Représenter, est-ce interagir ?


Pour la séance introductive des Non-lieux de l’exil Interagir autour de l’exil
Mercredi 12 décembre 2018
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La question de la représentativité politique est au cœur des débats contemporains et nourrit les crises de légitimité des pouvoirs : admettre la légitimité d’un milieu dirigeant, c’est toujours le considérer comme représentatif des intérêts d’un peuple. Et là où l’écart se creuse entre représentants et représentés, le pacte de confiance est rompu, ouvrant l’espace de la protestation ou de la révolte.
Occuper l’espace de la rue, c’est combler l’écart par une présence réelle qui abolit précisément la symbolique de la représentation, et par là même la destitue. La violence de la répression policière dit, dans le réel, cette faillite de la représentativité : elle est l’aveu de l’impuissance d’un pouvoir à se légitimer symboliquement.
Rousseau le faisait déjà remarquer dans Le Contrat social, il n’y a représentation que là où il ne peut pas y avoir présence. La représentation, comme le langage, dissout le rapport au présent. Mais elle donne la force d’une présence à ce qui est réellement absent. Et c’est pourquoi elle est un enjeu majeur de la question de l’exil, qu’Abdelmalek Sayad avait qualifié de « double absence ».

L’exil devrait donc pouvoir être représenté comme ce qui donne à la fois une permanence et une actualisation constante à la nécessité de faire société, à l’encontre des formes illégitimes de la gouvernementalité. Grégoire Chamayou l’écrit dans un ouvrage récemment paru La Société ingouvernable. Et Stratis Tsirkas publiait entre 1960 et 1965 Cités ingouvernables, traduit par Cités à la dérive (Akubernèteis Politeis), décrivant ce qu’est un pays (la Grèce de la Deuxième Guerre mondiale) dont le gouvernement s »’illégitime par son propre exil.

Mais la question de la représentation a aussi de très forts enjeux esthétiques, que les Non-lieux de l’exil ne cessent d’interroger dans leur programme depuis maintenant plusieurs années.
De ce point de vue, c’est l’usage du symbole qui dit être questionné, et plusieurs expositions contemporaines autour de cette question nous poussent à le faire. Le symbole est toujours porteur d’une puissance, dans un contexte lié à la violence politique et inscrit dans des rapports de force inégalitaires de subalternité, comme c’est le cas en particulier pour la question des migrations.
Cette puissance devra-t-elle donc :
- conforter la relation subalterne dans une position de complaisance (celle du corps couché, du linceul, de la déploration ou de la déréliction des camps)
- ou au contradictoire susciter ce qu’Étienne Tassin appelait « la puissance d’agir » ?

La question est bel et bien ici celle de la finalité de l’usage du symbole, de ce à quoi il doit servir, ou plutôt de ce qu’il doit servir et de QUI il doit servir : les exilés, ou les pouvoirs qui les réduisent à ce qu’Arendt appelait un statut permanent de « déplacés » : celui qui ne trouve sa place nulle part.

Deux processus, sur la question de la représentation, sont alors à l’œuvre :
- la facilité de circulation des images, la continuité de leur flux, de leur apparition et de leur disparition dans un cycle continu
- la permanence de leurs standards, réitérés incessamment come une fixité de l’objet dans la dynamique des flux, produisant une constante de la représentation.

Ces deux processus, initialement contraires, se confortent en réalité l’un l’autre pour produire une forme de propagande de la représentation.

Quels discours soutient donc cet imaginaire de l’impuissance ? Il prend les formes :
- de la victimisation : le dolorisme, la plainte, l’apitoiement
- de l’infantilisation : les jouets, les cahiers d’écoliers.

Quels discours au contraire suscitent l’imaginaire de l’action, de la « praxis » comme intervention intentionnelle dans le monde :
- les protestations
- l’auto-organisation
- la révolte.

Où voit-on des images de ces mouvements de colère ? Où apparaissent-ils, à la fois dans leur autonomie politique et dans leur liaison à des revendications collectives ?
Bien des artistes, convoqués à exposer, ne doivent montrer dans leur travail que ce qui peut réduire la représentation migrante à son désespoir ou à l’abstraction d’une symbolique éculée (l’arc-en-ciel, les barbelés, etc.). Peu mettent en évidence la colère politique, qui pourtant surgit des entretiens qu’on peut faire avec eux.
Peu s’attachent au sens du collectif, à la force non pas seulement du désir de survie, mais de la volonté de faire communauté avec d’autres. Non pas de s’intégrer, mais d’insuffler leur propre puissance dans les pays dont ils requièrent l’accueil.

C’est pourtant à cette condition que la représentation des exilés, comme forme esthétique, peut contribuer à accréditer leur représentativité politique.