Smaïn LAACHER, FEMMES INVISIBLES, Leurs mots contre la violence


Ed. Calmann-Lévy, 2008 (260 pages)

Pratiques n°45, février 2009

Les enjeux de cet ouvrage de Smaïn Laacher sont beaucoup plus complexes que ne le laisse entrevoir la simplicité du titre. Et sa position maintient un équilibre subtil entre les écueils qu'il dénonce au début de son ouvrage. Dénoncer les violences faites aux femmes des "minorités visibles", c'est en effet courir le risque de stigmatiser la violence même de ces minorités. Ne pas les dénoncer, c'est troquer une forme de racisme contre une autre : supposer que ce qu'Arendt appelait, à la fin de son ouvrage sur L'Impérialisme, le "droit d'avoir des droits" ne concernerait pas les femmes issues de ces minorités.
Ce que l'auteur, sociologue au CNRS, va donc tenter d'éviter, c'est un regard surplombant sur la violence sexiste issue des milieux de l'immigration. Pour cela, deux moyens : d'une part la mettre en parallèle avec les formes de la violence sexiste occidentale ; d'autre part faire fond sur les discours des femmes elles-mêmes. C'est la position authentiquement scientifique du chercheur qui met ainsi en perspective, à l'opposé d'un misérabilisme victimaire, une parole revendicatrice, pour laquelle l'épreuve de la violence ouvre au basculement décisif de l'espace domestique à l'espace public.
La parole, pour reprendre l'expression du philosophe John Austin, est "performative" : elle ne produit pas seulement du sens, mais du fait, ou ce que celui-ci appelait des "actes de langage". Et l'acte de langage produit par ces femmes est double : en dénonçant la violence intime, elles lui donnent non seulement une visibilité comme réalité sociale, mais une dénomination comme délit juridique. Comment s'opère ce "passage à l'acte" ? Par l'adresse au référent public. Sont ainsi décortiquées les fiches téléphoniques et les lettres adressées à deux associations, Voix de Femmes et Ni Putes Ni Soumises, dans les années 90 et 2000. Mais aussi, et ce parallèle fonctionne comme un véritable opérateur à la fois historique et sociologique, les courriers adressés de 1967 à 1981 à Ménie Grégoire sur RTL. Plaintes de femmes domestiquées dans tous les sens du terme, qu'elles soient occidentales contemporaines des mouvements de libération des femmes des années soixante-dix, ou issues des mouvements de migration post-coloniaux de l'histoire actuelle.
Mais la médiation, pour n'être pas culturaliste, doit être aussi culturalisée : si les droits doivent être les mêmes, les modalités de la médiation devront aussi épouser la variété des contextes. Et en ce sens, des formes grossières de médiatisation peuvent aller à l'encontre d'une authentique médiation. C'est ainsi que l'auteur dénonce l'exploitation fétichisante ("le voile islamique") ou sexuellement complaisante ("les tournantes") de la condition féminine en milieu d'immigration. Ce n'est pas par l'ostentation du scandale que progresse le droit, mais par la capacité de produire le discours du quotidien.

© Christiane Vollaire