LE FEMININ, ENJEU FONDATEUR DU POLITIQUE
A propos de deux ouvrages de Rada IVEKOVIC :
- Le Sexe de la nation
(Ed. Léo Scheer, coll. Non & Non, octobre 2003)
- Dame Nation, Nation et différence des sexes
(Ed. Longo Editore Ravenna, novembre 2003)
Drôle d’époque
Février 2004
Des deux thématiques les plus constamment pathologisées et renvoyées à la déploration, le statut des femmes d’une part, la guerre de l’autre, et plus encore la relation entre les deux, Rada Ivekovic, philosophe, réussit ce tour de force de les traiter avec la rigueur la plus radicale, c’est-à-dire d’abord un sens aigu des ambivalences qu’elles recouvrent.
Mais cette rigueur s’affirme aussi comme exigence critique à l’égard même de la tradition philosophique dont elle est issue. C’est sur la mise en évidence d’une étroite corrélation entre la prétention philosophique à une neutralité de la pensée, et les volontés nationalistes d’homogénéisation des comportements, que s’appuie son analyse. La philosophie est ainsi à la fois ce qui permet de penser, et ce qui doit faire retour sur ses propres présupposés pour lier sa propre histoire à la violence du réel : il y a une violence de la raison , qui est celle de son partage, c’est-à-dire de sa partition excluant le féminin. Et cette partition constitue aussi l’essence même de la guerre.
Cette pensée complexe, fortement articulée, ne cesse ainsi de puiser sa théorisation dans les événements les plus concrets (et les plus dangereusement vécus) de la réalité contemporaine, mais aussi de se ressourcer dans un véritable cosmopolitisme et une expérience, existentielle ou anthropologique, des terrains, de l’Europe des Balkans à l’Amérique latine, en passant par l’Inde.
1. Différend des sexes et déni de la temporalité historique
Née en 1945 à Zagreb, Rada Ivekovic a été la cible en 1992, avec quatre autres femmes intellectuelles, d’un véritable appel au lynchage et au meurtre publié par la presse nationaliste croate. Elle sait donc ce que signifie être femme et être soumise à la guerre. Mais penser le réel dans sa dimension la plus meurtrière, pour être une nécessité vitale, ne peut justement être qu’une activité de long terme, jamais une urgence. Et elle montre en quoi les pensées de l’urgence, de l’immédiat, du tout-de-suite, contredisent la temporalité même de la vie et ne peuvent de ce fait qu’être des pensées mortifères : du “Viva la muerte !” des fascistes espagnols en 36, au “Vivement l’Europe !” des nationalistes slovènes au tournant des années quatre-vingt-dix.
Il faut du temps pour constituer une pensée, il faut aussi du temps pour construire des échanges, pour constituer une communauté, pour établir des relations, pour faire des existences, affectives et politiques, intimes et sociales, autre chose qu’un forçage permanent. Le nationalisme ethnique veut casser la temporalité, nier la durée du vécu commun pour imposer la discrimination, autrement dit nier l’histoire elle-même, et refabriquer une pseudo-histoire à partir de cette dénégation. Ce déni de l’histoire réelle s’appuie nécessairement sur une fiction des origines, c’est-à-dire sur une volonté, pour déshistoriciser, de naturaliser le processus historique de la constitution des communautés, en particulier par leur ethnicisation : renvoyer des sujets à une identité ethnique, c’est les renvoyer à une pseudo-naturalité négatrice de la réalité de l’histoire. Et même les meilleures volontés humanitaires ne sont pas exemptes d’un usage non critique de ces catégories.
Or Rada Ivekovic montre que cette volonté de naturaliser l’histoire est au coeur même de la discrimination sexuelle. En cela, elle fait de cette discrimination le paradigme de toutes les autres, et en quelque sorte le noyau dur de la guerre elle-même.
La discrimination sexuelle prend en effet argument d’une différence biologique pour en tirer une hiérarchisation sociale. Pour de nombreux penseurs contemporains, et en particulier dans la pensée féministe qui le dénonce, cet abus dénote un passage inaperçu du sexe au genre, une confusion entre naturel et culturel, entre une réalité originelle (celle du sexe, déterminée par la nature) et une construction historique (celle du genre, établie par un processus éducatif de culture). Rada Ivekovic pousse la radicalité jusqu’à contester cette interprétation critique elle-même, en montrant comment la limite entre naturel et culturel est impossible à déterminer, et comment la représentation même du sexe, qui est tout ce sur quoi l’on peut s’appuyer pour en parler, est déjà d’emblée culturalisée. Il est impossible d’opposer un vécu biologique du sexe à un vécu culturel du genre, puisque tout vécu humain participe nécessairement d’une représentation culturelle. La naturalisation du féminin est donc doublement dénoncée, à la fois comme sexe et comme genre, à partir d’une indifférenciation de la limite entre nature et culture. Il ne s’agit évidemment pas de nier la dimension biologique de la différence sexuelle, mais d’affirmer que, même à celle-ci, nous n’avons accès que par le creuset culturel, et que c’est donc en tout cas à partir de lui qu’il faut la penser.
Ainsi, à la dissociation nature/culture, Rada Ivekovic préfèrera la dissociation entre différence des sexes et différend des sexes, entre ce qui les distingue et ce qui les oppose, la reconnaissance de la différence et l’affirmation du différend relevant l’une et l’autre d’un processus culturel. Elle reprend, par ce “différend”, une terminologie de Jean-François Lyotard, sur lequel elle a publié en 1997 Le Sexe de la philosophie, Jean-François Lyotard et le féminin.
2. Normativité anthropologique et déni de l’altérité
Cette interrogation anthropologique sur la limite va la conduire à mettre en lumière le travail de Zarana Papic, anthropologue et militante anti-nationaliste récemment disparue, sur l’interdit de l’inceste, à partir d’une critique de la position de Claude Lévi-Strauss. En faisant en effet de l’interdit de l’inceste le premier acte culturel, on présuppose tout ce qui le précède comme naturel, et en particulier l’échange des femmes qui en est présenté comme la motivation économique. Autrement dit, le présupposé de Lévi-Strauss est celui d’une naturalité de la réification des femmes. On touche ici du doigt ce “partage de la raison” dénoncé dans la philosophie elle-même : c’est déjà dans une désubjectivation du féminin que s’origine la réflexion anthropologique. Une confusion entre naturel et culturel qui trouve son illustration dans la constitution même de la culture comme objet de pensée par un philosophe-anthropologue, et dont le noeud se trouve précisément dans le déni inaperçu du féminin comme sujet. Une “neutralité” scientifique qui est déjà dénégation de sa propre normativité, ou, pour reprendre les termes
de Rada Ivekovic, une “science normative qui ne se reconnaît pas”. La critique adressée à Lévi-Strauss par Bourdieu dans La Domination masculine en 1998 met aussi le doigt sur ce point.
Or c’est sur ce déni-même, comme refus de reconnaître l’altérité, que porte ici l’intégralité de la recherche : c’est lui qui constitue en quelque sorte le point d’Archimède de ce travail. C’est de ce déni que procède en particulier la problématique philosophique et politique qui le sous-tend : celle de l’identité.
Sur ce point, Rada Ivekovic se réfère constamment au concept forgé en 1969 par Radomir Konstantinovic, philosophe vivant à Belgrade, dans Filozofija palanke, qu’elle traduit par “la philosophie de bourg”, et qu’elle considère comme une véritable prémonition intellectuelle du tournant des années 90. L’ouvrage lui-même n’est pas traduit, mais un extrait en est présenté dans le numéro 21 de la revue Transeuropéennes “Relier la ville”. “Palanka” désigne originellement une topographie : une zone indéterminée, mi-rurale mi-urbaine, une forme d’urbanisation avortée, une sorte de non-lieu à la fois indistinct et habité, quelque chose comme la banlieue ou “la zone”, générant un sentiment de non-protection, de non-socialisation, d’ouverture à l’indétermination du monde, et suscitant par là un désir réactif de clôture et de forclusion. Un vide replié sur lui-même, selon une analogie autistique, renvoyant à ce que Nietzche appelle “la réactivité” à l’encontre de l’activité, c’est-à-dire le refus du devenir et de la vie. C’est précisément cette réactivité identitaire, manifestant et occultant à la fois la sensation obscure d’un déficit d’identité, qui rend possibles toutes les violences. De cet espace physique, Konstantinovic fait le véritable terrain symbolique, et en quelque sorte la métaphore, de l’idéologie discriminatoire, comme expression de la non-identité par crispation identitaire. C’est le sentiment d’irréalité qui détermine la fiction des mythologies identitaires; mais ces mythologies fantasmatiques sont à leur tour productrices de réel, et d’une réalité d’autant plus violente qu’elle doit masquer son propre déficit.
3. Le viol comme question politique
C’est cet “esprit de la palanka” qui, vingt ans après l’analyse qu’en fait Konstantinovic, explosera lors de l’effondrement des blocs. Esprit précisément non politique, au sens que donnait à ce terme Hannah Arendt, parce qu’il ignore la pluralité qui est l’essence même du politique. Mais en même temps vecteur d’une réalité politique qui est celle de la guerre. Or si cette dénégation de l’altérité trouve à la fois son origine dans la discrimination et sa réalisation dans la guerre, et si l’origine de toute discrimination est dans la partition des sexes, alors, au coeur même de l’activité guerrière, comme sa fondation et non comme l’un de ses avatars, se trouve le viol. Il ne s’agit là ni d’une bavure ni d’un dégât collatéral, mais de l’essence même de l’esprit dichotomique : la réduction de l’autre à l’objectalité, et la nécessité de le désubjectiver pour accéder à l’identité.
Rada Ivekovic affirme ici avec force que ce qu’on appelle le “viol ethnique”, où qu’il se produise, ne relève d’une conception ethnique de la guerre que parce qu’il relève d’abord d’une conception sexiste de l’existence. Les viols sont nécessairement des viols de masse, parce que, selon son expression, “la masse est féminine puisque désubjectivée”. Depuis les origines de l’histoire, la femme fait partie du butin parce qu’elle est un avoir de l’homme; parce que, au sein même de la communauté à laquelle elle appartient, et l’interdit de l’inceste le montre, elle est un objet de convoitise et d’échange. Le “viol ethnique” ne fait en quelque sorte que redoubler de l’extérieur la violence intérieure de l’appropriation des femmes par la communauté, et c’est d’ailleurs pourquoi il est considéré comme déshonneur pour la communauté et non comme destruction pour la femme. L’exemple est donné ici de la partition de l’Inde, où des femmes ont été massacrées par leur propre communauté pour échapper à l’appropriation de l’autre. Mais aussi du Guatemala, où elles ont été abandonnées à la rapine par leur propre famille, pour éviter de ralentir la fuite.
Utlisant le concept foucaldien de “biopolitique”, Rada Ivekovic établit clairement que, pour les femmes, la domestication dans son double sens (dressage animal et immobilisation dans le foyer) est le produit d’une authentique violence structurelle, dont le viol n’est que l’expression ouverte : elle fige, essentialise, naturalise et norme, pour faire de la reproduction l’enjeu d’un rapport de pouvoir par lequel “les femmes représentent l’ordre qui les soumet”. C’est en ce sens que le biopolitique renvoie la femme à la condition prépolitique de la soumission.
4. Fiction et réalité du communautarisme
C’est précisément dans cette mesure que la revendication communautariste est radicalement rejetée, comme nécessairement vectrice de “l’hégémonie patriarcale”, c’est-à-dire d’une harmonie de la collectivité reposant sur l’assujettissement des femmes. Elle oppose ainsi la communauté comme lieu de cette hégémonie homogénéisante, à la société comme lieu d’une égalité plurielle :
“C’est dans la mesure où le sujet-citoyen réussira à s’arracher à la seule communauté pour avancer vers la société que cette dernière se mettra en place et qu’il y aura plus de chances d’éviter le conflit”.
Or cette réflexion sur l’opposition entre communauté et société (réflexion qui l’oppose à un penseur du communautarisme comme le philosophe canadien Charles Taylor) tire sa force d’une pensée radicalement moderne de l’identité, qui oppose clairement dans le texte identité et subjectivité. Elle se réfère en cela à la formule d’Etienne Balibar selon laquelle “ l’identité est fondamentalement transindividuelle”. Elle est en effet présentée comme construction collective, comme assujettissement à la communauté, c’est-à-dire comme facteur d’homogénéisation, là où la société requiert au contraire la dynamique d’une hétérogénéité. L’identité est destinée à procurer l’immunité par la fusion dans le communautaire; mais cette immunité fonctionne (de manière du reste analogue à son sens médical) comme un principe d’exclusion. Ce que dit précisément, dans la réalité politique la plus tragiquement actuelle, le sort des réfugiés, apatrides et sans-papiers, privés de toute immunité politique et de ce fait livrés à tous les abus.
Cette immunité se dit ainsi de façon exactement parallèle, dans les termes de la pureté et des politiques d’épuration. C’est le rejet violent de l’altérité, dont le nazisme est le modèle auquel se conforment les nationalismes contemporains. Ce qui caractérise ces ambitions totalisantes de pureté et d’homogénéité, c’est que ce sont nécessairement des fantasmes, des fictions que la réalité historique, politique et anthropologique la plus évidente ne cesse de venir contredire. Ce que montre, dans Le Sexe de la nation, l’exemple de la guerre en ex-Yougoslavie :
“Cette guerre est une tentative désastreuse de mettre en place des Etats-nations purs en pays mutinational”.
Mais c’est précisément en tant que fictions, c’est-à-dire non descriptives du réel, qu’elles s’avèrent le plus violemment prescriptives, c’est-à-dire, au sens où Austin le dit du langage, performatives, productrices d’un réel authentiquement destructeur. La normativité discriminatoire produit de la discrimination effective à partir de son propre fantasme. Et lorsque Rada Ivekovic parle d’ “autofondation du propre”, on peut y reconnaître ce double mouvement de détournement à l’égard du réel (qui n’est jamais “propre” dans tous les sens du terme : ni pur, ni intégralement appropriable), mais qui devient, par la violence du discours et par celle des actes, l’objet effectif d’une tentative d’appropriation réellement excluante et meurtrière. Ainsi peut-elle affirmer :
“La différence ethnique / nationale est une fiction sociale réalisée, comme la race et le sexe, et fait l’objet de conventions”.
5. Une dynamique commune de la résistance
Travailler sur le féminin, c’est ainsi interroger, à partir de la question fondatrice de la séparation des genres, l’essence même de toute séparation et la matrice de tout conflit, ce qu’illustre le volume, à paraître cette année aux éditions d’Oxford et co-publié par Ghislaine Glasson-Deschaumes et Rada Ivekovic, Divided Countries, separated cities, the modern legacy of partition (texte précédemment publié chez OUP en Inde en 2003).
Mais si précisément la partition, à partir du paradigme symbolique idéologiquement enraciné de la division des genres, peut devenir réalité politique, sociale et économique, elle n’en est pas pour autant une fatalité. Si le langage de la discrimination est en effet performatif, le langage de la résistance de l’est pas moins. Et c’est bien dans cette conviction que s’enracine chez Rada Ivekovic la volonté d’écrire, c’est-à-dire, comme la définissait déjà Kant, la liberté de penser en commun. Si l’identité est transindividuelle dans sa dimension désubjectivante, la force de la subjectivité est aussi transindividuelle dans sa dimension restructurante. Et, de même qu’elle affirme, à propos de l’exemple du Guatemala, que “les organisations de femmes ont su surpasser le niveau de la douleur individuelle et poser la question de la collectivité”, de même ne cesse-t-elle, dans ses écrits, de mentionner ceux et celles avec qui elle pense en commun, avec qui l’échange et le débat lui permettent de donner corps à son propre travail ou d’en préciser les enjeux. En particulier, cette oeuvre ancrée sur la question du féminin se garde bien de tomber dans le piège du “femmes entre elles”, et dit clairement que ce qui est à dénoncer dans l’exclusion qui discrimine les femmes, c’est la pensée dichotomique elle-même, la volonté de séparer le masculin du féminin et de dresser entre eux le différend.
“Les hommes aussi et peut-être surtout doivent s’engager aux côtés des femmes”, écrit-elle dans la conclusion du Sexe de la nation.
Et dans Dame Nation :
“Les revendications féministes (...) parlent de l’arrachement de l’individu à l’emprise du groupe. Elles ne sont ni identitaires ni culturalistes”.
Ce qu’affirment clairement ces textes, c’est qu’il n’ya pas plus d’identité féminine que d’identité masculine, et que le principal effet de la dichotomie porteuse de toutes les discriminations est d’essentialiser ce qui n’est qu’une construction historique : la spécificité féminine. Or, de cette dichotomie, les hommes aussi ont à souffrir, non seulement dans la mesure où elle est grosse de toutes les autres ( et les ouvrages montrent en particulier comment la domination coloniale est un processus de féminisation du colonisé), mais dans la mesure aussi où, désubjectivant les femmes et dévoyant de ce fait la sexualité même, elle produit aussi l’inadéquation de l’homme avec sa propre sexualité, sa non-coïncidence à soi-même, et dès lors sa propre désubjectivation:
“La sexualité ne coïncide pas avec le rapport social des sexes”.
6. Universalité contre homogénéité
Or qu’est-ce que la coïncidence, sinon le jeu dynamique qui permet à une pluralité de sujets d’entrer en relation ? Si la crispation identitaire conduit nécessairement à la mort, c’est qu’elle ignore le jeu dynamique de l’intersubjectivité. Et c’est précisément à cette absence de dynamique que se réduit l’identité : un partage qui, parce qu’il est partition, ignore ce qui est la condition même de la vie jusque dans sa dimension la plus biologique, à savoir l’échange. Ainsi aboutit-on à ce paradoxe, que la normativité hétérosexuelle produise une société homogénéisée, c’est-à-dire “homosociale, homopolitique, homoéconomique”.
Rada Ivekovic montre que cette violence homogénéisante, qui dans ses états paroxystiques produit la guerre, est la même qui dans le quotidien des pays apparemment en paix, produit le délitement du tissu social autant que les conflits intimes. La différence entre la violence guerrière et la violence pacifiée n’est jamais qu’une différence de degré, non de nature. Et l’inégalité que traduit le recours à la force physique est la même qui produit, à tous les niveaux de la quotidienneté la plus apparemment inoffensive, l’impossible neutralité sexuelle du langage.
Dès lors, cette oeuvre, par sa nature philosophique même, nous convie aussi à poser, dans toutes ses dimensions, la question de l’universel. Si elle refuse de naturaliser une universalité du féminin en récusant l’essentialité ontologique des sexes, elle n’en affirme pas moins, par son travail anthropologique et historique, un universel de la condition féminine comme condition historiquement dominée, et plus encore un universel de cette domination comme paradigme de toutes les autres. Mais c’est précisément à partir de cette reconnaissance qu’elle peut dénoncer le faux universel que constitue l’homogénéisation produite par le modèle masculin, faux universel dont elle traque la permanence idéologique au coeur même de la rationalité occidentale, comme discours de l’autoréférentialité :
“Le langage n’est pas cette angélique extériorité à la violence. Il en est traversé et la véhicule à son tour.”
Cette nécessaire historicisation du discours n’a dès lors pour vocation que de l’affronter au réel, en même temps que de le réaliser. Si la guerre n’est jamais l’irruption inassignable d’une violence incompréhensible, mais a sa logique propre enracinée dans la discrimination originelle des sexes, si donc on peut l’interpréter comme l’aboutissement d’un processus historiquement rationalisable, elle n’en est pas, pour cela même, une fatalité . C’est au contraire l’analyse de ses déterminants les plus originels qui peut permettre d’y remédier. Dénonçant le discours post-moderne du découragement politique, Rada Ivekovic affirme, avec la plus lucide détermination, que dénoncer les entorses de la fiction au réel, c’est non pas fermer, mais au contraire ouvrir le champ des possibles : éviter que la virtualité de la violence ne devienne son actualité . C’est ainsi qu’elle affirme la tension masculin / féminin non comme une dichotomie naturelle, mais comme la tension même du politique : celle d’une dynamique sociale et réflexive qui ne peut être impulsée que par l’aiguillon de l’altérité.
© Christiane Vollaire