Rendre l’histoire à ses acteurs : Howard Zinn


Pour le séminaire Déprovincialiser l’histoire, réorienter la philosophie
Université Paris 8
Jeudi 9 février 2017
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I. Les impasses d’un concept unifiant du peuple originel
II. Les enjeux de l’action
A. L’impossible neutralité et le travail de l’épopée
B. L’autodestruction de l’espace public par l’homogénéisation
III. L’espace polémique de la recherche
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Howard Zinn publie Une Histoire populaire des Etats-Unis en 1980, avec des rééditions successives jusqu’aux années 2000. Le mot de « peuple », qui est dans le titre anglais, A People’s History of United States, ne dit pas seulement que l’ouvrage s’adresse au peuple, mais surtout que le peuple en est l’acteur. Et le travail de l’historien est de rendre la parole à cet acteur, mais surtout de lui donner, par l’usage même de sa parole, la conscience d’une puissance d’agir. C’est ce potentiel d’action que le livre vise à renforcer. Et de ce point de vue, l’objet de l’histoire est moins la question du savoir que celle du pouvoir. Et il conçoit le livre comme un instrument politique de ce pouvoir d’agir.
En inversant le sens généralement donné aux événements, c’est le sujet de l’histoire lui-même qu’il inverse, comme il l’écrit à la fin de l’ouvrage :

Il s’agit d’une histoire irrespectueuse à l’égard des gouvernements, et attentive aux mouvements de résistance populaire. (…) Tous ces livres d’histoire américaine qui se focalisent sur les Pères fondateurs et sur les présidents successifs pèsent lourdement sur la capacité d’action du citoyen ordinaire. Ils suggèrent qu’en temps de crise il nous faut chercher un sauveur.

Le geste est donc clairement ici un geste de réappropriation politique, qu’on veut tenter d’interroger ici.

I. Les impasses d’un concept unifiant du peuple originel

En 1846, deux ans avant la révolution de 1848 en France, l’historien Jules Michelet écrivait Le Peuple. Un cours au Collège de France dont il allait par la suite, pour cette raison même, être exclu. L’introduction est une dédicace à son collègue Edger Quinet. On y lit :

Français de toute condition, de toute classe, et de tout parti, retenez bien une chose, vous n’avez sur cette terre qu’un ami sûr, c’est la France. Vous aurez toujours, par-devant la coalition, toujours subsistante, des aristocraties, un crime, d’avoir, il y a cinquante ans, voulu délivrer le monde. Ils ne l’ont pas pardonné, et ne le pardonneront pas. Vous êtes toujours leur danger. Vous pouvez vous distinguer entre vous par différents noms de partis. Mais vous êtes, comme Français, condamnés d’ensemble. Par-devant l’Europe, la France, sachez-le, n’aura jamais qu’un seul nom, inexpiable, qui est son vrai nom éternel : la Révolution !

Faire appel à une totalité peuple homogénéisable, « de toute classe, et de tout parti », c’est d’emblée exclure de cette entité l’élément hétérogène, désigné comme ennemi et par là même extériorisable : l’aristocratie issue de l’Ancien Régime. Mais ce que montre précisément l’urgence qu’il y a à le faire, c’est que si elle n’est pas « le peuple », elle fait pourtant bien partie des habitants du territoire, mais plus encore de l’élite dirigeante, au sein de laquelle, si elle n’est plus dominante, elle demeure cependant bien présente et infiltrée. Il s’agit donc de reconstruire une histoire pour réinventer une tradition. Il s’agit de refonder. Et de faire, paradoxalement, du concept de révolution une tradition. Non pas un moment de bouleversement inscrit dans les aléas d’un devenir historique, mais le vrai nom éternel d’un pays qui en est devenu le territoire emblématique.
Et pour cela, il faudra définir le peuple comme producteur et comme défenseur. C’est de cette manière que Michelet y incarne les figures associées d’Edgar Quinet et de lui-même :

Recevez-le donc, ce livre du peuple, parce qu’il est vous, parce qu’il est moi. Par vos origines militaires, par la mienne, industrielle, nous représentons nous-mêmes, autant que d’autres peut-être, les deux faces modernes du Peuple, et son récent avènement.

Michelet est fils d’ouvrier, mais la définition qu’il donne de son origine comme « industrielle » associe clairement les dirigeants d’entreprise et les ouvriers dans une cause commune, indépendante « de toute classe », qui est celle de la consolidation des effets d’une révolution que le XIXème siècle, par ses multiples « restaurations », occupant un espace chronologique nettement plus large que celui des Républiques, ne cesse de mettre en danger. La première partie du livre (qui en compte deux), intitulée « Du servage et de la haine », intègre sous la même appellation de servitude : Servitudes du paysan, Servitudes de l’ouvrier dépendant des machines, Servitudes du fabricant, Servitudes du marchand, Servitudes du riche et du bourgeois. La volonté d’indistinction de classe et l’origine y est très claire. Et l’on peut dire que l’ouvrage, publié deux ans après les Manuscrits de 1844 du jeune Marx, en est l’exacte antithèse. Pas de lutte des classes, mais seulement un clivage entre l’Ancien Régime et le nouveau, au sein duquel la « volonté générale », pour reprendre le concept rousseauiste du Contrat Social, est la règle d’un progrès qui ne pose à aucun moment la question, interne à ce nouveau régime comme elle l’était au précédent, de l’exploitation.
Et cependant, écrivant dans le temps même de la deuxième Restauration – celle qui, sous le titre de « Monarchie de juillet », a porté au pouvoir cet oxymore d’un « roi bourgeois », annulant la deuxième révolution de 1830 – il élargit le concept de peuple en condamnant clairement, en pleine période de conquête française de l’Algérie d’abord, puis des autres territoires africains, non seulement la violence de l’action coloniale, mais ses intentions :

En présence de ces destructions, et de celle du Nord de l’Inde, de celle du Caucase, de celle du Liban, puisse la France sentir à temps que notre interminable guerre d’Afrique tient surtout à ce que nous méconnaissons le génie de ces peuples.

Et de fait, à cette action coloniale française, il va reprocher essentiellement d’adopter le modèle anglo-saxon :

Si vous maintenez que l’instinct de l’homme est mauvais, gâté d’avance, que l’homme ne vaut qu’autant qu’il est châtié, amendé, métamorphosé par la science ou la scolastique religieuse, vous avez condamné le peuple, et le peuple des enfants, et les peuples encore enfants, qu’on les nomme sauvages ou barbares.
Ce préjugé a été meurtrier pour tous les fils de l’instinct. Il a rendu les classes cultivées dédaigneuses, haineuses pour les classes non cultivées. Il a infligé aux enfants l’enfer de notre éducation. Il a autorisé contre les peuples enfants mille fables ineptes et malveillantes qui n’ont pas peu contribué à rassurer nos soi-disant chrétiens dans l’extermination de ces peuples. (…) Où sont nos autres amis, les Indiens de l’Amérique du Nord, à qui notre vieille France avait si bien donné la main ? Hélas, je viens de voir les derniers qu’on montrait sur des tréteaux … Les Anglais d’Amérique, marchands, puritains, dans leur dure intelligence, ont refoulé, affamé, anéanti tout à l’heure ces races héroïques.

En établissant le parallèle entre le modèle de l’éducation « à l’anglaise », définie par l’usage légitimé des châtiments corporels et de l’humiliation qui caractérise justement les classes privilégiées à l’égard de leurs propres enfants, et le modèle colonial, Michelet établit un parallèle très clair, et aisément saisissable puisqu’il est au cœur de l’habitus culturel occidental, entre l’état d’enfance et les peuples « primitifs ». Du coup, le concept de peuple est renvoyé au concept d’instinct, à une nature originelle qui caractériserait la respectabilité du peuple comme elle caractérise celle de l’enfant. La nature humaine, par définition bonne, s’incarnerait dans les peuples « primitifs » comme dans les enfants, et pour cette raison même elle légitimerait des rapports respectueux et pacifiés. Cette idée de l’instinct naturel est ainsi rapportée à celle du génie, comme le montre la seconde partie du livre, où le concept d’affranchissement, opposé au servage qui occupe la première, est entièrement lié à une légitimation par la nature. Le chapitre VII s’intitule ainsi : L’instinct des simples. L’instinct du génie. L’homme de génie est par excellence le simple, l’enfant et le peuple.
Il paraît difficile de rapporter cette trilogie le simple, l’enfant et le peuple à ce qu’il a dit au début de l’ouvrage d’un peuple incarné dans la dualité du militaire et de l’industriel. Et du coup, très clairement, s’établissent deux pôles de la représentation du « peuple » : le pôle pacifique et doux de son origine, et le pôle militaire et industriel de son devenir.
Un peuple dont le potentiel d’action doit être à la fois maintenu à l’encontre de l’aristocratie pour légitimer le concept de révolution, et donc de progrès social et économique ; mais dont la pacification passe par un effacement de la barrière de classe dans la représentation eudémoniste de son « génie » originel et de son statut d’enfant.

Moins d’un siècle plus tard, écrivant sur le concept d’histoire, Walter Benjamin va très précisément rapporter à la violente actualité de l’année 1940 les conséquences de ce concept de l’histoire :

À l’heure où gisent à terre les politiciens en qui les adversaires du fascisme avaient mis leur espoir, à l’heure où ils aggravent encore leur défaite en trahissant leur propre cause, nous voudrions libérer l’enfant du siècle des filets dans lesquel ils l’ont entortillé. Le point de départ est que la foi aveugle de ces politiciens dans le progrès, leur confiance dans le « soutien massif de la base », et finalement leur adaptation servile à un appareil politique incontrôlable, n’étaient que trois aspects d’une même réalité.

II. Les enjeux de l’action

A. L’impossible neutralité et le travail de l’épopée

C’est précisément à l’encontre de cet « entortillement » dont parle Benjamin, que Zinn écrit son Histoire populaire des Etats-Unis, dont il cite les acteurs :

- l’histoire de la découverte de l’Amérique du point de vue des Arawaks,
- l’histoire de la Constitution du point de vue des esclaves,
- celle d’Andrew Jackson vue par les Cherokees,
- la guerre de Sécession par les Irlandais de New York,
- celle contre le Mexique par les déserteurs de l’armée de Scott,
- l’essor industriel à travers le regard d’une jeune femme des ateliers textiles de Lowell,
- la guerre hispano-américaine à travers celui des Cubains,
- la conquête des Philippines telle qu’en témoignent les soldats noirs de Luson,
- l’Âge d’or par les fermiers du Sud,
- la Première Guerre Mondiale par les socialistes et la suivante par les pacifistes,
- le New Deal par les Noirs de Harlem,
- l’impérialisme américain de l’après-guerre par les péons de l’Amérique latine, etc.

le travail du chercheur, aux yeux de Zinn, ne concerne pas seulement la position théorique qui doit orienter sa recherche. Il inclut aussi une visée pratique dont l’intention n’affecte pas seulement ses écrits, mais l’anticipation de leur impact. Il écrit ainsi :

Cependant, si écrire l’histoire se réduisait à dresser la liste des échecs passés, l’historien ne serait plus que le collaborateur d’un cycle infini de défaites. (…) Je suppose - ou j’espère – que notre avenir sera plus à l’image de ces brefs moments de solidarité qu’à celle des guerres interminables.

L’adresse essentielle du chercheur n’est pas le public de ses pairs, mais un public beaucoup plus large : celui de ses concitoyens, et plus globalement de ses contemporains, pour qui son travail doit être un outil efficace d’action. La « theoria » vise la « praxis », et l’interprétation qu’il donne du réel doit être, dans la ligne de la pensée marxiste dont il se réclame, un moyen d’agir sur le réel et d’intervenir sur le devenir des sociétés. L’histoire n’est pas le recueil des faits passés, elle est un processus en cours dont la compréhension est un levier de l’action sur le présent et des possibilités d’influer sur l’avenir. Comprendre, saisir, interpréter, sont les déterminants d’une orientation de l’action, des choix qui la soutiennent, des intentions qui l’animent et des finalités qui la guident. Kant élaborait déjà les motifs d’une telle ambition dans ses opuscules, aussi bien Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? que Théorie et pratique. Et l’empirisme marxiste ne fera de ce point de vue qu’en tirer les conséquences.
Le travail de l’historien s’inscrit à cet égard pour Zinn dans les perspectives d’une exigence de solidarité : la fonction de l’intellectuel critique n’est pas seulement de penser, mais corrélativement de donner à penser aux actuels acteurs de l’histoire, et de se considérer lui-même comme acteur a sein d’une configuration collective. Par là, sa fonction est aussi de penser à partir de ses propres actes, et des actions des collectifs auxquels il appartient et au sein desquels il intervient non seulement en tant que chercheur, mais en tant qu’activiste ou militant. Comme l’écrit Zinn parlant de son travail :

Il s’agit d’une histoire irrespectueuse à l’égard des gouvernements, et attentive aux mouvements de résistance populaire.

Il y a bien deux sens du mot « histoire » : celui d’un devenir en cours, et celui du travail d’écriture qui permet d’en rendre compte. Pour Zinn, l’engagement dans le mouvement de l’histoire est indissociable du travail de l’intellectuel qui se refuse à devenir organique : face à des systèmes de gouvernementalité, immanquablement producteurs d’effets de domination, la neutralité est impossible. D’où le titre qu’il donnera à son ouvrage autobiographique L’Impossible Neutralité.
Travailler les marges de l’histoire consiste bien pour Zinn, en réalité, à travailler sa marche comme un « épos » : le récit du mouvement de lutte collective qui porte en avant un peuple. À cet égard, les récits qu’il donne des marches pour les droits civiques des années soixante, et la manière dont il intègre le mouvement physique des corps en train d’avancer dans la perspective juridique de la reconnaissance des droits, a bien quelque chose à voir avec le cinéma d’Eisenstein et la représentation des figures du collectif dans la dynamique de la lutte et de la revendication. Les persécutions subies n’y prennent alors pas le sens victimaire de la souffrance et du deuil, mais au contraire celui d’étapes dans une marche qui, au final, aboutissant à la suppression des lois ségrégationnistes, sera bel et bien victorieuse. Le sang et les larmes, ceux des luttes bien plutôt que ceux du martyre, y sont portés par une dynamique de la colère fondée sur l’assurance indéfectible d’une légitimité. Si l’histoire a un sens, c’est d’abord qu’elle a une fonction. Et Zinn est parfaitement conscient de ce qu’il représente et de la manière dont il va le représenter. C’est très intentionnellement qu’il figure les Pères fondateurs non comme des héros, mais comme des commerçants, manifestement aussi comme des spoliateurs, et de ce fait aussi comme des personnalités sans courage politique, acculées sans cesse à la feinte du double langage. Et très intentionnellement aussi, qu’il ne représente pas le peuple dans l’humiliation fataliste de la misère, mais dans la figure de ceux qui réclament justice et revendiquent des droits. Ces choix peuvent être qualifiés d’esthétiques, parce qu’ils mettent en évidence une beauté du geste politique face à la laiseur des formes de la domination qui ne peuvent pas même s’avouer comme telles et se reconnaître dans la réalité de leurs intention.
Mais, pour cette raison même, les choix d’historien de Zinn, dans la reconnaissance esthétique qu’ils suscitent, sont aussi performatifs : ils posent les fondements d’une représentation valorisante du peuple, et donc la possibilité de s’appuyer sur elle pour légitimer des luttes et les dynamiser. L’ « epos » n’est pas un simple récit, il est aussi un mode de subjectivation. Une manière de reconnaître comme peuple ce qui jusque là ne figurait que comme déchet d’un autre peuple ou marge de son histoire. Le peuple hébreu se reconnaît comme peuple dans l’épopée de l’exode vers la Terre promise, qui fait que n’étant plus l’esclave du peuple égyptien, il peut devenir son ennemi ; le peuple grec se reconnaît comme peuple dans l’épopée de la conquête de Troie, comme les Francs se reconnaîtront comme peuple dans l’épopée de la Chanson de Roland.
« Epos » en grec signifie ce qu’on exprime par la parole, c'est-à-dire le sens d’un discours, l’intention qui oriente son développement, le potentiel dont il est porteur, la promesse autour de laquelle il va se déployer ; et, pour la parole d’un dieu, l’oracle. Et « poïein » signifie faire, au sens de fabriquer, créer, produire, mettre au monde, mettre au jour ou faire exister.
L’épopée est donc la réalisation du potentiel de l’« epos », sa performativité, par laquelle la production créative du texte se redouble en production politique d’une communauté fondée dans la légitimation poétique. C’est donc la notion même de peuple qu’il faudra interroger, en questionnant l’appartenance qui la sous-tend. Dans l’autobiographie de Zinn est inclus un article paru dans Le Monde diplomatique en août 2005. Il s’intitule « Vingt-sept mois d’occupation américaine : que faisons-nous en Irak ? ». On y trouve une inversion éloquente du concept d’occupation :

Il existe une occupation d’encore plus mauvais augure que celle d’Irak, c’est l’occupation des Etats-Unis. Je me suis réveillé ce matin ; j’ai lu le journal, et j’ai eu la sensation que nous étions nous-mêmes un pays occupé, qu’une puissance étrangère nous avait envahis. Ces travailleurs mexicains qui tentent de traverser la frontière (…) ne sont pas des étrangers à mes yeux. Ces vingt millions de personnes qui vivent aux Etats-Unis, qui n’ont pas le statut de citoyens et qui, en conséquence et en vertu du « Patriot Act » sont susceptibles d’être jetés hors de leurs maisons et détenus indéfiniment par le FBI, sans aucun droit constitutionnel, ces gens selon moi, ne sont pas des étrangers. En revanche, le groupuscule d’individus qui ont pris le pouvoir à Washington (George Bush, Richard Cheney, Donald Rumsfeld et le reste de la camarilla), alors oui, eux sont des étrangers.

La représentation des Etats-Unis comme pays occupé par ses propres dirigeants, vient ici délégitimer l’« épos » américain des Père fondateurs et de la conquête de l’Ouest, comme l’interrogation sur le caractère populaire de la guerre du Mexique l’avait précédemment discrédité. Si l’on considère l’épopée comme le récit d’une marche en vue de la conquête, ce qui est à conquérir ici n’est nullement un territoire, mais la simple possibilité du commun dans la reconnaissance des droits. La question des migrations y est, de ce fait même, rigoureusement traitée à travers ce que signifie l’appartenance à un peuple. Et de cette appartenance sont précisément exclus les responsables politiques, dans la mesure où les intérêts dont ils sont porteurs entrent en contradiction manifeste avec ceux du peuple qu’ils prétendent représenter. Considérer ses propres dirigeants comme étrangers à une cause commune, c’est admettre que la frontière de la cartographie géopolitique ne recouvre pas celle de la communauté éprouvée. Et c’est aussi le travail de l’historien de tirer les conséquences de ses propres investigations dans les continuités présentes du passé de son propre pays. Si les migrants mexicains ne sont pas des étrangers, si les Japonais pacifiques enfermés en camps de concentration américains n’étaient pas des ennemis, si les Irakiens bombardés ne sont pas des terroristes, si les Vietnamiens massacrés n’étaient pas des brutes, si les Indiens exterminés n’étaient pas des sauvages, si les Noirs discriminés dans les ghettos ne sont pas des inférieurs, alors il existe une configuration commune réelle, des possibilités solidaires indépendantes de la question des frontières, que les décisions militaires visent seulement à dénier. Les marges de l’histoire apparaissent alors comme un renvoi vers la marge du véritable centre de l’histoire, et la position centrale en devient nécessairement une position usurpée. Non pas seulement violente au nom de la justification webérienne du « monopole de la violence légitime », mais violente par son illégitimité même, le mensonge sur lequel elle repose et le double langage dont elle est vectrice. D’où cette qualification des USA comme territoire occupé par ses propres dirigeants, sous la contrainte des suites réitérées d’une sorte de coup d’État moral et politique.
Ce que Zinn montre, c’est que la mise en évidence de cette usurpation est toujours elle-même discréditée au nom de la raison. À cette objection constante, il va répondre de deux manières : d’une part en désignant les motifs parfaitement irrationnels de la volonté de pouvoir elle-même, comme simple intention d’appropriation ; mais d’autre part aussi en revalorisant le concept d’émotion, comme parfaitement compatible avec les exigences de la raison. Critiquant G. F. Milton, historien américain du XIXème siècle, Zinn écrit :

Dans les années 1820, G. F. Milton écrivait dans The Eve of conflict : « Un esprit rebelle s’éveillait à l’Ouest (…) une démocratie émotive, fondée sur la mystique de Rousseau, proclamait le caractère inné de certains droits. (…) Le mouvement abolitionniste (…) fut une des manifestations de la démocratie émotive. ». Plus loin, Milton évoque « les passions profondes » et « le flot émotionnel, (…) les forces psychiques demandant à se donner libre cours, (…) une pulsion de réforme, de changement et d’agitation qui était de fort mauvais augure pour toute tentative d’arbitrage de l’intelligence ».

Et il ajoute :

« Fanatisme », « irrationalité », « émotivité » - ce sont là les qualificatifs accolés encore et toujours, sur un ton de critique acerbe, aux abolitionnistes ainsi qu’aux réformateurs radicaux en général. (…)
L’intellectuel n’aime guère les démonstrations d’émotivité. Il les considère comme des insultes à ce qu’il vénère par-dessus tout : la raison. L’une de ses louanges favorites est « dépassionné ». (…)Selon moi, ce malaise est dû à son incapacité d’admettre plusieurs choses : que l’émotion est un instrument moralement neutre, qui peut servir à une grande variété de fins ; qu’elle sert un objectif positif lorsqu’elle est liée à un projet louable ; qu’elle n’est pas irrationnelle mais non rationnelle parce que, n’étant qu’un instrument, sa rationalité dépend uniquement de la valeur qu’elle sert.

Recentrer l’histoire sur ses véritables acteurs est ainsi pour Zinn une entreprise de reconquête : il s’agit de se réapproprier son véritable centre, dans une logique dont l’historien ne peut pas se prétendre seulement témoin, mais dont il doit se reconnaître acteur. Si l’histoire doit produire du commun (fonction que lui assignait déjà Hérodote, au Vème siècle av. JC, en écrivant ses Enquêtes), alors elle participe nécessairement, à un degré ou à un autre, des jeux de pouvoir qu’elle met en scène dans le récit.
Les jeux de double langage que Zinn explicite, les conflictualités latentes qu’il met au jour, les mobilisations dont il produit le récit, participent de cette Histoire populaire des Etats-Unis qui n’est pas seulement celle d’un pays, mais celle d’une configuration politique de la modernité, dont il offre une interprétation aussi bien de ses origines que de ses logiques internes. Cette configuration interroge la notion même de « populaire » en posant, par l’histoire, la question d’un espace commun de l’action politique dont la connaissance du passé puisse poser les fondements.
Zinn vise à montrer que la construction d’une centralité historique, sa prétention à la neutralité et son affectation de scientificité n’ont pas seulement abouti à légitimer des formes d’usurpation, mais à les produire, en posant un déni sur les puissances de revendication dont son récit se veut porteur.
Il ne s’agit de rien moins pour lui que de reconstruire un peuple par ses marges, en renvoyant la centralité du pouvoir aux périphéries de l’histoire.

B. L’autodestruction de l’espace public par l’homogénéisation

Colomb se montre à cet égard, en tant qu’instaurant le travail forcé sur les terres « découvertes » (c'est-à-dire violemment accaparées), non pas un vil mercenaire, mais, aux yeux de Zinn, un parfait directeur des ressources humaines de la monarchie espagnole considérée comme entreprise au sens le plus entrepreneurial du monde économique contemporain, dont il fait modèle. Mais il cite ensuite, l’historien Hans Koning dans Colombus, his enterprise :

« Tout l’or et tout l’argent volés et embarqués à destination de l’Espagne ne rendirent pas le peuple espagnol plus riche. Cela conféra à ses rois, et pour un temps seulement, un certain poids dans l’équilibre de spouvoirs et la possibilité de s’offrir plus de mercenaires afin de mener leurs guerres. Ces guerres qu’ils finirent tout de même par perdre. »

Et un nouvel argument émerge alors, à l’appui des nécessités d’un monde commun : si l’échec des gagnants suit celui des perdants, ce n’est pas du fait d’une morale de l’histoire, ou d’une sorte de justice immanente qui viendrait produire la réparation des torts. Mais du fait que la destruction du commun est toujours une forme de l’autodestruction. Le court terme de l’obsession du profit vient détruire le long terme de la construction sociale. Et Howard Zinn montrera comment cette intention d’accumulation du capital et de génération du profit, qui motive l’entreprise coloniale à tous les stades de son histoire, est bien un facteur majeur de destruction du lien social, non seulement sur les territoires colonisés, mais sur le terrain même des colonisateurs. Faire l’histoire au sens où Zinn la promeut, c’est mettre à l’œuvre dans le récit les logiques de cette autodestruction par le profit. Et il montre comment l’héroïsation des conquérants participe, en tant que légitimation symbolique, de ce processus autodestructeur. Autodestructeur parce qu’il constitue une véritable mutilation symbolique de l’espace public, dont l’historien « organique » est le vecteur :

Le traitement des héros (Colomb) comme celui de leurs victimes (les Arawaks), ainsi que l’acceptation tranquille de l’idée selon laquelle la conquête et le meurtre vont dans le sens du progrès humain, ne sont que des aspects particuliers de cette approche particulière de l’histoire, à travers laquelle le passé nous est transmis exclusivement du point de vue des gouvernants, des conquérants, des diplomates et des dirigeants.

Il le montre en particulier dans la suite des logiques de guerre, qui sont la conséquence des logiques de conquête entrepreneuriales, retournées contre les territoires métropolitains eux-mêmes. La guerre de 14 en fournit à ses yeux un exemple emblématique :

(En Europe) Dix millions d’hommes allaient mourir sur les champs de bataille et vingt autres millions allaient les suivre, victimes de la faim et des maladies consécutives à la guerre. Personne depuis n’a jamais pu prouver que ce conflit eût fait faire à l’humanité le moindre progrès justifiant la mort d’un seul être humain. Les socialistes, qui qualifiaient cette guerre de « guerre impérialiste », passent aujourd’hui pour des modérés.

Et plus loin :

C’est dans cette atmosphère de mort et de mensonges que les États-Unis firent leur entrée en guerre en 1917. Des mutineries commençaient à éclater dan l’armée française. Comme une traînée de poudre, la révolte toucha soixante-huit des cent douze divisions françaises. Six cents vingt-neuf soldats furent jugés et condamnés, et cinquante d’entre eux furent exécutés. On attendait avec impatience les troupes américaines.

Cette autodestruction de l’espace public dans le culte du héros passe ainsi par la nécessité de deux fictions, dont l’une s’emboîte dans l’autre : celle qui occulte non seulement la violence, mais la médiocrité du personnage d’une part ; mais surtout celle qui, par ce biais, fait croire à la défense d’un intérêt collectif là où ne se manifeste que l’intérêt particulier aux dépens du commun. Il y a dans le récit historique l’invention d’une volonté générale fictive, pour masquer une réalité : celle de l’antagonisme des intérêts particuliers. C’est ce qu’écrit Zinn dès le premier chapitre de son ouvrage :

C’est pourquoi, étant donné la complexité du problème, ce livre se montrera radicalement sceptique à l’égard des gouvernements et de leurs tentatives de piéger, par le biais de la culture et de la politique, les gens ordinaires dans la gigantesque toile de la « communauté nationale » censée tendre à la satisfaction des intérêts communs.

Zinn dénonce ainsi, dans la filiation de Marx, la fiction de la « volonté générale » telle qu’elle s’élabore dans Le Contrat social de Rousseau, comme destinée à avaliser les clivages sociaux en masquant la réalité des rapports de classe sous le déni de l’intérêt collectif. Et le récit historique, centré sur la figure du « grand homme » au sens où Hegel la valorisait dans sa philosophie de l’histoire, est au cœur de cette fiction dominatrice. La croyance à l’unité va de pair avec le culte du chef, comme elle est allée de pair avec les idéologies monothéistes, et comme elle permettra de soutenir les représentations fascistes. Mais en outre, dans la production de l’histoire comme récit, elle va de pair avec l’idée d’une adresse unique, ou du moins unifiée. Un lectorat supposé homogène auquel s’adresse le discours du chercheur. Et donc un discours destiné à effacer l’hétérogène non seulement de l’objet historique, mais de la multitude des récepteurs. Et par là même, un discours destiné à agir sur leur intériorité pour la niveler. Or cette présupposition du nivellement est performative : elle construit le public auquel elle est supposée s’adresser, à la manière dont la tyrannie de l’audimat construit le désir du spectateur auquel elle prétend se plier :

En, histoire, le travail est présenté comme si tous les lecteurs d’ouvrages historiques partageaient un intérêt commun que l’historien servirait au mieux de ses capacités.

La dimension unifiante du récit produit un consensus mensonger, un « nous » qui n’existe pas en tant qu’unité, mais dont la fiction est un élément majeur dans la reconduction des processus de domination, et se cristallise dans la figure du chef, gouvernant, conquérant, diplomate ou dirigeant, comme l’énumère Howard Zinn. Le « comme si » est ce qui permet d’occulter la réalité des rapports de classe sous la fiction d’une finalité commune ; d’unifier dans la fiction historique un collectif qui n’existe pas, et d’incarner cette unité fictive dans un personnage qui en cristallise les affects, dans le temps même où le peuple supposé avoir suivi cette figure s’incarne à nouveau dans la subjectivité du lecteur. Un processus d’identification dans lequel le rôle de l’historien est déterminant. Interrogeant ainsi le caractère prétendument « populaire » des guerres de conquête, Zinn consacre un chapitre à la guerre de 1845 contre le Mexique, pour l’annexion du Texas, pour présenter cette qualification de « populaire » comme une construction de l’histoire officielle :

Les historiens de cette guerre ont évoqué bien légèrement le « peuple » et « l’opinion publique ». À l’exemple de Justin H. Smith, dont l’ouvrage en deux volumes, The War with Mexico, a longtemps fait figur eue référencee sur le sujet : « Bien entendu, affirme-t-il, l’existence d’une opinion favorable à la guerre au sein de notre peuple (…) ne peut qu’être admise, car telle est la nature des gouvernements populaires. »
Les preuves qu’en apporte Smith, néanmoins, ne doivent pas tant au « peuple" qu’aux journaux qui prétendent s’en faire l’écho.

Et il ajoute :
S’il est donc impossible d’évaluer l’ampleur du soutien populaire en faveur de la guerre, il existe en revanche des preuves que de nombreux travailleurs s’organisèrent pour s’y opposer.

La figure de l’exception charismatique dissout la réalité du peuple en figure imprécise de la marginalité, que l’historien a la tâche de faire disparaître après que le conquérant l’aura exterminée. Mais la tâche de l’histoire officielle est de faire disparaître aussi le même conflit au sein du lectorat lui-même. Comme la tâche du réalisateur de cinéma est de brouiller les motifs profonds de l’identification. Dans le temps même où Howard Zinn tente de faire resurgir en histoire la réalité centrale de ce qu’on appelle « marge » par une histoire de la découverte de l’Amérique du point de vue des Arawaks, ou une histoire de la Constitution du point de vue des esclaves, James Baldwin, auteur noir américain, évoque ainsi une séance de cinéma, dans un article du New York Times publié en 1965 :

Le choc est grand lorsqu’en regardant Gary Cooper éliminer les Indiens, alors que vous êtes de son côté, vous comprenez que les Indiens, c’est vous.

Ce choc est précisément celui par lequel le récepteur du discours officiel intègre l’impossibilité de l’admettre, et intériorise comme une véritable implosion le conflit majeur entre son appartenance réelle et son appartenance fantasmée. Le western, comme récit homogénéisant de la conquête et du progrès, ouvre, non pas seulement pour l’Indien, mais pour le Noir américain, l’espace schizoïde d’une identification impossible au « rêve américain » dont il est supposé être tout à la fois l’admirateur et le déchet. Histoire, littérature, cinéma, sont les vecteurs constants de ce déni de la fracture dans le mainstream de ce que Foucault appellera « la gouvernementalité ». Et il n’est pas indifférent que, dans l’esthétique du feuilleton ou de la série, cette figure charismatique majeure soit devenue métaphoriquement celle du policier, si l’on se réfère à la double définition contradictoire que Rancière donne du politique, comme espace du dissensus qui ouvre à la reconnaissance du conflit, et comme police qui le referme par la volonté d’homogénéisation.
Mais Howard Zinn ajoute :

Il ne s’agit pas d’une manipulation délibérée : l’historien a été formé dans une société où l’enseignement et le savoir sont présentés comme des notions techniques par excellence, et non comme des outils de lutte entre classes sociales, races ou nations.

L’historien s’inscrit lui-même dans les schémas d’un déterminisme culturel qui le constitue. Et ce déterminisme ne construit pas seulement une représentation du monde : il construit aussi les modalités de production de cette représentation. Ce n’est pas seulement une idéologie entrepreneuriale qui oriente l’interprétation des faits, des actes et des événements, mais c’est aussi un concept du savoir et de la production de savoir qui modélise les méthodes de sa transmission. Et ce concept est fondamentalement technocratique. C’est cette idéologie technocratique qui prétend neutraliser le savoir dans la mesure même où elle l’instrumentalise. L’historien, en tant qu’intellectuel « organique », ne peut pas viser à fournir des outils critiques. Et l’argument de la neutralité scientifique est précisément ce qui permet de neutraliser le potentiel critique de la connaissance, afin qu’elle ne puisse pas être réappropriée en vue d’une lutte. Un savoir homogénéisant produit une culture homogénéisée par les effets d’une prétention à l’unité nationale, ne laissant pas de place à la possibilité du conflit, du tort, de la discrimination et des effets de violence sous-jacents à la fiction d’une nation commune, et du monde commun qu’elle prétend incarner. La technocratie, comme domination d’un concept purement technique du savoir, est l’idéologie qui imprègne le monde académique et formate, à leur insu même et comme déterminant d’un inconscient collectif, les chercheurs qui y sont formés avant de devenir formateurs. C’est à son insu même que l’historien devient ainsi agent d’une technocratie dont les tenants et les aboutissants lui échappent, par le simple concept qu’il se fait de son rôle et de la position de neutralité qui lui est assignée.

III. L’espace polémique de la recherche

Dans l’analyse de Zinn, cette double occultation (de la réalité massive des faits, et du potentiel de révolte et de lutte dont leur interprétation est porteuse) est d’autant plus insidieuse et subtile qu’elle ne se présente pas véritablement comme un négationnisme. L’exemple du culte de Colomb comme héros lui sert à le montrer. Ses crimes ne sont nullement cachés par l’histoire officielle, ils sont seulement présentés comme un aspect secondaire de sa biographie, une sorte d’effet collatéral de ses exploits, sur lesquels l’accent est mis. Et c’est précisément cette accentuation qui, repoussant les massacres de masse vers la marge de l’histoire, leur confère une véritable légitimité. L’important n’est pas l’énormité de la violence gratuite, mais la valeur de la conquête, en tant que moteur d’un progrès qui désormais profiterait à tous. Zinn montrera à la fin du livre le même processus à l’œuvre dans la traque de Ben Laden après les attentats du 11 septembre 2001, légitimant les bombardements de l’Afghanistan qui frappent massivement les populations civiles, comme simple effet collatéral d’une nécessité collective. Ainsi écrit-il de la façon dont l’histoire officielle présente la conquête des Amériques :

Exposer les faits, en revanche, tout en les noyant dans un océan d’informations, revient à dire au lecteur avec une sorte d’indifférence contagieuse : « Bien sûr des massacres furent commis, mais là n’est pas l’essentiel, et tout cela ne doit pas peser dans notre jugement final, ni avoir aucune influence sur nos engagements ». (…) Ainsi, tout accent mis sur tel ou tel événement sert (que l’historien en soit ou non conscient) des intérêts particuliers d’ordre économique, politique, racial, national ou sexuel.

La hiérarchisation des événements est la raison d’être de la discipline historique, ce qui fait que le récit, en donnant sens aux faits, leur donne valeur d’événements, et les inscrit dans un régime interprétatif. Ce qu’il faut décrypter ici se situe donc à plusieurs niveaux, dont la notion d’« indifférence contagieuse » nous donne la clef. La glorification du meurtrier passe d’abord par la mise en valeur de ses qualités, l’accent porté sur ses talents de navigateur ou sur l’affirmation de sa foi religieuse. De cette manière, le meurtre de masse comme violence inacceptable, ou l’appât du gain qui en est la raison d’être, comme signe de médiocrité, apparaissent comme des données secondaires, qu’on ne cache pas, mais qu’on minimise dans la hiérarchisation du récit, pour mettre en valeur les dimensions positives. Le déni ne porte pas sur les faits, mais sur leur portée. Et il produit de ce fait une forme de neutralisation, de passivité intellectuelle et morale qui dévie et dévoie le processus interprétatif, et par là même le regard critique. L’opération est ici double : en valorisant le héros, et présentant les massacres comme des effets secondaires, on considère comme négligeable cette part de la population qui en a été victime, et on banalise le meurtre de masse, au même titre que n’importe quelle intervention militaire contemporaine.
Mais en outre, on fait comme si ce meurtre avait profité à tous, et on occulte la part du peuple contemporain pour qui les suites de ce « progrès » ne constituent nullement un profit : non seulement les descendants des massacrés, mais ceux sur qui continuent de s’exercer des formes de domination similaires ou plus subtilement établies. Ce qu’Howard Zinn dénonce comme « indifférence contagieuse », c’est un effet de contamination et de propagation dans le temps, dont le contemporain est tributaire par rapport au passé. Suzan Sontag, dans Devant la douleur des autres, publié en 2003, établit un parallèle significatif entre l’usage constant des images violentes dans les magazines pour figurer les guerres extérieures, et l’occultation de ce même type d’images lors des attentats de 2001 à New-York.

L’exhibition photographique des cruautés infligées aux autochtones basanés des pays exotiques perpétue cette offre, aveugle aux considérations qui interdisent l’étalage de la violence faite à nos propres victimes; car l’autre, même lorsqu’il n’est pas un ennemi, est toujours perçu comme quelqu’un à voir, et non comme quelqu’un qui (à notre exemple) voit aussi.

Que peut-on en déduire quant au rapport paradoxal de l’ « indifférence contagieuse » au sentimentalisme compassionnel ? Que vise l’accoutumance à la violence dans les « contrées exotiques », sinon la production de cette « indifférence contagieuse » ? Cette forme d’indifférence peut aller de pair avec la compassion humanitaire destinée à la collecte massive des dons ; mais cette tyrannie émotionnelle elle-même ne sort pas du cadre d’une profonde acceptation de la souffrance, et vise au final une forme d’euphémisation de la cruauté. Car celle-ci s’applique à des populations jugées négligeables, sans projection identificatoire possible.
Au contraire, la conviction d’appartenance commune fonde une forme d’identification, qui ne permet pas que les images de la violence soient montrées. Car cette violence-là est celle de corps défaits, incompatibles avec le sentiment de la dignité nationale. Montrer les corps morts, c’est d’une certaine manière montrer la nation vaincue. Et par là montrer tarie la source même du pouvoir. Ce qui ne peut se faire sans léser le dispositif de gouvernementalité. À ce titre, les images sont bel et bien ce que Foucault appelle des régimes discursifs : elles sont de l’ordre du discours, c'est-à-dire de la représentation de l’histoire. Ce que, dans un texte de 1976 intitulé « le discours ne doit pas être pris comme … », il nomme des « opérateurs » :

C’est d’abord parce que le discours est une arme de pouvoir, de contrôle, d’assujettissement, de qualification et de disqualification, qu’il est l’enjeu d’une lutte fondamentale. (…) Le discours – le seul fait de parler, d’employer des mots, d’utiliser les mots des autres (quitte à les retourner), des mots que les autres comprennent et acceptent (et, éventuellement, retournent de leur côté) -, ce fait est en lui-même une force. Le discours est pour le rapport des forces non pas seulement une surface d’inscription, mais un opérateur.

Et il montre que ces opérateurs n’ont de fonction que comme enjeu d’une lutte fondamentale, arme d’un combat qui, s’il ne veut pas être celui du dominant, doit être celui d’une revendication, puisqu’il n’y a pas de position neutre. Que tout discours s’inscrive dans un rapport des forces, c’est précisément ce qu’affirme Zinn dans son ouvrage autobiographique L’Impossible neutralité. C’est ce qu’affirme Erwing Goffman dans Asiles, en refusant le point de vue des psychiatres pour écrire sur l’enfermement de ceux qu’on nomme « malades mentaux ». Et l’on peut lier à la question de l’affrontement au pouvoir cette nécessité de prendre position dans le discours de la recherche, ce refus d’une supposée « neutralité », en tant qu’elle n’est rien d’autre que le point de vue, naturalisé parce qu’homogénéisant, du dominant. Foucault dans son analyse du discours, comme Zinn dans son analyse de l’histoire, affirment la nécessité de la position polémique comme contrepoids à la domination du consensus. Elle s’avère ainsi un principe non pas de neutralité, mais de neutralisation des effets de pouvoir. C’est le sens de la réponse qu’il donne à l’équipe de géographes qui l’interroge en 1976, pour le premier numéro de la revue Hérodote :

Ce dont j’ai essayé de faire la généalogie, ça a d’abord été la psychiatrie, parce que j’avais une certaine pratique et une certaine expérience de l’hôpital psychiatrique, et que je sentais là des combats, des lignes de force, des points d’affrontement, des tensions.
(…) Si je fais les analyses que je fais ce n’est pas parce qu’il y a une polémique que je voudrais arbitrer, mais parce que j’ai été lié à certains combats : médecine, psychiatrie, pénalité.

Le chercheur n’est en aucun cas un arbitre, mais un combattant. Car s’il ne l’est pas pour affronter un pouvoir, il le sera pour le soutenir. Ce que montre à l’évidence la position de Gramsci, affirmant que l’intellectuel, s’il ne veut pas être critique, c'est-à-dire capable de tenir un discours distancié et problématisant à l’égard des systèmes de pouvoir et de l’organisation politique au sein de laquelle s’inscrivent son existence sociale et son travail, sera nécessairement organique, c'est-à-dire instrumentalisé par ces systèmes de pouvoir. Comme l’écrit Howard Zinn :

Dans un monde aussi conflictuel, où victimes et bourreaux s’affrontent, il est, comme le disait Albert Camus, du devoir des intellectuels de ne pas se ranger du côté des bourreaux.

En ce sens, l’exigence de scientificité qui mobilise l’activité de recherche, tout comme la rationalité des méthodes qu’elle met en œuvre, ne doivent pas être confondues avec une prétention à l’objectivité, mais bien plutôt identifiées au rôle d’outils critiques qui doit leur être attribué. Il n’y a donc pas d’incompatibilité entre une activité de recherche qui serait du côté de la scientificité ou de la volonté d’objectivation (en tant qu’elle vise à objectiver, c'est-à-dire à produire publiquement des faits, objets possibles, dès lors, d’une interprétation), et une activité militante qui serait du côté de la subjectivité ou du parti-pris. Car c’est précisément l’objectivation des faits qui peut pousser un lectorat à sortir de la passivité pour entrer dans une volonté d’action.
De ce point de vue, le travail d’Howard Zinn peut parfaitement s’apparenter à celui des chercheurs du post-colonial, visant à trouver dans la recherche historique les analyses qui fournissent les outils symboliques d’interprétation du monde dont l’action revendicative a besoin. La critique proposée par Edward Saïd en particulier, à partir de son travail sur l’orientalisme, peut fournir une efficace dénonciation de ce que nous avons choisi d’appeler « l’affectation de scientificité » : une prétention à la neutralité qui n’est rien d’autre que la volonté de faire taire la voie critique inhérente à tout authentique processus de recherche. C’est cette affectation de scientificité, que Zinn, dans tout son travail d’historien, ne cesse de dénoncer.

En 1978 dans le journal italien Corriere della Serra, sous le titre Les « reportages » d’idées, Michel Foucault, parti sur le terrain iranien entre le 1er octobre 1978 et le 12 mai 1979, dans le temps de la révolution qui soulève le pays et aboutit à la chute du régime du Shah, a publié plusieurs textes autour de la question de l’Iran. C’est à ce propos, et pour présenter le projet d’une série d’articles à paraître sous cette rubrique, qu’il écrit ces quelques lignes :

Il y a plus d’idées sur la terre que les intellectuels souvent ne l’imaginent. Et ces idées sont plus actives, plus fortes, plus résistantes et plus passionnées que ce que peuvent en penser les politiques. Il faut assister à la naissance des idées et à l’explosion de leur force : et cela non pas dans les livres qui les énoncent, mais dans les événements dans lesquels elles manifestent leur force, dans les luttes que l’on mène pour les idées, contre ou pour elles. Ce ne sont pas les idées qui mènent le monde. Mais c’est justement parce que le monde a des idées (et parce qu’il en produit beaucoup continuellement) qu’il n’est pas conduit passivement selon ceux qui le dirigent ou ceux qui voudraient lui enseigner à penser une fois pour toutes.

La première phrase est quasi-citationnelle du Hamlet de Shakespeare s’adressant à Horatio. Mais elle a un tout autre sens, et ce sens s’adresse à la prétention philosophique d’un monopole de la pensée. Ce que Foucault affirme, c’est un excès de la pensée par rapport à la mesure de la rationalité philosophique. Et cet excès ne peut précisément pas se penser à partir de la philosophie. Il oblige au contraire le philosophe, comme l’historien, à un déplacement, non seulement parce que la pensée est géographiquement ailleurs que là où elle prétend siéger, mais parce que cet ailleurs lui-même éclot dans des processus de subjectivation qui excèdent les outils conceptuels forgés pour le penser. L’idée d’une histoire populaire, comme celle d’une philosophie de terrain telle que je souhaite la défendre, est apparentée à une telle représentation.

La pensée n’excède pas seulement le champ académique de ce qu’on appelle les « penseurs ». Elle excède aussi ses propres anticipations, sa propre conscience d’elle-même. Et cet excès est précisément ce qui fait d’elle une pensée singulière, au-delà non seulement de ce qu’elle a reçu du dehors, mais de ce qu’elle attend d’elle-même.
Écrire nous ouvre sans arrêt, à tous, ce potentiel qui va se cristalliser dans un réel au-delà de sa planification. Et même si la projection d’un plan est indispensable, agir n’est jamais développer la simple anticipation d’un plan, mais déployer la puissance qui excède la prévision et découvrir aussi un devenir-pensée qui déborde de très loin l’intention initiale.
Le « pli » tel que l’envisage Gilles Deleuze pourrait en être une métaphore. Mais en réalité, le pli contient déjà ce qu’il déploie comme une réalité cachée. Il s’agit plutôt ici de ce que l’embryon va déployer d’un possible non encore constitué, dont les potentiels sont encore multiples et ne vont se former comme réels qu’à l’occasion d’une sollicitation. Et cette occasion, ce « kairos » aristotélicien saisi aux cheveux, est ce qui donne forme à l’idée, ce qui va l’objectiver, la faire surgir, non seulement au regard de celui qui la produit, mais dans l’espace public qu’elle va désormais contribuer à animer.

Cet excès de la pensée par rapport à sa propre origine est ce qui fait sa vie et sa puissance d’action, toujours en tension. C’est cette tension et cette exigence qu’une Histoire populaire peut permettre de renouveler et, en quelque sorte, de revivifier. Non pas seulement par ses échanges avec la sociologie, l’anthropologie ou la philosophie – et la façon dont elles peuvent se nourrir mutuellement – mais surtout par son écoute attentive à ce qui est non pas le bruit du monde, mais la parole vive de ses acteurs.