accusait.
Il y aurait donc une sensibilité visuelle plus forte que la parole, qui rendrait plus aiguë la conscience de la souffrance d’autrui, et provoquerait une sorte de choc salutaire, réactif à la violence. De même, dès la fin des années soixante, les images des enfants mourant de faim au Biafra ou au Bangladesh sollicitaient plus sûrement l’émotion collective, et drainaient plus massivement les dons en vue de l’aide humanitaire que les informations sur la guerre elle-même.
En ce sens, montrer les images de la torture, les corps marqués, les séquelles, pourrait être le moyen d’une prise de conscience collective, d’une révolte contre cette pratique. Et c’est du reste ce qui se fait quand on veut provoquer l’émotion : on montre une image pour faire signer une pétition. Et l’on accorde à cette image la valeur testimoniale que le discours ne suffit pas à attester. Il ne suffit pas, pour un demandeur d’asile par exemple, de faire le récit des sévices qu’il a subis, encore faut-il qu’il en montre les traces, qu’il fasse en quelque sorte la preuve par son corps de ce que sa parole ne suffit pas à certifier.
Représenter la torture, la présenter au regard, serait donc à coup sûr contribuer corrélativement à en attester la réalité, et à la discréditer. C’est cependant cette certitude de la conscientisation par l’image qu’il nous faut ici interroger.

1. Martyrologue et supplices de l’enfer : une tradition religieuse des images de torture

L’année même du procès Eichmann, en 1961, Georges Bataille publie Les Larmes d’Eros, interrogeant la puissance libidinale de l’image. Un passage célèbre évoque le « supplice des cent morceaux », supplice chinois infligé aux régicides, dont Bataille présente une photographie prise au début du siècle. La figure centrale en est le tronc dressé d’un jeune homme à l’expression égarée, qu’on a commencé à démembrer vivant. Bataille écrit :

Ce cliché eut un rôle décisif dans ma vie. Je n'ai pas cessé d'être obsédé par cette image de la douleur, à la fois extatique (?) et intolérable. J'imagine le parti que, sans assister au supplice réel, dont il rêva, mais qui lui fut inaccessible, le marquis de Sade aurait tiré de son image: cette image, d'une manière ou de l'autre, il l'eût incessamment devant les yeux. Mais Sade aurait voulu le voir dans la solitude, au moins dans la solitude relative, sans laquelle l'issue extatique et voluptueuse est inconcevable.

La pulsion scopique, celle qui ne passe que par le regard, est ici un véritable vecteur libidinal, et la part sadique du regardeur jouit de cette acmé de douleur que l’image tend à fixer, transférant la douleur extatique du sujet de la photo à l’extase orgasmique du regardeur. Qui ne sait que ces pulsions violentes du voyeurisme sont une part des motifs les plus répandus de jouissance, objet des circulations permanentes sur internet autant que des clubs de rencontres sado-masochistes, et que, des jeux vidéos aux blockbusters, les souffrances infligées par la violence sont l’un des moteurs essentiels de l’addiction à l’image ?

Mais Bataille n’a pas seulement lu Sade, il a aussi exploré, comme archiviste et historien de l’art, les accrochages des grands musées. Il y a vu les multiples représentations de supplices qui y sont exposées et font partie du martyrologue chrétien, décor ordinaire des églises et monastères auxquels ils ont été enlevés. Les saintes aux yeux crevés, aux seins arrachés, à la langue coupée, jetées aux lions ; les saints écartelés, écorchés vifs, brûlés, percés de flèches, lapidés, encore à leur place dans les vitraux et chapiteaux des cathédrales, qui s’inquiète de la fascination sadique qu’ils entretiennent manifestement ? Et qui, soucieux de préserver ses enfants de la violence du cinéma, hésiterait à leur faire visiter la Sainte Chapelle ou la cathédrale de Reims, où ces scènes abondent ? Et où, modèle de tous les martyres, le Christ couronné d’épines, flagellé, et au final en proie, comme tout crucifié, au soleil et aux rapaces jusqu’à ce que mort s’ensuive, est universellement exposé aux regards ?

Laquelle de ces images de tourment aurait pu dissuader les pratiques du tribunal de l’Inquisition, dont les salles de torture ne se concevaient pas autrement que sous l’égide d’un crucifix ? Et quelle différence, du point de vue des images de supplices, peut-on établir entre les représentations des damnés de l’enfer et celles des martyrs ? Michel-Ange, sur le mur du fond de la Chapelle Sixtine commandée par le pape Jules II, a tracé son autoportrait dans les lignes de la peau arrachée à Saint Barthélemy lors de son martyre. Et de fait, les images du martyrologue n’ont pas davantage dissuadé les institutions religieuses de pratiquer la torture qu’elles dénonçaient dans la Passion du Christ, que les images de guerre ne dissuadent les armées de s’y livrer.
Dans le Chili d’après le coup d’Etat de 1973, tandis que les pouvoirs religieux, brandissant des crucifix, soutenaient officiellement, efficacement et majoritairement le pouvoir militaire et la pratique systématique de la torture et des disparitions, des Chrétiens minoritaires de la Vicaria de la Solidaridad, institution officielle de l’Eglise catholique, mais en conflit avec une large part de la hiérarchie et dénoncés par elle, risquaient leur vie pour engranger des informations, cacher des opposants et favoriser leur fuite.

De ce point de vue, le choix même de la croix comme emblème chrétien incite à se poser la question du statut des représentations de la torture. Car ce choix a une histoire, et il est de fait que les premiers chrétiens ne se reconnaissaient pas dans la croix, signe infâmant et terrifiant de la torture qu’ils risquaient par leur position d’opposants. Ils avaient choisi le signe animal du poisson, anagramme grec de la personne du Christ ou symbole de ses miracles. C’est Constantin qui fait le premier le choix de la croix, et c’est comme étendard pour son armée, c'est-à-dire en vue de tuer. Et le choix par les pouvoirs chrétiens de ce qu’on appelle la « croix romaine », c'est-à-dire l’instrument de torture adapté à l’anatomie du corps, suivra au moment où, le christianisme devenant religion d’Etat, les Chrétiens cessent d’être persécutés, pour devenir susceptibles à leur tour de persécuter.
De fait, les scènes de tortures infligées aux damnés en enfer, double inversé des scènes du martyrologue, prétendaient à l’effet terrorisant de brandir la menace de la violence divine comme appel à la soumission. Mais elles faisaient davantage encore d’un point de vue moral : elles présentaient la pratique de la torture comme apanage valorisant de la puissance divine, et donc comme une activité non seulement pleinement licite, mais nécessaire et glorieuse. Disant ainsi que ce qui était révoltant dans les supplices infligés au Christ et aux martyrs n’était pas l’activité suppliciante elle-même, mais les sujets auxquels elle s’appliquait.

2. La visibilité terrorisante et l’argument du terrorisme

Un tel argument est massivement employé, depuis le XXème siècle en général et la guerre d’Algérie en particulier, pour justifier l’usage de la torture contre les « terroristes », et l’on retrouve, dans cette appellation même de « terroriste », la haine du régicide, ou, ce qui revient au même, du blasphémateur : celui dont le geste politique menace le pouvoir. L’accusation justifiait aussi bien au XVIIème siècle le supplice de Ravaillac, qu’au XVIIIème celui de Damien décrit par Michel Foucault au début de Surveiller et punir, au XIXème le supplice des cent morceaux en Chine, ou l’usage revendiqué par l’armée française de la « gégène » pendant la guerre d’Algérie, et l’infinie tolérance que suscite toujours l’exception juridique de Guantanamo aux USA, en territoire cubain.

Dans le film Zéro Dark Thirty de Kathryn Bigelow, sorti à la fin de 2012, c’est de nouveau l’accusation de terrorisme qui justifie, dans le contexte de Guantanamo, la scène initiale de mise à la question d’un djihadiste, supposée avoir permis la traque et la mise à mort d’Oussama ben Laden à l’initiative de la CIA. Les scènes de torture longuement filmées à deux reprises dans le détail, n’ont ici nul effet dénonciateur. Elles ont au contraire, dans le contexte du film, un double effet, de légitimation politique et de justification scénaristique : d’une part elles sont efficaces puisqu’elles sont supposées donner accès aux informations recherchées ; mais d’autre part, elles permettent à l’héroïne de tester ses propres limites d’endurance à la douleur de l’autre, et d’affirmer ainsi son aptitude aux vertus viriles. Quand le prisonnier, resté seul avec elle au cours de la séance, implore son aide, elle lui répond avec panache : « Aidez-vous vous-même en parlant », et tourne les talons, passant ainsi victorieusement son test initiatique à la fermeté.

Dans la réalité des faits, on sait que Guantanamo, contenant, à l’heure actuelle encore, plus de cent cinquante détenus, dont six seulement sont passés en jugement, recèle essentiellement des prisonniers qui ont été lavés de tout soupçon, et ne sont pas pour autant libérés. Les suicides et les grèves de la faim sauvagement réprimées s’y multiplient, et l’on sait que d’autres plateformes de sévices délocalisées existent en Europe et dans d’autres endroits du monde, à l’encontre de tous les principes du droit. Mais une image, lisse et scénaristiquement argumentée, des supplices qui y sont infligés, peut à elle seule endormir les consciences, et poser l’usage de la torture sous l’éternel étendard du « moindre mal », du moyen de « sauver des vies humaines », de la prévention de la violence ou de l’exercice pur et simple de la vengeance d’un Etat-justicier.

De même que les images des corps soumis à la torture dissuadent davantage de la subir que de la pratiquer, et ont donc prioritairement un pouvoir de terreur et d’engagement à la soumission ; de même lorsqu’elles ne fascinent pas, et dans la mesure même où elles révulsent ou dégoûtent, elles demeurent essentiellement outil de manipulation. Mais elles ne disent rien du processus lui-même. Des images d’intervention chirurgicale, ou de corps accidentés, peuvent repousser tout autant, sans pour autant traduire la moindre intention violente. Et même, comme on l’a vu lors de la présentation aux journalistes du « charnier » de Timisoara en Roumanie en 1989, des cadavres abîmés, ramenés d’une morgue ordinaire, peuvent susciter à la demande l’émotion collective par les photographies mensongèrement légendées qui en sont diffusées.

3. Les motifs discriminants de la production des images

Mais autre chose nous interroge dans les représentations contemporaines de la violence sur les corps, saisies par la photographie : c’est qu’elles sont toujours renvoyées du côté de l’exotique. Le supplice des cent morceaux, regardé par les occidentaux, concerne des Chinois, l’exhibition des prisonniers torturés au Viet-Nam montre des Viet-namiens, les photos de fellaghas suppliciés présentent des Algériens, les images chaotiques et lugubrement burlesques de la prison d’Abou-Ghraïb près de Bagdad, des Irakiens. De même que les images de famine montrent des personnes issues du continent africain. Dans tous les cas, l’exhibition renvoie à une forme de discrimination raciale, que Suzan Sontag pointe dans son ouvrage Devant la douleur des autres. Analysant la façon dont les corps des victimes américaines des attentats du 11 septembre 2001, pourtant faciles à photographier au sortir des décombres, ne sont pas présentés, elle insiste au contraire sur les complaisances du photoreportage dans l’exhibition des corps abîmés issus des anciennes colonies, et leur position humiliée par la douleur.

Ainsi, réalisant le film Shoah, Claude Lanzman refusera, au nom même du respect sacré des victimes de l’extermination des Juifs d’Europe, de montrer les images de leur dégradation. Alors que les photos de Lee Miller ou Margaret Bourke-White ont déjà diffusé les représentations des cadavres et des survivants à l’ouverture des camps d’extermination en 1945, Lanzman, quarante ans plus tard, s’interdit la figuration. Et il ira même, dans cette forme de revendication qui doit moins à l’iconoclasme religieux qu’à une interprétation spécifique de la volonté de respect à l’égard des victimes, jusqu’à dénoncer violemment, non seulement comme immontrables mais comme impossibles, les photos prises clandestinement de l’intérieur des camps en fonctionnement, et retrouvées plus tard.

Ainsi, bien souvent, la diffusion des images de sujets torturés va de pair avec le discrédit jeté plus ou moins explicitement non seulement sur leurs activités, mais sur leur origine. Si l’on voit les cadavres des insurgés de la Commune de Paris, manifestement torturés avant la fusillade, alignés dans leurs cercueils, c’est qu’ils sont issus des couches populaires, et en outre coupables d’atteinte à la sécurité de l’Etat. Pour les mêmes raisons seront montrés ceux de la Fraction Armée Rouge dans l’Allemagne des années soixante-dix. Mais qui a vu des images, pourtant nécessairement existantes, des résistants français torturés pendant la seconde guerre mondiale ? Et qui voudrait présenter ses proches sous cette forme, même pour dénoncer le traitement qui leur a été infligé ?
Nul besoin d’être un sémiologue patenté pour comprendre que l’image de la douleur humilie d’abord celui qui la subit,et que si elle peut être accusatrice pour le bourreau, elle n’est jamais dégradante pour lui.
Quand on projette les images de l’ouverture des camps au procès de Nuremberg, les accusés nazis ne sont pas humiliés par ce qui leur est montré, mais par la position dans laquelle ils sont pour le regarder : non pas celle du criminel, mais celle du vaincu. Et c’est parce qu’ils sont vaincus qu’on peut leur faire grief de crimes dont ils n’avaient jusque là qu’à se glorifier. De même lorsqu’on énumère, seize ans plus tard, devant Eichmann, l’étendue des crimes que son efficacité administrative a permis, ce sont les témoins et anciennes victimes qui s’effondrent à la barre, et non pas lui dans la cage de verre d’où il les regarde à peine. Son humiliation est d’être enfermé dans cette cage, et non d’y écouter la liste de ses méfaits, qu’il connaît mieux que personne puisqu’il les a, intentionnellement et sous contrôle, planifiés comme la réussite d’un devoir accompli.

4. La question du dévoilement comme pratique de guerre

Dévoiler les images de la torture est donc pour le moins une arme à double tranchant. Et refuser qu’elle soit appliquée conduit nécessairement à en dénoncer le principe même, indépendamment de tous les cas où l’on pourrait argumenter son efficacité. Or un principe, dans sa vocation à l’universalité, n’a pas d’image, et toute image, comme l’écrivait déjà Rousseau dans l’Essai sur l’origines des langues, est toujours particulière.
Dans un bref article intitulé « À propos d’un plaidoyer », paru dans El Moudjahid en novembre 1957, en pleine guerre d’Algérie, Frantz Fanon répond à un livre paru aux éditions de Minuit en défense de Djamila Bouhired, militante algérienne violée et torturée, qui vient d’être condamnée à mort :

La caractéristique de la majorité des démocrates français est précisément de ne s’alarmer qu’à propos des cas individuels juste bons à arracher une larme ou à provoquer de petites crises de conscience. (… )
Ce qui est essentiel, (… ) c’est de ne pas brouiller les cartes. C’est de ne pas présenter Djamila Bouhired comme une pauvre fille victime de la méchanceté. Djamila Bouhired est une patriote algérienne consciente, organisée au sein de FLN. Elle ne demande ni commisération ni pitié.

Qu’est-ce à dire ? Que l’image d’une jeune femme qui a subi la torture pourrait inciter à une clémence liée à l’apitoiement ? C’est précisément ce dont Fanon ne veut pas. Et refusant cette position, il affirme clairement la non-innocence de la victime. Djamila Bouhired, comme militante, a posé dans des cafés fréquentés des bombes qui ont tué, elle revendique son geste comme un geste politique de lutte contre l’occupation française dans l’Algérois, et elle a subi la torture bien plus en punition de ce geste qu’en prévention de ceux dont la torture prétendait lui arracher les aveux.
Le principe de la torture est ici en soi un principe de discrimination raciale, et s’applique indifféremment à ceux qui ont tué, comme Djamila, ou à ceux qui vivent le plus paisiblement du monde, comme la foule innombrable des paysans et citadins algériens qui y ont été soumis sans raison. Dans un article précédent, Fanon avait présenté le contexte de ces pratiques tortionnaires :

La torture en Algérie n’est pas un accident, ou une erreur, ou une faute. Le colonialisme ne se comprend pas sans la possibilité de torturer, de violer ou de massacrer. La torture est une modalité des relations occupant-occupé.

C’est du reste d’abord le récit d’un Français, Henri Alleg, militant torturé pour son soutien au FLN, publié en 1958, qui conduit à s’alarmer de cette pratique. Gilles Caron, devenu plus tard reporter-photographe, s’était engagé à vingt ans dans le corps des parachutistes au moment de la guerre d’Algérie. Il écrit dans sa correspondance :

Subir d’éternelles discussions sur les mérites comparés de Gloria Lasso et de Dalida (… ), des conversations où il est question d’oreilles coupées, d’yeux arrachés (… ) Quelle désolation, la montagne a été bombardée au napalm.

Notre compagnie avait en arrivant trois prisonniers. Ils avaient été interrogés et étaient pas mal amochés.

Ce matin, nous nous sommes levés à cinq heures et nous avons tout brûlé. (… ) C’était la première fois que je voyais des gens stupéfiés de douleur, en proie à « une sorte d’incompréhension lucide de leur condition » (j’ai trouvé ça dans La Promesse de l’aube).

La veille, j’avais vu un vieux de soixante ans, pendu la tête en bas à un arbre, attaché par un pied. On le tabassait sans ménagements, à coups de poings, chaussures, ceinture. Il était à moitié mort quand on l’a redescendu.

On évite d’emmener un sommier, mais il suffit de fermer la porte pour violer.

Nous jouons un jeu nouveau. Nous devons ramener à nous les populations civiles, et suit un long baratin : « (… ) Je vous rappelle que le viol en temps de paix est puni de mort, etc. » Dire qu’il a fallu cent trente ans de vol et six ans de pillage pour en arriver à dire ça (… ) Pendant six ans, on a pratiquement appris aux types à tuer, torturer, voler, violer, etc.

Ces quelques morceaux de lettre en disent plus long sur ce que Fanon appelle une modalité des relations occupant-occupé, que les images ramenées plus tard, par le même Gilles Caron, du Biafra, n’en disent sur la réalité de la guerre. Que la pratique de la torture ne soit nullement une bavure, mais l’essence même de la relation coloniale, c’est ce que dit précisément l’intention de visualisation totale qu’elle suppose. Torturer, c’est connaître autant le corps de l’autre que sa pensée, c’est envahir sa mémoire et ne plus lui laisser le moindre espace d’intimité.
La torture, qu’elle soit physique ou mentale, est en ce sens une pratique de dévoilement, que Fanon met en évidence en abordant la question du voile en Algérie. Indépendamment de ce qu’on peut penser du port du voile comme discriminant sexiste au sein de la religion musulmane, celui-ci s’avère aussi un mode d’identification, et d’échappement à la culture coloniale. Cacher le visage est une manière à la fois d’affirmer une identité vestimentaire, et de soustraire une part de soi-même au panoptique de l’investigation dominante :

Chaque voile rejeté découvre aux colonialistes des horizons jusqu’alors interdits, et leur montre, morceau par morceau, la chair algérienne mise à nu. (… ) Chaque nouvelle femme algérienne dévoilée annonce à l’occupant une société algérienne au système de défense en voie de dislocation, ouverte et défoncée. (… ) Chaque visage qui s’offre au regard hardi et impatient de l’occupant exprime en négatif que l’Algérie commence à se renier et accepte le viol du colonisateur. La société algérienne avec chaque voile abandonné semble accepter de se mettre à l’école du maître et décider de changer ses habitudes sous la direction et le patronage de l’occupant.

Ce rapport au voile et au dévoilement est aussi un rapport à l’image, et bien des débats actuels sur la question du voile, avec les violences qu’ils génèrent, feraient bien de prendre en compte l’analyse à la fois simple et complexe que Fanon propose dans ce texte, du double jeu de discrimination qui se lie à la question du voile.

Foucault le montre dans Surveiller et punir, la théâtralisation des supplices était le motif central de la légitimation de la torture, et le XVIIIème siècle révolutionnaire entame la fin de cet « éclat des supplices » par l’invention de la guillotine. Au XXème siècle, aucune diffusion des images ne viendra relayer la peine de mort, et le caractère secret de son exécution participera corrélativement de son acceptation et du discrédit qui sera jeté sur elle.
Au final, ce dont participent les images de torture finit toujours par relever davantage d’une dégradation de l’ennemi social et de son infériorisation, que d’une délégitimation des systèmes dominants qui, eux, ne cessent d’utiliser l’image dégradée du vaincu à leur profit.
C’est donc bien plutôt de l’analyse des rapports de domination politique que doit découler un refus inconditionnel de cette pratique, indépendamment des effets de sentimentalisme que peut générer son exhibition.

© Christiane Vollaire