Régimes d’image dans la représentation des objets


Pour le colloque Migrobjets – Inalco Objets et sujets de la migration dans l’espace médiatique : construction des discours et des représentations
Mercredi 22 – jeudi 23 mai 2018
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L’objet, c’est ce qui est posé, ou jeté, devant un sujet qui, lui, se détermine comme conscience pour l’appréhender. La subjectivité est ainsi ce qui se fonde dans son intériorité pour déterminer l’affrontement à la réalité de l’objet. Et l’objet va affecter le sujet moins par ce qu’il est concrètement, que par ce qu’il représente symboliquement. Il acquiert ainsi une valeur qui est la mesure non de son utilité, mais de son poids affectif et émotionnel. Et il arrive que la puissance affective d’un objet se mesure à la faiblesse de sa valeur économique.
Mais ici va se produire, pour les objets liés aux représentations de la migration, une triple reconfiguration :
- celle qui, par le mouvement migratoire lui-même, transforme l’objet en lieu fixe par opposition à la dynamique du trajet,
- celle qui, par la diffusion des images, substitue aux objets la circulation de leurs représentations,
- celle qui, par la réception des images, constitue les objets en espace de projection affective non plus pour les migrants, mais pour les sédentaires aux yeux de qui la migration est devenue spectacle.
C’est cette triple reconfiguration qu’on voudrait interroger ici.

1. Un rapport biaisé au réel

Le réel, qui fait l’objet de l’intention documentaire, n’est en aucun cas un donné neutre. Il est bien au contraire lui-même objet d’affects, et ne se présente à nous que sous la forme de ses représentations : de la manière dont on se situe dans un espace et dans un temps. Lacan écrira, très lapidairement : « Le réel, c’est l’impossible ». Signifiant par là à la fois l’opposition entre un potentiel et sa réalisation, mais aussi l’impossibilité d’accéder à un réel « en soi ». Et le fait que le réel est toujours configuré, par la relation qui fait que nous entrons en rapport avec lui. Cette relation, c’est la représentation, produisant une « réalité » qui relève de l’imaginaire autant que du symbolique.
À cet égard, la représentation photographique, qui oriente notre rapport au symbolique, est à la fois ce qui désigne l’imaginaire du producteur, et ce qui suscite l’imaginaire du récepteur. Chez Lacan le réel se dérobe donc toujours au profit d’une réalité de la perception. Le premier texte de ses Écrits s’intitule « Au-delà du principe de réalité ». Et sa présentation s’achève sur un questionnement de l’image :

À travers les images, objet de l’intérêt, comment se constitue cette réalité où s’accorde universellement la connaissance de l’homme ?

Le réel est ainsi à la fois ce qui nous échappe, et ce à quoi s’affronte pourtant notre exigence de connaître en vue de la nécessité vitale de nous adapter (au sens darwinien originel). Et l’on voit ici que le rapport à la folie, comme le rapport à l’image, est inclus dans cette problématique. En philosophie politique, la question du réel et de ses représentations engagera donc nécessairement un rapport au pouvoir, par lequel la présence au terrain devient un enjeu de vie et de mort.

Dans les images les objets ne sont pas présents, mais représentés. Et ce sont ces représentations qui circulent pour produire à leur tour une représentation des populations migrantes : couvertures, tentes, bouteilles, sacs plastique, objets de première nécessité qui constituent le kit de protection contre les intempéries, d’usage alimentaire ou d’usage de transport. Bric-à-brac indifférencié auquel ne peut s’attacher aucune dimension affective, mais qui produit plutôt un stigmate de l’appauvrissement, de la réduction à une forme préfiguratrice de ce qu’Hannah Arendt appelait « la vie nue ». Celle-ci n’existe pas en tant que telle pour des êtres humains ; mais certaines formes de vie s’en approchent clairement plus que d’autres, dans la perception qu’on peut en avoir, ou qu’on souhaite en donner.
Les images des campements en bord d’autoroute, des bidonvilles en zones périphériques, des « jungles », telles qu’elle sont diffusées dans les espaces médiatiques, produisent cet effet d’indifférenciation dans lequel prend forme la figuration des espaces migratoires.
Si l’on veut susciter le déclic sentimental, il suffira d’y placer au bon endroit un nounours ou une poupée, quelque chose qui ouvre l’espace projectif à la figure enfantine, faible, attendrissante et sans protection. Le nounours dans la boue est un topos iconique majeur, la chaussure d’enfant dans l’eau en est un autre. L’objet est mis en scène. Et ce n’est pas un objet de l’exil, mais un objet de distribution humanitaire, recontextualisé sur un fond qui semble rendu à la destruction naturelle des éléments (eau, terre, air et feu).

Étrangement, l’objet par excellence nécessaire à la survie, celui dont on a prioritairement besoin lorsqu’on se trouve en situation minimale ou précaire, celui qu’on emporte avec soi en priorité lorsqu’on se sent exposé, celui-là ne figure sur aucune image : c’est le couteau. Objet fétiche du randonneur, du baroudeur, du voyageur, de l’aventurier, il est absent de la représentation migrante. Objet indispensable à l’alimentation, à la cuisine, à la cueillette, au ramassage du bois, à la fabrication des objets de première nécessité, il signifie une autosuffisance, une faculté d’affrontement au monde et d’adaptation qui ne semble pas avoir sa place dans les représentations massives des subalternes.
Instrument de puissance, il semble ne pas pouvoir armer ceux qu’une imagerie de l’apitoiement vise à réduire à l’impuissance. Une esthétique du trophée se fait jour dans cette représentation des exilés désarmés, vaincus, impuissants, gisant sous des couvertures ou déambulant furtivement sous des capuches, dépossédés de l’instrument technique qui pourrait évoquer la possibilité d’une violence ou d’une aptitude à trancher.
À qui sont destinées ces images ? Évidemment pas aux migrants, mais bien plutôt à ceux pour lesquels ils peuvent constituer un spectacle. Et de ce point de vue, l’image est plutôt destinée à occulter qu’à montrer la réalité des conditions de vie. L’image interdite par excellence sera celle des violences policières, dont la captation et la circulation sont sujettes à menace et à sanction. Non, bien sûr, pour les responsables policiers qui en sont les auteurs réels à l’encontre des migrants, mais au contraire pour ceux qui vont tenter de les capter, de les faire circuler, de les produire comme attestation de la violence en vue de sa dénonciation. Photographier ou filmer la réalité des matraques, des bombes lacrymogènes, des tasers, des armes offensives qui accompagnent les comportements violents des agents de la force publique, expose soit à subir la destruction de son propre matériel, soit à subir à son tour cette violence qui dissuade de témoigner, soit à se retrouver en butte aux persécutions judiciaires et aux procès-bâillons.
Montrer les migrants en situation d’abandon et de déréliction se fera en revanche en toute impunité, occupant la une des journaux de la presse la plus conservatrice, dans l’optique analysée par Susan Sontag dans son ouvrage Devant la douleur des autres, paru en 2001.

2. Les fonctions du dispositif photographique

Tenter de décoder les multiples interactions qui nouent les dispositifs photographiques aux dispositifs économiques, à travers les problématiques de l’exil, dont les enjeux économiques sont majeurs, ce n’est donc pas faire de la photo spécifiquement, par opposition aux autres modalités de production des images, un domaine qui se prêterait plus que d’autres aux compromissions économiques. Mais plutôt que l’économie est, comme elle l’a toujours été, le véritable nerf de la guerre esthétique, et partant la condition même d’une vie de la représentant en général, et de la photographie en particulier, au sein des espaces multiples de production des images. Car la photographie, par l’effet même de sa reproductibilité technique, dans le monde informatique en particulier, y est exposée plus que toute autre.
Et si cette exposition a bien des effets politiques au sens dominant ou, selon l’expression de Rancière, policier du terme, créant une véritable homogénéisation des formes photographiques, il n’en existe pas moins une exigence photographique qui, politique au sens revendicatif du terme, peut créer un véritable espace de visibilité.

L’espace de pouvoir ouvert par la photographie a en effet bel et bien un impact policier : fixer l’image des visages comme on fixe la cartographie du ciel sera à l’origine des reconfigurations biopolitiques de l’espace social. Reconnaître les traits, mesurer, comparer, induire de la configuration des formes visibles celle des structures invisibles du crâne et du cerveau, rapporter ces structures à des indices comportementaux et en déduire des anticipations sur les gestes, les actes, les attitudes. La photographie va lier indissolublement les processus de socialisation à des processus inquisitoriaux d’investigation : photographie policière, photographie d’identité, constitueront les moyens technologiques fondamentaux du repérage et du contrôle, sous l’instigation en particulier de Bertillon. Comme ils constituent toujours le matériau de référence des avis de recherche et le motif récurrent du « délit de facies ». Et la représentation des objets peut à son tour entrer dans une politique du repérage, comme l’atteste en particulier l’usage invasif du contrôle par les drones.

3. Problématiques de l’image de guerre et extension du pouvoir de la presse

C’est dans les années trente que la profession de photojournaliste commence à s'organiser autour d'agences : Keystone et Associated Presse, Wideworld aux USA ; en France, l'agence Alliance photo (l'ancêtre de Magnum), qui diffuse Robert Capa et Henri Cartier Bresson, l’Agence France Presse et Rapho.

La guerre d’Espagne en particulier sera le lieu focalisant à leurs débuts l’activité de ces agences, fournissant des images à la presse en vue de leur diffusion au public, et Robert Capa en a capté les photos les plus célèbres : photos de combattants aussi bien que de populations en exode. Dans Hommage à la Catalogne, paru en 1938, George Orwell dira quel était le rôle véritable de la presse, et de l’imagerie qu’elle véhicule, dans ce processus. Elle avait pour tâche très politique, au sens policier du terme, de masquer la réalité des processus révolutionnaires, dont tout sujet présent à l’époque sur le terrain pouvait être témoin :

Le monde entier était résolu à empêcher la révolution en Espagne. Notamment le Parti communiste, avec la Russie soviétique derrière lui, s’était jeté de tout son poids à l’encontre de la révolution. (…) Si la République capitaliste prévalait, il n’y aurait pas à craindre pour les investissements étrangers. Et puisqu’il fallait écraser la révolution, cela simplifierait grandement les choses de prétendre qu’il n’y avait pas eu de révolution.

Prétendre qu’il n’y avait pas eu de révolution, c’était en quelque sorte aux yeux d’Orwell un processus négationniste dont la diffusion de la photo de presse, humanitaire aussi bien que militaire, était un des agents, tout simplement parce que l’image de guerre, focalisée sur les représentations du combat que le progrès technique permet de saisir, ne dit rien du contexte politique du conflit. Mais aussi, au final, parce que, pour le spectateur, et par la manière même dont elle est saisie, elle opère une projection non pas sur l’objet photographié, mais sur le fantasme qu’il doit susciter. Quand le photographe américain Eugen Smith raménera les photos de Minamata, village de pêcheurs japonais intoxiqué au mercure par une usine pétrochimique, accompagnées d’un texte d’Eileen Mioko dénonçant les procédés et faisant le récit des luttes juridiques des pêcheurs, le magazine Camera 35 éliminera le texte, sélectionnera les onze photos les moins signifiantes politiquement et les plus frappantes visuellement, et publiera en couverture, en 1971, … un portrait du photographe en héros.
Sans cesse, les circuits médiatiques dominants opèrent les effets de manipulation dont l’image photographique, par sa dimension indicielle, produit l’attestation. Une vérité s’invente, qui prend, par la prégnance des organes de diffusion, le sens massifiant d’un consensus.

3. L’image-choc comme surconstruction du photojournalisme

Dans Mythologies, paru en 1957, Roland Barthes fera l’analyse de ces mutations du regard et du sens que produit la photographie devenue majoritairement liée à la presse-magazine. Il en montre les fonctions essentielles : euphémiser la réalité environnante et surligner l’horreur des réalités lointaines. Créer en quelque sorte une conscience d’être protégé dans un monde surexposé. Et l’on peut dire, de ce point de vue, que la réduction des camps de migrants, pourtant bel et bien culturellement organisés, à la qualification de « jungles », opère ce déplacement vers l’exotique et le parcage zoologique qui conforte la dissociation entre deux catégories d’humanité. La photographie est le medium, en déplacement constant, de cette assurance sédentaire dont participe la photo de reportage, tant sur le terrain de la guerre qu’elle vise à spectaculariser, que sur celui de la catastrophe nationale qu’elle vise à euphémiser. Ainsi Barthes écrit-il, à propos des inondations de 1955, un texte intitulé « Paris n’a pas été inondé », pour mettre en évidence le négationnisme auquel aboutit la photo de presse. La réalité des destructions produites par les inondations y est masquée dans la photographie sous les références théologiques à l’Arche de Noé et au sentiment de confiance et de sécurité qu’elle inspire. Les barques semblent glisser sur l’eau dans un paysage édénique, et tout vise à produire l’impression de la réalisation d’un rêve, plutôt que l’indice d’une catastrophe.

Au contraire, lorsqu’il s’agit des guerres lointaines, ce qui est visé est bien de provoquer une impression d’horreur. Il ne s’agit pas de montrer une réalité, mais d’y sélectionner les indices intentionnellement choisis susceptibles de provoquer la répulsion dans le temps même où s’accomplit la pulsion scopique. Et dans ce jeu, Barthes met en évidence, par le jeu de la sémiologie, la position démiurgique autant qu’ambivalente du photoreporter qui, prétendant donner à voir une vérité, impose sans échappatoire possible l’émotion qu’il veut susciter :

Il ne suffit pas au photographe de nous signifier l’horreur pour que nous l’éprouvions. (…) Le photographe a presque toujours surconstruit l’horreur qu’il nous propose, ajoutant au fait, par des contrastes ou des rapprochements, le langage intentionnel de l’horreur. (…)

L’horreur n’est pas inventée, mais elle est sursignifiée. Et cette surconstruction est une pure fabrication technique, que l’image permet précisément parce que, sollicitant exclusivement la vue, elle fait abstraction de tous les autres sens. Dans la réalité de la guerre, l’horreur est perçue par l’odorat bien avant d’être vue : celle des excréments, des charniers, de ce que décrit Orwell d’une réalité vécue de la guerre dans Hommage à la Catalogne :

Nous étions à présent à proximité du front, assez près pour sentir l’odeur caractéristique de la guerre : d’après mon expérience personnelle, une odeur d’excréments et de denrées avariées.

La photo de grande diffusion n’a donc pas seulement pour fonction de masquer les vrais enjeux politiques de la guerre ou du déplacement ; mais, plus encore, de surligner corrélativement l’effet du réalisme et celui de l’effroi. Elle donne à croire au spectateur que ce qu’il voit est l’exact eidolon, le parfait simulacre, l’équivalent sans médiation de la réalité du terrain. Le photographe serait ce parfait transmetteur de la vérité objective, et en cela un médiateur effacé devant son sujet, qui donnerait au spectateur la sensation d’y avoir été.
Mais dans le même temps, les effets de surlignage conduisent le spectateur à identifier sa position de regardeur à celle du capteur, à cadrer son émotion dans les limites mêmes du cadrage photographique, totalement contraint et conduit non par la réalité perçue, mais par l’intention de celui qui la lui transmet, dans un geste intégralement contraint par ses codes :

On a frémi pour nous, on a réfléchi pour nous, on a jugé pour nous ; le photographe ne nous a rien laissé, qu’un simple droit d’acquiescement intellectuel : nous ne sommes liés à ces images que par un intérêt technique ; chargées de surindication par l’artiste lui-même, elles n’ont pour nous aucune histoire, nous ne pouvons plus inventer notre propre accueil à cette nourriture synthétique, déjà parfaitement assimilée par son créateur. (…) Cela ne résonne pas, ne trouble pas, notre accueil se referme trop tôt sur un signe pur ; la lisibilité parfaite de la scène, sa mise en forme, nous dispense de recevoir profondément l’image dans son scandale ; réduite à l’état de pur langage, la photographie ne nous désorganise pas.

La « nourriture synthétique » de l’image photographique ne nourrit précisément pas le spectateur, au sens où elle ne peut pas être assimilée par lui dans les marges de liberté laissées par l’interprétation. Ce que met en évidence le texte de Barthes, c’est la fonction propagandiste de l’image de presse, dans laquelle l’héroïsation émotionnelle du photoreporter se substitue à la documentation des faits dans une univocité du signe. Comme il l’écrit : Réduite à l’état de pur langage, la photographie ne nous désorganise pas.
Elle ne nous désorganise pas, c'est-à-dire qu’elle nous fait au contraire rentrer dans l’ordre, épousée le consensus mou de l’horreur conditionnée, au même sens où peut l’être un produit dans un emballage. Les magazines vendent l’information comme un produit intégralement standardisé, destiné à s’accumuler sous le regard sans jamais pouvoir être ingéré. Ils participent bien évidemment, et de façon centrale, de ce que Debord appelle « la société du spectacle », et que Barthes dénonce ici sous le sceau de l’univocité du signe : une symbolique réifiée dont le photoreportage, avec ses codes esthétiques hégémonisants, est le plus sûr vecteur. C’est cet imaginaire-standard de la misère qui, plus tard, dans les années soixante-dix, sera le nerf de la recherche de fonds humanitaire et de son rackett émotionnel sur le grand public.

Le problème n’est pas qu’existe cette machinerie, ou cette modalité esthétique de l’image, née entre les deux guerres avec l’émergence des agences de presse, et devenue florissante avec l’extension de la diffusion des images par les organes de presse télévisuelle et internet. Le problème est plutôt d’une part qu’elle soit devenue hégémonique, aux yeux précisément du grand public auquel elle est destinée, pour représenter ce qu’est le rapport à l’image : une véritable déséducation du regard. Le problème est aussi la confusion qu’elle opère entre information et sensation, qui ne peut bien sûr se faire que par la totale négation de la première. L’information confondue avec le désir de sensation ne produit pas une non-information, mais un double processus de désinformation et de désesthétisation : l’impossibilité corrélative d’accéder à une interprétation rigoureuse des événements, et à une évaluation judicieuse des images. Ce qui est tué dans l’œuf par cet usage de la photographie inféodée aux groupes de presse, c’est la possibilité même de ce à quoi appelait Walter Benjamin en écrivant L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique : « Politiser l’esthétique ».

4. Les nouvelles configurations du marché et la circularité de la prescription

À la période contemporaine, les grands groupes de presse sont en perpétuelle reconfiguration, perturbés et recomposés par les médias télévisuels et l’accès à l’internet. Et le fondateur du portail d’accès Free est sur le point, en France, d’acheter ce magazine passé de l’information politique à sa peopolisation qu’est Le Nouvel Observateur. Dans le moment même où le slogan rebattu de la « liberté de la presse » est contredit par l’omniprésence des signes d’inféodation aux pouvoirs économiques, et par là politiques, dont elle est le lieu.
C’est dans ce contexte d’informatisation de l’information que la photo de presse, jusque là cantonnée à ce secteur, omniprésent mais maintenant relayé sur la toile, intègre massivement et de façon corrélative les circuits du marché de l’art et ceux de la fluidification des données numériques.
Marie-José Mondzain, philosophe, tente de reposer la question à partir du sens pris par le mot « économie » dans les querelles théologiques de l’époque byzantine, à propos de la question de l’image. Et elle montre comment, dans les luttes de pouvoir du IXème siècle autour de la polémique iconoclaste, la question de la circulation des images constitue un véritable enjeu de régulation idéologique de l’environnement social. Elle construit ainsi un rapport à la vérité et une puissance d’appropriation de l’espace politique. Elle écrit en 2003, dans Le Commerce des regards :

Ce partage des regards concerne toutes les figures de l’altérité, depuis l’intimité d’une relation duelle jusqu’à la communauté la plus vaste. Quelque chose de la notion même d’humanité est en jeu dans le partage du visible. Il n’est pour s’en convaincre que de constater que tout impérialisme planétaire se caractérise désormais par la maîtrise d’un monopole iconique.

Mondzain emploie ici le terme de « partage du visible » dans le sens invers de celui que donne Rancière au « partage du sensible » : Là où Rancière entend le partage comme partition, et processus de discrimination à l’encontre des « sans-part » qui seront conduits à revendiquer l’espace esthétique et politique qui leur est refusé, Mondzain, entend au contraire le mot partage en son sens de mise en commun, et fait du commerce des regards la possibilité d’une circulation du collectif.
Le « monopole iconique » fait précisément obstacle à ce qui permet un authentique regard photographique : la distance, qui organise le refus des confusions.

Ces multiples distanciations ont manifestement le même effet que Brecht attribuait à ce terme dans le domaine théâtral : celui d'un contrôle de la représentation qui relie son résultat esthétique à un effet de dépathologisation. C'est parce que la sensation spontanément véhiculée par la perception est mise à distance, qu'elle perd sa qualification purement organique et quasi-végétative, pour accéder à un statut esthétique. Dans Mère Courage et ses enfants, Brecht, dans l'immédiate après-guerre, représentait les dévastations de la Guerre de Trente ans dans le XVIIème siècle allemand, sous la forme de saynettes brèves, ironiques, scandées, rythmées et dépathétisées, mises à distance à trois niveaux différents : celui du texte, celui de la scénographie et celui du jeu des acteurs.
Or c'est précisément de cette mise à distance du pathos que surgit, d'une guerre à l'autre, un universel de la révolte et de l'émotion, ce qui définit à ses yeux-mêmes une conscience politique. Pas de hurlement et de vision de massacre, de désespoir ou de déréliction, mais seulement le réglage minutieux d'un enchaînement de scènes, un montage dans les écarts duquel peut s'insinuer la distance critique du spectateur, et par lequel le contraste entre la violence des situations et l'ironie du texte fait surgir une qualité d'émotion sans effusion. Elle détermine ainsi non la passivité d'un apitoiement, mais l'activité critique d'un refus. Car si le verbe grec "krinein" désigne la faculté de séparer et de dissocier, c'est dans la mesure même où la position critique ne peut que rendre corrélative la reconnaissance des différences et celle de la distance.
Une œuvre qui nous met à distance d'elle-même est une œuvre qui nous tient en respect, au sens le plus menaçant qu'on puisse donner à ce terme. Mais par ce respect même, elle nous protège de la passivité et peut ainsi faire place au regard. La force du dispositif des images peut être ainsi davantage dans sa menace que dans sa séduction.

Artaud proposait d’ « en finir avec le jugement de Dieu ». Est-ce une raison pour en finir aussi avec le jugement tout court ? L’ambivalence inaperçue porte ici sur la définition d’une notion centrale pour la question photographique: celle de réalité. Et cinq définitions de ce concept, doivent être distinguées :
-un réel ontologique, tel qu’il définit la vérité des choses au-delà de toute apparence sensible,
-un réel phénoménal, le monde tel qu’il apparaît à toute perception humaine,
-un réel éprouvé, tel qu’il se constitue en affects et émotions particulières chez chacun d’entre nous,
-un réel culturel, tel qu’il s’impose à tous les membres d’une communauté comme organisation sociale du lieu et du temps,
-un réel médiatique, tel qu’il impose sur le réel culturel une surimpression de manipulations intentionnelles.
Face à cette multiplicité des « réels », la fiction peut relever alors :
-de l’intention ontologique, prétendant capter une essence des choses derrière leur simple apparence,
-de l’intention médiatique, cherchant à produire la « norme de l’image dominante » (expression tirée de l’éditorial) par des manipulations mensongères,
-de l’intention documentaire elle-même, en tant qu’elle ne se constitue qu’en réorganisant des données qui cessent par là d’être brutes (le réel phénoménal),
-soit selon un réel éprouvé (donc porteur d’émotion),
-soit selon un réel culturel (donc porteur de présupposés).
Selon que la fiction se définit comme une illusion (ontologique ou documentaire) ou comme un mensonge (médiatique), elle jette le doute sur notre représentation perceptive du monde, ou sur la manière dont cette représentation s’institutionnalise dans des codes collectifs.

Les critiques portent souvent un regard méfiant sur les « nouvelles technologies de production et de traitement de l’image », sur « l’institution culturelle », les « médias numériques » et les « tripatouillages électroniques », « l’ère de la dématérialisation » ou celle du « soupçon ». Mais il apparaît que, si cette position défensive fait l’objet d’une unanimité, elle n’impose aucune position offensive, pas même des propositions antagonistes, mais au contraire une véritable désorientation, dont le double langage n’est rien d’autre que l’expression formelle.
Cette attitude semble vouer la photographie contemporaine à une alternative impossible : soit une soumission aux « normes de l’image dominante », soit un combat d’arrière garde mené sans boussole contre un ennemi déjà jugé dominant sans être jamais nommément désigné (imagerie numérique ou médias télévisuels comme représentants à la fois d’un dévoiement du rapport à l’image et d’une puissance de soumission politique), à la manière d’un Moloch dévorateur, inaccessible et tout-puissant.

Bien des réalités de la photographie contemporaine, y compris dans ses recherches sur l’image numérique, nous disent au contraire que cette alternative est inacceptable. Qu’il y a place pour une activité photographique à la fois singulière et consciente non pas seulement de son inscription passive, mais de son intervention dans l’histoire des hommes, du pouvoir qu’elle a de leur ouvrir les yeux. Il y a place aussi pour un discours sur la photographie qui reconnaisse cette position et la définisse en termes de projet. Il y a dans l’intention photographique elle-même une radicalité à l’oeuvre, dont les sujets, les méthodes, les instruments et les perspectives multiples témoignent d’une volonté commune : celle de ne pas en finir avec le jugement des hommes.

Dans Le Dix-huit Brumaire de Lousi-Napoléon Bonaparte, Marx disait de la classe des paysans : Ils ne peuvent se représenter à eux-mêmes, ils doivent être représentés. Et il attribuait ce déficit d’autonomie de la représentation à leur éloignement les uns des autres, lié à la parcellisation des terres. La représentation avait ici le double sens de la présentation symbolique et de la représentativité politique.
On peut de ce point de vue établir ici une analogie avec ce qu’on pourrait appeler la condition migrante, qui se caractérise d’abord par son hétérogénéité : d’origine géographique, de classe sociale, de culture, d’appartenance et de convictions politiques. Sur une scène largement orientée par l’histoire coloniale des rapports Orient-Occident, dont l’espace de Schengen a surdéployé les jeux de pouvoir et de corruption qui lui sont liés.
Il y a donc bel et bien une forte responsabilité de la représentation, dans laquelle la nécessité stratégique légitime d’invisibiliser les personnes exposées au contrôle policier va de pair avec la volonté politique antagoniste de les nier.
Dans ce cadre, la problématique des objets de la migration prend une acuité toute particulière : pouvoir faire lire dans la diffusion de ces représentations une « puissance d’agir » des exilés (pour reprendre l’expression d’Étienne Tassin), c’est ouvrir à la possibilité de leur représentativité politique et d’une réappartenance sociale active dans les pays d’accueil. C’est là probablement l’un des enjeux majeurs d’une critique contemporaine de la médiatisation des images.